Culture

Y a-t-il encore des écrivains maudits?

Sade, Baudelaire, Genet, Bataille… Les anciens bannis d'hier sont aujourd'hui de grands écrivains reconnus et adoubés par la critique et les institutions. Est-il possible de tout écrire aujourd'hui? Quels sont les nouveaux tabous? Et y a-t-il de grandes plumes oubliées pour les sublimer?

<a href="https://www.flickr.com/photos/zedzap/8407292916/in/photolist-dNVzh9-8rPv7s-8rPv71-8rPv7A-vpPym-8rPv7f-8rPuad-bAdVSy-bDfakz-btGfqV-8rPuaf-8rPv7h-8rPv7m-oEHoe9-8rPuab-7jCjyj-oRpGFY-8J9u37-9oEYP3-hp4TTR-8J9ufm-ex3kpJ-dLwFKL-6TLQgy-eXvVBJ-czxZEb-8J6oiX-6q3jS2-qymLZY-fvvMtK-bBtav-8J9vrd-7ubYQc-c3Dtr1-b1vtNH-cp9Q59-fvH5Yk-gripoe-bntV8x-8qLMg7-die98p-roqiUi-nfvNjW-faVq7e-k2fCLe-hM1GWV-gN9mMq-dms5df-dXToo6-asRs1W">Le sceau du silence</a> | Nick Kenrick via Flickr CC <a href="cr%C3%A9dit%20photo">License by</a>
Le sceau du silence | Nick Kenrick via Flickr CC License by

Temps de lecture: 15 minutes

Les premiers maudits officiels de la littérature ont été des poètes. «Poètes maudits»: Verlaine en a forgé, et l’expression, et le mythe. Dans son esprit, c’était d’ailleurs célébrer en eux le décadentisme, la propension à la rêverie, la sensibilité aux symboles. À l’exact opposé du courant réaliste propre à une certaine littérature romanesque du XIXe siècle finissant –de Zola à Mirabeau, disons. Tel que le «Pauvre Lélian» l’érigea dans la revue Lutèce en 1883, son panthéon personnel en la matière comptait, il est vrai, rien moins que Corbière, Mallarmé, Rimbaud… Auxquels, cinq ans plus tard, dans une nouvelle édition de ses essais, il ajoutait, marchant de conserve avec le «sacré Baudelaire», Marceline Desbordes-Valmore, Villiers de l’Isle-Adam. Et lui-même. Ce qui s’appelle avoir un bon flair. N’est pas Verlaine qui veut.

Il est significatif que ces maudits d’avant-hier aient aujourd’hui les honneurs d’un table-book de 5 kg concocté par les éditions de La Martinière, Le Paris des poètes maudits. Un volume couleur de deuil ( les «violons de l’automne?») format XXL, que jalonnent des poèmes exhumés des Fleurs du Mal, des Fêtes galantes, de Jadis et Naguère ou du Bateau ivre, et illustré «pleine page» de photographies ou de peintures du temps. Avec, en médaillon de couverture, un émouvant cliché du photogénique poète de Charleville âgé de 16 ans, –collection particulière dixit le «crédit». Stefano Biolchini, auteur des honnêtes textes critiques (traduits de l’italien) de ce pieux recueil, restitue la toile de fond contrastée qui, entre les chantiers et les fastes du Second Empire, la langueur des mauvais lieux et les misères syphilitiques, faisait le quotidien de ces flâneurs des deux rives.

Lyrisme contre réalisme

Maudits, ces poètes l’ont été bien plus durablement qu’on ne le croit souvent. Car le spleen et la quête de l’absolu, l’alchimie des sens et le lyrisme de la nature n’ont pas précisément joué en faveur de leur gloire immédiate. On se rappelle Gide, à la question de savoir quel fut selon lui le plus grand poète du XIXe siècle, répondant tout à trac: «Victor Hugo –hélas!». Le poète de La Légende des siècles fut un rebelle, un proscrit, un exilé –jamais un maudit, lui. Il eut droit à de grandioses funérailles nationales. Comme Valéry au siècle suivant, pourtant poète difficile d’accès.

Jean Genet via wikimedia

Morts dans la fange, l’oubli ou le rejet, les poètes maudits sont des icônes posthumes. Julien Gracq se souvient quelque part qu’après la Seconde Guerre, Rimbaud était encore tabou au lycée –on ne l’étudiait pas. Pas plus que Jean Genet (encore un poète) dans les années 1950 et 1960, malgré tout le boulot d’impresarii de Cocteau, puis de Sartre, pour hisser à hauteur d’un Villon cet ancien pupille de la nation, chapardeur, rebelle, anticolonial, anti-blancs, anti-bourgeois, anti-français, «captif amoureux» de l’homosexualité, et capable d’alexandrins du genre: «… et c’est pour t’emmancher, beau mousse d’aventure/qu’ils bandent sous leur froc ces matelots musclés.»

Est-ce que ce ne serait pas la poésie toute entière qui serait maudite, en tant que genre littéraire –puisqu’en France en tous cas, elle ne trouve plus guère de lecteurs? «Aujourd’hui, les Muses laissent au mieux indifférent, si elles ne font pas sourire. Elles sont à ranger parmi les vieilleries poétiques dans un placard fermé à double tour», note William Marx, dans un essai récent, La Haine de la littérature. Il rejoint en cela l’opinion de l’éditeur de William Cliff, ce grand poète belge contemporain voguant quelque part entre Verlaine et Whitman, et qui, dans le désert, s’obstine à chanter en solitaire l’errance et la chair. 

Les bonnes mœurs

Chair maudite? La mise à l’index d’un panel d’œuvres choisies, par une église catholique objectivement alliée à la censure des autorités laïques, a pesé, en dépit de Mai 68 et de la «libération sexuelle», sur tout ce qui, dans la littérature contemporaine ou passée,  paraissait contrevenir aux «bonnes mœurs» –et ce jusqu’à l’aube des années 1980. On a la mémoire courte: Sade, sous les auspices de son plus remarquable exégète en France, Annie Lebrun, faisait certes l’objet il y a peu d’une exposition et d’un catalogue de haute tenue au musée d’Orsay; on peut lire aujourd’hui le «divin Marquis» en livre de poche. A-t-on oublié qu’en éditant, dans les années 1950, les Prospérités du vice ou La Philosophie dans le boudoir, Jean-Jacques Pauvert affrontait, et la censure d’État, et la morale publique? Il lui en coûta très cher. Le Con d’Irène, somptueux texte érotique attribué à Aragon, parut sous couvert d’un prudent anonymat.

 À la génération précédente, Gide, pédéraste discret, écrivait courageusement Corydon, apologie de «l’inversion» (comme on disait alors) –mais le tirage n’est que de 200 exemplaires… Toute sa vie, l’auteur de L’Immoraliste aura en tête la tragédie d’Oscar Wilde (avec qui il chassait en toute impunité l’adolescent arabe dans la douceur de l’Algérie coloniale): le dandy des belles lettes d’outre-Manche proscrit, condamné, exilé, ruiné. Non pas en vertu de ses écrits, mais pour s’être épris de lord Alfred Douglas –la scélératesse sous une gueule d’ange. Le sort funeste de l’auteur du Portrait de Dorian Gray aura eu pour seul mérite de produire la célèbre Ballade de la geôle de Reading. C’est le cynisme de la malédiction: il arrive qu’elle accouche de chef-d’œuvres. Plus près de nous, Eden, Eden, Eden, texte splendide de Pierre Guyotat, fut à sa parution en 1970 interdit de vente aux mineurs, d’exposition et de publicité. 

Ironie de l’histoire: icônes désormais intouchables, les œuvres de l’Enfer –ainsi nomme-t-on toujours, au sein de la Bibliothèque nationale, la section rassemblant les ouvrages  érotiques de notre patrimoine national– s’ébattent à présent au paradis de la reconnaissance publique: sous le titre Eros au secret, la BNF consacrait, voici moins de dix ans, une importante exposition au «territoire obscur et brûlant de l’interdit et du désir» en littérature.

Écriture de soi

Les motifs mêmes de l’ostracisme auxquels s’exposaient ces écrivains du passé, soit en raison directe de leurs pratiques sexuelles, soit en vertu de certains de leurs écrits supposés sulfureux, soit parce que l’opinion soupçonnait qu’une imparable porosité entre la vie et l’œuvre pût contaminer le lecteur –Proust n’aura échappé à cette police des mœurs qu’en s’avançant masqué– fondent à présent, et c’est le paradoxe de notre époque, les raisons objectives de leur succès.

Dans Mes scènes primitives l’universitaire fantasque Noël Herpe dévoile sans fard les affres de sa lointaine puberté. L’autobiographie, l’écriture sur soi, c’est muée en «écriture de soi»Catherine Millet, la première, s’était acquis une soudaine célébrité en passant aux aveux quant à sa frénésie libidinale. Christine Angot, de livre en livre, conforte son assurance-vie sur le détail du viol incestueux de son enfance. De tabou, le sexe (y compris dans le récit de ses sordides exactions) est devenu totem. Virginie Despentes clame Baise-moi!,  et c’est un best-seller, puis un film (controversé). L’autofiction reste le juteux fonds de commerce de l’écrivaine Camille Laurens (Celle que vous croyez)… et de son éditeur.

À noter au passage que si, sur ce registre, l’odeur du scandale s’est pratiquement évaporée du chaudron littéraire, elle fleure encore très fort du côté de l’image. Romancière avant d’être cinéaste, la scénariste et réalisatrice de Romance, Catherine Breillat, transgressait un interdit majeur en choisissant une star du porno, Rocco Siffredi, pour porter à l’écran d’authentiques copulations dans Romance. Voir également les polémiques entourant Love de Gaspar Noé, La Vie d’Adèle d’Abdellatif Kechiche ou The Smell of us, le dernier opus de Larry Clark. Alors que le film Crash de David Cronenberg suscite la bronca, son roman Consumés, dans lequel les tabous sont levés un à un dans une sorte de joie sarcastique et vénéneuse, avec un luxe dans le détail clinique où éclate une fois encore le génie d’observation du cinéaste, lui, est traité avec tous les égards. Aussi, Marc-Edouard Nabe n’hésita pas à titrer L’Enculé son roman inspiré de l’affaire DSK.

Quelle(s) limite(s) aujourd'hui?

Pour autant, le sexe en littérature est-il libéré de toute entrave morale? Rien n’est moins sûr. Jeune écrivain fêté des médias –qui le leur rend bien–, Arthur Dreyfus, sous couvert de roman (il faut toujours marquer «roman» sur la couverture, sinon le livre ne se vend pas), déroulait, il y a un an ou deux, fragmentaire, talentueuse et rouée, son Histoire de ma sexualité. Compilation de ce «petit tas de secrets» (comme disait l’autre), les siens et ceux de quelques autres, grevée de notations incidentes sur tout et rien, l’ouvrage déchiffrait les prémisses et les attendus de son identité homosexuelle, revendiquée et parfaitement assumée: non plus une divulgation, mais la mise à plat d’un constat.

Notre monde moderne, commercial, ce monde de marketing, n’a jamais été aussi pédophile: c’est pourquoi tout attrait pour la jeunesse est condamné aussi sévèrement, aussi moralement

Arthur Dreyfus

Sous le titre Correspondance indiscrète, le même Arthur Dreyfus cosigne à présent un long (et passionnant) échange épistolaire avec son grand aîné Dominique Fernandez. «Les interdits venus de l’extérieur ayant été (en principe) supprimés, faut-il pour autant supprimer toute limite dans l’expression littéraire de ces expériences (sexuelles)?»,  s’interroge cet ouvrage de belle tenue, qui pose également la question corollaire: «Des mœurs à l’écriture, doit-il y avoir continuité? (…) Ce qui a été si longtemps interdit d’expression peut-il être raconté noir sur blanc?» Répondant à Fernandez qui, pour sa part, juge qu’«après avoir été opprimé pendant des siècles, le sexe nous opprime», Dreyfus, dans les pas de Michel Foucault, avance, lui, que l’oppression vient de la nécessité de dire «la vérité». Du diktat de la «transparence».   

Notation essentielle, qu’il complètera  au cours d’un entretien avec l’auteur du présent article:

«Depuis 1968, et avec l’avènement de l’autofiction, après le Nouveau roman avec un certain postmodernisme littéraire, on pourrait croire, spontanément,  qu’aujourd’hui il est enfin possible de tout dire. Je ne le pense pas. Il n’y a qu’à voir l’attaque de Charlie Hebdo pour comprendre que dessiner certaines choses, certains personnages, peut aboutir à votre assassinat.

 

Dans d’autres domaines, toute sexualisation excessive de l’enfance, même en fiction, semble louche, et peut conduire à une condamnation sociale très forte. Je crois qu’en réalité, ce que la société condamne, c’est son substrat, c’est ce qu’elle se sait être. Depuis l’après-guerre, la société française n’a jamais été aussi antisémite, c’est pourquoi les suspicions d’antisémitisme sont si fortes. Elle n’a jamais été aussi raciste, c’est pourquoi les suspicions de racisme sont si diffuses. Et notre monde moderne, commercial, ce monde de marketing, n’a jamais été aussi pédophile: c’est pourquoi tout attrait pour la jeunesse est condamné aussi sévèrement, aussi moralement. On a peur de que qu’on est.»   

Autocensure

De fait, si le sexe «vériste» –jusque dans son ennuyeux, prosaïque et répétitif déballage–est devenu quasiment un genre littéraire à part entière, il connaît aujourd’hui, paradoxalement, de très strictes limites imposées. Le curseur de la censure –comme de son complément: l’autocensure– se sera, l’espace d’un quart de siècle, fondamentalement déplacé. Interrogé, Jean-Yves Mollier,  auteur de l’essai La Mise au pas des écrivains (consacré aux fameux oukases catholiques  lancés par l’abbé Bethléem dans l’entre deux-guerres), diagnostique «un cycle très répressif, qui s’arrête au début des années 1960 et se retourne à la fin du XXe siècle»:

«Entre 1990 et 2000, on entre dans une nouvelle période, où  le champ des censures se modifie: celles de l’État, tout du moins en France, sont à la fois plus discrètes et plus rares. Les nouvelles formes de censure (et de permissivité) sont portées par le marché. Le paradoxe, c’est que les auteurs “maudits” deviennent parfaitement acceptables dès lors qu’ils sont “panthéonisés”. Voyez le marquis de Sade! Et Jean Genêt!  Il y a trois ans, l’auteur de Notre-Dame des Fleurs et de Querelle de Brest a failli devenir obligatoire dans le programme d’agrégation!  Sa charge explosive est désamorcée. Le rôle du système éducatif est de banaliser les auteurs. La lecture imposée ne correspond plus au contenu réel de l’œuvre.»  

Remarque à quoi Dominique Fernandez fait écho, qui note, à propos de Georges Bataille, que «cette promotion» (du brûlot Madame Edwarda dans le volume de La Pléiade) «signifie à elle seule que l’opprobre a fait long feu: un texte qui aurait été autrefois relégué dans “l’Enfer” des bibliothèques accède au paradis de l’édition». 

Le tabou pédophile

Mâle ou femelle, chacun est donc désormais, dans le prisme de la littérature, un monstre érotique banalisé. Seule exception: l’enfant. Tout «pervers polymorphe» qu’il soit depuis Freud, celui-ci est déclaré sacré, intouchable. Frédéric Mitterrand, en osant confesser sa Mauvaise vie auprès de prostitués mineurs, aura sapé illico sa réputation de neveu bien élevé, puis risqué sa carrière de ministre.

Toujours dans sa Correspondance indiscrète, après avoir observé que «dans la littérature populaire, on a le droit de faire fantasmer un petit garçon sur les nichons des mamans de ses copains, pas sur les couilles de leur papa», Arthur Dreyfus ironise: «L’ennemi public numéro un, désormais, est le pédophile, puis, par extension, toute personne suspectée de faire du mal aux enfants. Le prétexte est qu’ils sont innocents; mais la souffrance infligée aux animaux, largement aussi innocents, ébranlait jusqu’à peu un peu moins les consciences –abreuvés que nous sommes par un mercantilisme globalisé– qui promet, étonnamment,  une vie meilleure à la faveur d’un seul argument de masse: la jeunesse!) Que cela signifie-t-il?»…

Le paradoxe est bien là: plus la jeunesse en tant que telle est idéalisée –commercialisée, objet d’un incessant marketing– plus l’attrait sexuel qu’elle exerce auprès de  l’adulte est frappé d’interdit. Selon Jean-Yves Mollier, «il y a peu de thèmes interdits. Mais la pédophilie en est un, majeur», en effet. Et d’estimer  qu’un livre comme Les Moins de seize ans, où un Gabriel Matzneff, personnage alors fort médiatique, idéalisait dans les années 1970 ses idylles adulte/adolescent, «ne passerait jamais la rampe de l’édition, par les temps qui courent». Et ce quand bien même, ajoute-t-il, «aucun éditeur, dans la plus parfaite mauvaise foi, ne conviendrait de s’appliquer à lui-même la moindre auto- censure».

Jeune maudit

Arthur Dreyfus, dans sa Correspondance indiscrète, tient que «les ouvrages de Tony Duvert, qui obtint à l’époque le prix Médicis, ne trouveraient plus d’éditeur». Cet automne, justement, sous le titre Retour à Duvert, Gilles Sebhan publiait un texte splendide. Il vaut exemple. Jeune auteur publié aux prestigieuses éditions de Minuit, Tony Duvert –ce n’est pas un pseudonyme– a connu (à l’instar de Matzneff) son heure de gloire dans les années 1970. Le 20 août 2008, les pompiers découvrent son cadavre en décomposition, à l’étage de la petite maison, proche de Tours, où il vivait reclus depuis 1994, ombrageux et misanthrope, et sans avoir plus rien publié dans les vingt années précédentes.

Extrait du Figaro

Il était né en 1945. L’auteur sulfureux de Portrait de l’homme-couteau ou de Journal d’un Innocent, quoique Prix Médicis en 1973 pour Paysage de fantaisie, serait très vraisemblablement aujourd’hui l’objet de poursuites judiciaires pour «pédophilie», incitation à la débauche, etc. Et comme tel, parfaitement impubliable.

C’est à ce «maudit» de la littérature que Gilles Sebhan rend donc à présent hommage, sous la forme d’un repentir. Car le même Sebhan donnait, en 2010, chez Denoël, un Tony Duvert, l’enfant silencieux, à mi -chemin entre l’essai littéraire et la biographie. Mais le thuriféraire d’alors regrette aujourd’hui de n’avoir, faute de sources et par la pente d’une relative autocensure, pas su restituer avec toute l’empathie requise les tragédies croisées d’une œuvre et d’une vie. Durant ces cinq années qui séparent les deux livres se sont accumulées, dit-il, «hôtes, correspondances, interviews». Sebhan fait donc amende honorable. Ajoutant: «Il y avait une certaine injustice à ne pas considérer que les ténèbres faisaient partie de la vie de cet écrivain.» 

Paysage intellectuel

L’époque est loin où l’on pouvait théoriser à loisir sur le désir sexuel chez l’enfant, et justifier publiquement la posture «pédophile» –qu’on y souscrive ou non– comme par exemple dans un numéro de la défunte revue Co-Ire qui ne craignait pas s’annoncer pour l’«Album systématique de l’enfance». Comme le soulignait Charlotte Pudlowski dans deux articles récents de Slate (ici et ), consacrés au «problème» Matzneff, la loi française pose très précisément le seuil de l’interdit: 15 ans –que l’enfant/adolescent se dise consentant ou pas. La transgression littéraire fourbit-elle les armes de l’«abus sexuel sur mineur», tel qu’édicté de façon intangible?  

Ce même été, Jonathan esquissa plusieurs viols (…) Il saluait les petits (…). La première victime faisait pipi. (…) Ce petit avait huit ans. Il ouvrit attentivement sa culotte, où son bout était raide

Tony Duvert

Il faudra bien admettre que ce «retour» éclaire d’une lumière crue la figure pathétique de Duvert, ce grand maudit de la littérature, qu’on ne lit plus guère –et pour cause. Mais tout aussi bien, par extension, le paysage intellectuel de ces temps d’émancipation radicale et de déplacement du discours sur la sexualité. Quel éditeur, aujourd’hui, accepterait de publier ces lignes:

«Ce même été, Jonathan esquissa plusieurs viols (…) Il saluait les petits (…). La première victime faisait pipi. (…) Ce petit avait huit ans. Il ouvrit attentivement sa culotte, où son bout était raide (…) Et comme Jonathan lui demandait, avec un peu d’hypocrisie, si ça ne l’ennuyait pas, l’enfant répondit en riant: “non pasque j’aime ça”? 

Bientôt sorti de l'enfer?

À l’évidence, la morale n’est pas sauve. Mais l’est-elle davantage dans Justine ou dans Les liaisons dangereuses? (Toujours dans Dreyfus: «Le mystère de ces œuvres que le monde révère, tout en en condamnant la source vive, ne laisse pas de m’intriguer»). Sebhan n’édulcore rien de ce qui chez Duvert ferait scandale, s’il vivait. Rien du caractère  éminemment corrosif de l’écrivain. Rien de sa haine des familles, ni de celle qu’il porte aux mères en général –et à la sienne propre en particulier, dans la maison de qui pourtant, la quarantaine révolue, l’écrivain cardiaque, impécunieux et esseulé retournera, livré à une promiscuité délétère auprès de sa génitrice abhorrée, que frappe au surplus une repoussante sénilité.

Mais rien n’est irréparable, et l’enfer n’a qu’un temps. D’ailleurs, les deux merveilleux contes édifiants autant que prémonitoires (Le Garçon à la tête dure, paru dans la revue Minuit en 1978 et Sam le héros, publié dans Libération –sandwich n°4– en 1979) par quoi Sebhan choisit de conclure son volume, devraient remettre le lecteur sur la route d’un auteur aussi rare. Tony Duvert, écrivain maudit? Chaque époque crée les siens avec ses critères propres.

La question de l'antisémitisme

La malédiction ne doit pas être  confondue avec le bannissement. L’une est ontologique; elle sourd, pour ainsi dire, de l’intérieur du texte, et fait corps avec l’auteur. Elle dévore, mais elle sauve, parfois. La marque d’infamie brûle un temps, mais plus tard auréole, et sanctifie. Le bannissement, lui, vient du dehors, porté par l’opinion. Justifié ou non, transitoire ou pas, l’opprobre s’abat brutalement sur un homme, dont les écrits ne sont que l’expression supposée.

Ainsi est-il aujourd’hui un registre autrement plus risqué pour l’écrivain que la sexualité, on l’aura vu avec ce qu’il est convenu d’appeler «l’affaire Camus»: c’est le soupçon d’antisémitisme. Que ce dernier soit avéré ou pas. La question n’est évidemment pas de savoir si la posture raciste, quelle qu’elle soit, a la moindre justification de principe –il est entendu que non. Mais de résister aux amalgames édictés par la bien-pensance.

À cet égard, on pourra avantageusement mesurer la distance sidérale entre, d’une part, un Renaud Camus, évincé par son éditeur Fayard pour opinion non conforme, à l’instar de Richard Millet débarqué de chez Gallimard pour des griefs approchants; et, d’autre part, l’abjection d’un Lucien Rebatet, dont Robert Laffont vient de faire paraître une édition critique de son essai le plus haineux, Les Décombres, écrit en pleine Occupation. Un pamphlet au vitriol que même les nazis jugeaient trop empoisonné pour être mis en traduction dans les petites mains blanches des Allemands!

C’est un pavé. Devenu introuvable, le volume est maintenant accompagné, outre l’indispensable et instructive préface de Pascal Ory, d’un inédit de l’auteur, dont le titre a le mérite de la transparence: Souvenirs d’un Collaborateur. Texte rédigé à la prison de Clairvaux, où l’ancien thuriféraire d’Hitler, condamné à mort à la Libération, espérait une grâce présidentielle -qui lui sera d’ailleurs accordée. Ce qui permettra au vieillard Rebatet aigri –tout reconverti qu’il soit alors comme historien émérite de la musique et dans l’écriture tardive d’un roman catho-farineux poussif (Les deux étendards), son échec final–, de remettre le couvert dans les années 1970 avec des Mémoires d’un fasciste

La beauté du style

Pourquoi nous attarder sur ce type foncièrement antipathique? À cause de son talent. Imprécatoire, Rebatet ne l’est pas dans la gouaille, façon Céline, mais comme un bon élève de rhétorique qui sait ses classiques. Pareillement à Brasillach, son compère pronazi, lequel pour sa part aura eu moins de chance face aux tribunaux de l’épuration. À la vérité, il est aujourd’hui difficile de se représenter à quel niveau de soufre a sacrifié cette littérature du vomi –sans que ces auteurs, rassasiant régulièrement de leur fiel la revue démente Je suis partout, ne paraissent avoir jamais mesuré que des écrits aux actes, il n’y a qu’un pas.

Ressortent aujourd’hui en vente libre les écrits les plus terribles, d’une teneur qu’on n’accepterait jamais d’un auteur contemporain

Jean-Yves Mollier

Ce qui fascine donc, à lire Rebatet aujourd’hui, c’est que sa foi (légitime) dans les pouvoirs démiurgiques de la langue française, il ne l’ait mise que pour répandre de tels tombereaux d’insanités –mais cela, avec une croyance fanatique, une ivresse placée dans la beauté du style. Un exemple entre cent:

«Le premier geste de nos nouveaux dictateurs [Rebatet parle des démocrates!, ndlr] dépassait en bassesse et en grotesque tout ce que nous avions entrevus dans nos imaginations les plus dévergondées. C’était l’ignoble venette du plat sacripant qui, sentant venir la mort, chiale en se couvrant de signes de croix. Daladier et Raynaud, ces deux abjects faquins de tragi-bouffonnerie, cet Homais saoulographe, ce cynique petit chacal, venaient s’agenouiller sous les voûtes de Notre-Dame, entre des généraux perclus et de vieux politiciens réactionnaires.»

L'habillage critique

Le plus stupéfiant, c’est que l’assiduité dans l’insulte, l’éréthisme dans la rancœur et la propension au crachat parviennent à se maintenir ainsi  sans baisse de régime, sur 600 pages en minuscules caractères. Chez le lecteur contemporain, la nausée le dispute à la fascination. Maudit, Rebatet? Exécrable personnage, dont rutile le venin mortel de ses  Décombres. Il est des «malédictions» qui ne sont que des opprobres mérités. De fait, pour Jean-Yves Mollier (cité plus haut):

«Ces textes sont immondes. C’est une question délicate: ressortent aujourd’hui en vente libre les écrits les plus terribles, d’une teneur qu’on n’accepterait jamais d’un auteur contemporain, mais désormais parés d’un habillage critique censé désamorcer leur pouvoir de nuisance.»

«Y a-t-il encore des écrivains maudits?»  Ostracisés, certainement –et il y en aura toujours. «L’écrivain maudit, selon Jean-Yves Mollier, on le découvre toujours après coup, au moment où il devient un mytheC’est par réaction qu’on le qualifie comme tel.» Reste que la forme contemporaine la plus pernicieuse de bannissement qui pèse de nos jours sur la littérature, d’où qu’elle vienne, c’est évidemment la fatwa –cet immonde décret de l’imbécilité fondamentaliste, qui n’est jamais qu’un appel au meurtre et devrait être puni comme tel.  

Dès lors, peut-être faudrait-il souhaiter plutôt à tout écrivain qui se respecte une saine, encourageante et propitiatoire malédiction: à l’excellent Dominique Noguez, auteur tout récemment, sous le titre Pensées bleues, d’un recueil d’aphorismes à la tonalité tout à la fois acide et mélancolique, l’on posait également la «question-qui-tue». Il a répondu, en nous envoyant par e-mail un aphorisme supplémentaire: «Il y a deux sortes d’écrivains maudits: ceux qui le restent, et ceux qui deviennent bénis. Mais il y a cent sortes de malédictions –la moindre n’étant pas celle d’écrire, c'est-à-dire de s’adonner à un vice qui n’intéresse plus personne.» Noguez se trompe: la preuve!    

Recommandations de lectures:
-Album Le Paris des poètes maudits. La Martinière.
-La haine de la littérature, de William Marx. Editions de Minuit. 
-Amour perdu, de William Cliff. Le Dilettante.
-La Mauvaise vie, de Frédéric Mitterrand. Robert Laffont.
-Histoire de ma sexualité, d’Arthur Dreyfus. Gallimard.
-Mes scènes primitives, de Noël Herpe. L’abalète/Gallimard.
-Baise-moi, de Virginie Despentes. Florence Massot.
-Celle que vous croyez, de Camille Laurens. Gallimard.
-Travesti, de David Dumortier. Le Dilettante.
-Correspondance indiscrète, d’Arthur Dreyfus et Dominique Fernandez. Grasset.
-Retour à Duvert, de Gilles Sebhan. Le Dilettante.
-Le Dossier Rebatet (Les Décombres et autres textes de Lucien Rebatet). Robert Laffont.
-Au régal des vermines, de Marc-Edouard Nabe. Barrault (épuisé).  L’Enculé et autres textes sur www.maredouardnabe.com
-Consumés, de David Cronenberg. Du monde entier/Gallimard
-La Mise au pas des écrivains, de Jean-Yves Mollier. Fayard.
-Pensées bleues –aphorismes (suivi d’un bref traité de l’aphorisme). Dessins de Pierre-Le-Tan. Equateurs

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