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À écouter Saint-André, le XV de France risque de nouvelles «branlées historiques»

Rencontre avec l’ancien sélectionneur, qui livre sa version de la déroute des Bleus à la Coupe du monde dans un livre et désigne le Top 14 comme le principal obstacle à la réussite du rugby français, auquel il promet le surplace s’il ne fait pas sa «révolution».

Les Français défaits par la Nouvelle-Zélande, le samedi 17 octobre à Cardiff. REUTERS/Andrew Boyers.
Les Français défaits par la Nouvelle-Zélande, le samedi 17 octobre à Cardiff. REUTERS/Andrew Boyers.

Temps de lecture: 10 minutes

Première info: ses amis avaient raison. Philippe Saint-André n’est ni dépressif, ni sinistre, ni inhibé. Il a le sourire facile et le rire aigu. Les digressions sont passionnées. Sa voix de tête, hilare, ponctue fréquemment ses explications, même les plus accablées.

L’histoire qu’il est en train de ressasser, c’est pourtant celle de son propre échec. Radical, magistral, humiliant. Le récit qu’il doit délivrer avec un gros trimestre de recul, c’est celui d’une équipe qu’il a conduite vers une «branlée historique» en quart de finale de la Coupe du monde de rugby contre la Nouvelle-Zélande (13-62), selon les propres mots de son éditeur Robert Laffont.

«Vous m’aviez tellement manqué qu’un petit déjeuner avec vous est un plaisir.» Le sélectionneur de l’équipe de France de rugby la moins performante de l’histoire (trois quatrième place et une dernière place dans le Tournoi entre 2012 et 2015, et la première élimination avant le dernier carré de la Coupe du monde depuis 1991) fait face, à cet instant, à un échantillon de ces médias qui ne lui ont pas épargné grand chose pendant son mandat. Peut-être n’avaient-ils pas tort tous les jours, après tout, et que ce constat participe d’une complicité retrouvée.

PSA n'a plus envie de tout assumer

Une poignée de journalistes a pu converser avec PSA avant la sortie de son livre Devoir d’inventaire, le 4 février. Nous en étions. Il a mené ce rendez-vous en cassant en même temps les codes de la promo basique et ceux des conférences de presse paranoïaques de son ancienne fonction. Il a parlé, beaucoup, sans calcul (une phrase sur les «puceaux» fait florès dans les médias spécialisés), avec une flamme intacte et une passion dévorante pour sa discipline. Moins pour son milieu.

C’est là qu’intervient la deuxième info: Saint-André n’a plus envie de tout assumer, comme il l’avait fait dans les 24 heures qui avaient suivi la déroute. Cet échec, lit-on et entend-on désormais, est celui d’un système. La principale défaillance de PSA fut de croire qu’il pouvait être plus fort que lui. Sa certitude est consommée: si rien ne change, le XV de France se prendra encore tous les murs possibles avec Guy Novès, qui va débuter samedi son Tournoi des VI Nations contre l’Italie (15h25).

«Ce livre est une aide à Guy Novès, explique Saint-André au sujet de son successeur, dont le refus du poste, en 2011, avait précipité sa propre nomination. Il faut être à 200% derrière lui. Mais il faut surtout lui donner plus de moyens de réussir. Il est anormal que la France ait la meilleure économie du rugby international et une mise à disposition des internationaux égale à celle des petites nations.» L’homme de terrain a coché la date des élections fédérales sur son agenda. Décembre 2016 sera plus important que n’importe quel match. «Le rugby a tellement évolué… De nombreuses nations se sont adaptées. Pas nous, pas notre équipe nationale.»

On ne sait pas qui il aimerait voir au pouvoir. On sait juste qu’il veut «remettre l’équipe de France au centre du village», comme Bernard Laporte, candidat pour balayer les apparatchiks. PSA propose un programme qualifié de «révolutionnaire». Il n’y a pas d’alternative possible quand on a été abandonné en rase campagne par son autorité de tutelle, comme il le fut lui-même. Le nom de Pierre Camou, le président de la FFR, est cité une seule fois dans le livre, pour une anecdote sur une réception avec la reine Elisabeth II. Pire qu’irresponsable: transparent, inexistant.

Ce n’est pas vraiment un livre pour faire le buzz. Bien sûr, il taille l’impatient Fabien Galthié, la taupe Maxime Mermoz, quelques Toulonnais au passage et dresse un drôle de portrait de Serge Blanco, exemplaire protecteur mais proprement largué par le rugby du siècle nouveau. Ce n’est pas non plus un livre pour prendre un joli chèque: la moitié des droits d’auteur ira à «l’école de rugby la plus haute de France, nichée à 980 mètres d’altitude, le Vercors Rugby», créée en 2008, par son père, Serge Saint-André.

C’est un livre pour dire que le principal adversaire de l’équipe de France n’est ni l’Italie, ni l’Irlande, ni la Nouvelle-Zélande. C’est le Championnat de France, le Top 14. L’«eldorado du rugby mondial», comme il le désigne en souriant, est un ennemi intérieur qui essore les joueurs, anesthésie leurs ressources intimes et les éloigne du maillot au Coq l’essentiel du temps, accuse Saint-André.

Mettre 32 joueurs sous contrat

Au début du texte, il raconte une discussion à la bonne franquette avec un journaliste français et une légende du rugby néo-zélandais, le champion du monde 1987 John Kirwan. «Dites-moi, John, n’êtes- vous pas inquiet de voir cet exode de vos meilleurs joueurs en France?», demande l’envoyé spécial. Le Kiwi répond sans chercher à cacher sa suffisance face à tant de naïveté:

«Je pense clairement que si vous êtes assez idiots pour donner, au bas mot, trente mille euros par mois à un joueur expérimenté, voire en fin de carrière, au prétexte qu’il est Black, lequel nouvel arrivant prendra naturellement la place d’un de vos espoirs, c’est qu’il y a quelque chose d’anormal sur le versant nord de notre planète rugby...»

Lors de la Coupe du monde, le 29 septembre 2015. FRANCK FIFE/AFP.

Saint-André n’en pense pas moins et propose un remède: la prise en charge du salaire des 32 meilleurs joueurs français afin de programmer leur excellence internationale et leur fraîcheur future au centre d’entraînement de Marcoussis. «La seule solution, c’est que la Fédé et la Ligue se mettent d’accord pour la que Fédération prenne les meilleurs sous contrat et que, comme dans les sports américains, les meilleurs jeunes soient répartis dans les clubs du Top 14, demande Saint-André. Il faut aussi que les douze meilleurs jeunes fassent une tournée avec l’équipe de France.»

Face à ce projet, Saint-André entend déjà les hurlements. Il connaît les arguments. Mesure la puissance de ses adversaires. Mais il a la foi de ceux qui se savent dans le vrai. «On se demande si ça ne va pas tuer le Top 14. Mais personne ne se demande si le Top 14 est capable de tuer l’équipe de France. Le Top 14, c’est 1 million de personnes devant la télévision [1,4 million en moyenne, ndlr]. L’équipe de France, c’est 11 ou 12 millions [en Coupe du monde, avec un pic à 13,5 millions en 2015, ndlr]. Demandez aux gens s’ils préfèrent un meilleur Top 14 ou une meilleure équipe de France. Le Top 14, avec 32 joueurs en moins, conserverait un bon niveau et permettrait de faire jouer 32 jeunes. Et si le XV de France gagne deux Grands Chelems et aborde la Coupe du monde avec le niveau d’un prétendant au titre, la dynamique serait énorme pour notre rugby. Le potentiel de l’Irlande et de Pays de Galles en nombre de licenciés est trois fois inférieur à celui de la France et l’Angleterre, et pourtant ils gagnent davantage. Quand le professionnalisme est arrivé, on a dit que la France et l’Angleterre allaient prendre le large. Le contraire se produit. Pourquoi?»

Parce que les deux pays font n’importe quoi avec leur championnat, répond en substance Saint-André. Surtout ce Top 14, cette essoreuse institutionnalisée qui installe les acteurs dans un jeu à la petite semaine, crée des esprits faibles, des rabougris, des sélectionnables pour lesquels le maillot au coq est aujourd’hui trop grand:

«Quand tu es nul, il faut qu’on puisse te le dire. Or, nous avons là la première vraie génération des rugbymen professionnels. On n’a pas su s’adapter à leur mentalité. Ils ne peuvent entendre que des choses positives… C’est l’époque qui veut ça. Quand j’étais joueur et qu’on perdait, nous étions prêts à mourir ensemble et nous renversions des montagnes après les défaites. Les miens, ça les annihilait qu’on les engueule. La pression les paralysait.»

«Pour demander 150% à ces joueurs-là, il faut que la fédé soit leur employeur»

Philippe Saint-André ne nie pas le mot «démuni» quand il lui est proposé pour qualifier ses ressources. Il précise seulement: «A un moment donné, j’ai voulu prendre la pression sur moi, afin de dire aux joueurs: "p… lâchez-vous, faites-vous plaisir, c’est le plus beau métier du monde". J’ai essayé de les faire réagir en partant des "starlettes", mais voilà, c’est une génération différente. Pour demander 150% à ces joueurs-là, il faut que la fédé soit leur employeur.»

Personne ne se demande si le Top 14 est capable de tuer l’équipe de France

S’ils étaient enfermés et préparés à Marcoussis par contrat, ils seraient soustraits à des conceptions du jeu datées et des séances d’entraînement centrées sur le combat. «Les joueurs ne travaillent même plus la vitesse, puisqu’ils jouent onze mois et demi sur douze, assure Saint-André. Personne ne peut prendre le risque de les "péter". Dans les clubs, on gère de l’économie mais plus de la haute performance.» Pire: «Les joueurs sont davantage exécutants que décideurs. C’est compliqué de leur demander de prendre des responsabilités une fois arrivés en équipe de France. Il y a de moins en moins de tauliers.»

Il y a surtout de moins en moins de joueurs sélectionnables. «En quatre ans, je n’ai pas pu trouver mon deuxième ailier, s’alarme PSA. On a cherché et on n’a juste pas trouvé. Quand tu es sélectionneur et que tu regardes des matches de Top 14 pour trouver des joueurs intéressants, tu constates qu’il y a davantage de Fidjiens que de Français à ces postes. Nos gamins de 17 à 25 ans peuvent gagner en sélection de jeunes, seul un sur vingt finira par jouer en Top 14. Dans les clubs, on n’a pas de buteurs non plus. En phase finale, l’an passé, il n’y avait quasiment pas de buteur français.» Ses joueurs? «Attachants pour leur préparation et leur investissement.» Sans plus.

«Pendant deux ans, j'ai pensé changer le système»

Saint-André est plus disert sur l’équipe d’Argentine, demi-finaliste de la Coupe du monde. «Avec elle, on a vu de l’émotion, de la passion, une boulimie de jeu, de l’initiative. Soit on l’a perdu, soit je n’ai pas su l’inculquer à mes joueurs.» La réponse importe peu. Les Pumas ressemblent trop à l’équipe de France de la période où il était joueur. Cela rend le spectacle à la fois insupportable et galvanisant. «L’Argentine est là pour nous prouver qu’il n’est pas trop tard. C’était une équipe en difficulté, sans économie dans notre sport. Mais elle a mis en place un projet de haute performance, qui, en quatre ans, l’a amenée en demi-finale de la Coupe du monde et à de bons résultats à Sept et chez les jeunes.» Il suffit de le décider.

Son mandat, Philippe Saint-André le divise en deux parties. «Pendant deux ans j’ai pensé changer le système, avoue-t-il. Puis j’ai perdu le bras de fer de la convention de mise à disposition des internationaux car la politique politicienne prime sur la politique sportive.» Ensuite, l’idée du miracle l’a porté. «Je me suis toujours accroché à la préparation de huit semaines avant la Coupe du monde, qui aurait pu nous permettre de rattraper notre retard. Mais quand toutes les équipes progressent tous les ans et que tu dois attendre quatre ans pour avoir les moyens de le faire…»

Le tournoi mondial a révélé au XV de France son niveau réel, loin du fantasme d’une concurrence possible avec les nations du Sud. «Contre l’Irlande [défaite 9-24 en poule, ndlr], tu as l’impression d’être prêt et tu es contré sur tes points forts… Dès qu’on arrive aux matches couperets, les mecs se réfugient vers leurs habitudes, vers ce qu’ils font tous les week-ends. Je ne suis pas arrivé à leur donner cette folie. C’est mon échec.» Ce rugby restrictif et d’impact, ce n’était certainement pas une stratégie, assure-t-il contre tous ses accusateurs: c’est l’ADN d’un rugby français aveuglé par les droits télé de son Championnat. «La dernière fois que l’équipe de France a été régulière sur quatre ans, c’était entre 1991 et 1995 et peut-être entre 2000 et 2004[1]. Comment veux-tu faire? Tu te mets une équipe en tête, mais certains n’ont pas de temps de jeu, d’autres ne sont pas alignés à leur poste et les derniers se blessent car ils jouent trop. Guy Novès a déjà perdu cinq joueurs depuis sa première liste… Je compatis. Si ce livre peut aider l’équipe de France à devenir une priorité, je serai content.»

«Confrontée à la même problématique que sous mon mandat»

«Paisible, heureux, pas rancunier», Saint-André ne fera pas partie de la caravane qui hurlera derrière l’ancien entraîneur de Toulouse s’il devait échouer lui aussi. Sur le fond, il y aurait matière. Novès a déjà effectué de nombreux choix très différents des siens, dessinant déjà l’idée d’un désaveu. «Je ne vais pas commenter les choix de Guy, sourit Saint-André. Ils ont été assez nombreux à commenter les miens pendant quatre ans. Je connais le nombre de personnes qui travaillent sur l’analyse de la performance des joueurs. Je peux vous garantir que quand une décision est prise, elle ne l’est pas à la légère. Et puis maintenant, je ne regarde plus huit matches de rugby le week-end, je vais voir mon fils au basket.»

Dès qu’on arrive aux matchs couperets, les mecs se réfugient vers leurs habitudes

PSA, 48 ans, est «sorti de la machine à laver». Il n’acceptera aucune mission d’entraîneur avant deux ans. «Je coupe tout. Je viens de passer quatre ans au bout desquels tu connais vraiment tes amis. J’ai besoin de faire autre chose, de réfléchir. J’ai commencé le rugby à l’âge de cinq ans et j’ai enchaîné sans discontinuer depuis. Le moment est venu de passer des week-ends avec femme et enfants.» La semaine, il s’occupe d’une académie de rugby et d’une start-up «qui n’a rien à voir avec le sport», deux projets auxquels il s’est associé pendant la rédaction de son livre. «J’ai connu des mecs qui ont fait des dépressions en lâchant un tel poste, je devais repartir sur d’autres projets.» Il ne se rendra pas malade, lui. Dix jours de vacances sans téléphone, la cueillette des olives et la rédaction du livre ont apaisé le compétiteur humilié.

Saint-André ne s’attend pas à un miracle pour le Tournoi 2016. Il sent que l’air du temps va rendre son discours de plus en plus audible et alléger le poids de son bilan. «Je souhaite que l’équipe de France fasse une bonne compétition, mais elle est confrontée à la même problématique que sous mon mandat, dit-il. J’espère qu’ils [les nouveaux entraîneurs] arriveront, en deux ou trois entraînements, à obtenir des choses que nous n’avons pas réussies nous-mêmes. J’espère qu’ils seront des magiciens.»

1 — Entre 1991 et 1995, elle termine une fois première, deux fois deuxième et deux fois troisième du Tournoi, atteint les quarts de finale de la Coupe du monde 1991 et la demi-finale de la Coupe du monde 1995. Entre 2000 et 2004, elle termine deux fois première (deux Grands Chelems) du Tournoi, une fois deuxième, une fois troisième et une fois cinquième du Tournoi, et atteint la demi-finale de la Coupe du monde 2003. Retourner à l'article

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