Culture

Liberté de Jacques Rivette

Disparu à l'âge de 87 ans, l'auteur de «Paris nous appartient» et «Jeanne d'Arc» incarnait de la manière la plus juste l’esprit de la Nouvelle Vague.

Jacques Rivette en 2009, lors du Festival de Venise. DAMIEN MEYER/AFP.
Jacques Rivette en 2009, lors du Festival de Venise. DAMIEN MEYER/AFP.

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Le cinéaste Jacques Rivette est mort le 29 janvier. Il avait 87 ans. Il aura incarné, de manière sans doute plus juste qu’aucun autre réalisateur lié à ce mouvement, ce qu’on pourrait appeler l’esprit de la Nouvelle Vague: sa radicalité, son goût pour l’expérimentation, son rapport intense à la fois avec l’histoire de l’art du cinéma et avec les dynamiques du monde réel.

Provincial monté à Paris de son Rouen natal, déjà passionné et grand connaisseur de littérature à 20 ans, il rencontre un aîné dans une librairie du quartier latin, Maurice Scherer, qui bientôt s’appellera Eric Rohmer. Ensemble, ils participent à la création d’une petite revue de cinéma, puis rejoignent vite la rédaction des Cahiers du cinéma, créés et dirigés par André Bazin, et avec comme collègues notamment François Truffaut, Jean-Luc Godard et Claude Chabrol. Rivette s’y révèle un critique acéré et érudit, doté d’un humour aussi vif que sa capacité d’admiration et d’analyse –un article comme «Génie de Howard Hawks», publié en mai 1953, qui jouera un rôle important dans la construction de la pensée des Cahiers, en est un bon exemple, comme le seraient ses textes sur Rossellini et Mizoguchi.

Personnalité marquante de la bande des «Jeunes Turcs» qui fait alors la réputation polémique de la revue, il est sans doute celui qui, en même temps qu’à l’esthétique, accorde le plus d’importance aux questions d’économie et de politique publique du cinéma. Il est d’ailleurs le seul à faire preuve alors d’une conscience politique, inclinant à gauche. Godard a raconté comment, ayant un jour trouvé à son goût un rythme répété par des automobilistes avec leur klaxon, il s’était fait vertement engueuler par Rivette puisqu’il s’agissait du rythme 3-2 du slogan «Algérie française», antienne de l’extrême droite d’alors. L’anecdote est significative: Godard n’était pas pro-Algérie française, mais il ne portait attention qu’à la vertu esthétique. C’est assez représentatif d’une revue dont les autres jeunes rédacteurs, faute de s’intéresser à la politique, ont souvent été taxés de réactionnaires en des temps où il était exigé d’afficher ses engagements.

Ouverture au monde et à la politique

L’anecdote est significative de ce qui se joue lorsque Rivette remplace Rohmer à la tête des Cahiers du cinéma en 1963 à l’occasion d’une sorte de putsch. Avec lui, la revue va relier de plus en clairement l’association fondatrice, venue de Bazin et résumée par la formule de Godard «Le travelling est affaire de morale», entre esthétique et éthique, à la dimension politique, tout en s’ouvrant aux grandes figures la pensée et des arts à l’époque, Roland Barthes, Claude Lévi-Strauss, Pierre Boulez, auxquels succèderont bientôt Gilles Deleuze et Michel Foucault. Rivette aura ainsi accompagné l’ouverture au monde et à ses conflits théoriques et politiques d’une revue auparavant exclusivement focalisée sur le cinéma.

Mais du cinéma, lui-même avait alors déjà commencé d’en faire, précurseur parmi ses copains des Cahiers, avec le moyen métrage Le Coup du berger (1956). Deux ans plus tard, il tourne Paris nous appartient, dans des conditions matérielles très difficiles, film qu’il ne pourra mener à terme que grâce à l’aide de Truffaut et Chabrol, entretemps eux aussi passés à la réalisation. Outre un côté bricolage sur le tournage dont Jacques Rivette saura faire vertu et dynamisme, on repère dans son premier long métrage une dimension majeure de l’œuvre encore à venir: l’importance du mystère, d’une menace plus ou moins précise planant sur la ville, et dès lors la capacité à filmer rues et immeubles, dans leur apparence la plus quotidienne, comme hantés de dangers et puissances invisibles.

Paris nous appartient (1961)

Radicalisant la théorie du MacGuffin élaborée par Hitchcock (l’intrigue prétexte, l’objet qui par convention met en mouvement les personnages), Rivette en fait le ressort d’une idée très riche du cinéma à la fois comme évocateur des tensions bien réelles qui travaillent le monde sans forcément s’afficher ou se formuler ouvertement, et comme mobilisateur de forces invisibles, évoquées sur des modes qui circulent entre jeu fantasmagorique et inquiétude politique.

Le cinéaste se lance ensuite dans un projet qui aurait dû être plus classique, malgré la liberté et l’élégance de la mise en scène, et qui, un peu par malentendu, va se transformer en brûlot: l’adaptation de La Religieuse de Diderot (1966) suscite une mobilisation des catholiques intégristes, qui obtiennent son interdiction, ce qui déclenche une véritable levée de boucliers, première expression, avant «l’affaire Langlois», du rôle central du cinéma dans la phase qui culmine avec Mai 68.

En écho avec ces événements, et dans le sillage de sa rencontre avec le grand artiste de théâtre expérimental Marc’O, Rivette se lie avec certains acteurs, dont Bulle Ogier, qui deviendra la comédienne avec laquelle il travaillera le plus souvent, et Jean-Pierre Kalfon. Avec eux, il commence d’inventer un cinéma non pas d’improvisation mais de création collective in situ, ancrée dans ses conditions réelles de fabrication et les affects entre les protagonistes, et simultanément ouvert aux vents de l’aventure et de l’imaginaire. C’est le coup de tonnerre de L’Amour fou (1968), film en amoureuse convulsion synchrone d’une société qui tremble alors de la tête aux pieds.

Fascination pour Balzac

Puis viendra le surgissement de ce monstre immense et généreux nommé Out 1, 13 heures d’exploration des possibilités du cinéma dans la ville, confrontée aux corps du théâtre et aux fantômes de la littérature, aux noirceurs de l’oppression politique et aux échappées poétiques et rebelles d’une jeunesse qui est encore à la fois celle de la Nouvelle Vague et celle des enfants de Mai.

Le film, jamais distribué (il est finalement sorti en septembre 2015), réunit Bulle Ogier et Jean-Pierre Kalfon, mais aussi Juliet Berto, Bernadette Lafont, Jean-Pierre Léaud, Michael Lonsdale, Jean-François Stevenin (et Eric Rohmer ainsi qu’une bonne partie de la rédaction des Cahiers). Cosigné avec Suzanne Schiffman, également proche collaboratrice de Truffaut, il s’inspire d’une des grandes sources littéraires de Rivette, Honoré de Balzac, et notamment son Histoire des Treize. Grand lecteur, le cinéaste aura eu comme autre auteur de référence majeur Henry James. Il aimait d’ailleurs utiliser le titre d’une nouvelle de James, Le Motif dans le tapis, pour résumer son idée du cinéma.

Avec Céline et Julie vont en bateau (1974), son premier –relatif– succès commercial, il radicalise ses méthodes de tournage, inventant littéralement le film avec ses interprètes, Juliet Berto, Dominique Labourier, Bulle Ogier, Marie-France Pisier. D’une joyeuse et inquiétante étrangeté, le film vaut manifeste d’une idée libre et féconde de la mise en scène, qui sera par excellence la marque du cinéma de Rivette, avec une prise de risques extrême et donc la possibilité de l’échec. Le film est également exemplaire d’une autre caractéristique du son cinéma, sa relation exceptionnelle avec les actrices: outre celles déjà citées, Pascale Ogier, Jane Birkin, Laurence Côte, Nathalie Richard, Emmanuelle Béart, Sandrine Bonnaire, Jeanne Balibar en seront les bénéficiaires lumineuses, actrices à leur meilleur mais aussi partenaires de création à part entière.

Une des dimensions importantes du cinéma de Rivette tient à sa relation, complexe, avec le théâtre. Elle se traduit notamment par la présence de pièces, de troupes, d’espaces scéniques dans ses films. Si ceux-ci sont à l’extrême non-théâtraux, au sens figé et déclamatif qu’on donne à ce mot, l’interrogation réciproque des deux arts aura passionné le réalisateur. Il développe d’ailleurs aussi ce qu’on pourrait appeler un esprit de troupe, avec ses acteurs, mais aussi les producteurs Stéphane Tchalgadjieff, Martine Marignac et Maurice Tinchant, le chef opérateur William Lubtchansky, la scripte Lydie Mahias, les scénaristes Pascal Bonitzer et Christine Laurent, la monteuse Nicole Lubtchansky, la distributrice Régine Vial.

Prise de risque, fantaisie, risque de l’échec

Prise de risque, fantaisie, risque de l’échec: ainsi en ira-t-il du projet de tétralogie des «Filles du feu», restée inachevée après les difficultés à faire exister Duelle (1976), Noroît (1976) et Merry-go-round (1978), plus tard l’adaptation peu convaincante Hurlevent d’après Emily Brontë et Balthus (1986), Secret défense (1998), ou son dernier film, 36 vues du Pic Saint-Loup (2009). Ce sont en quelque sorte les contrepoints inévitables de réussites éclatantes, jaillissements d’inventions, de grâce, souvent d’humour, et souvent de tragique.

Certains de ces films seront des succès, qui réussiront enfin à inscrire Rivette à sa juste place dans le Panthéon de l’art du cinéma. Ainsi du Pont du Nord (1981), conte fantastique et ludique à travers les rues de Paris, de l’étonnant La Bande des quatre (1988), à bien des égards condensé de l’art du cinéma selon Rivette, de l’immense Belle Noiseuse (1991), ludique et profonde méditation sur l’art à partir du Chef-d’œuvre inachevé de Balzac, où Michel Piccoli trouve un de ses meilleurs rôles face à une Emmanuelle Béart inoubliable, ou encore du réjouissant et profond Va savoir (2001), autre sommet de l’exploration des relations entre théâtre et cinéma, fiction et réalité.

Mais pour n’avoir pas autant attiré l’attention, l’onirique et troublant L’Amour par terre (1984), le vivace et inventif Haut bas fragile (1995), le complexe et audacieux Histoire de Marie et Julien (2003) et surtout ce chef-d’œuvre bouleversant qu’est Ne touchez pas la hache (2007), d’après La Duchesse de Langeais (Balzac, toujours), avec un Guillaume Depardieu au sommet de l’art et de la vérité face à une Jeanne Balibar admirable elle aussi, n’en constituent pas moins des apports majeurs à une histoire du cinéma qui, sans Rivette, ne serait pas la même.

Jeanne la pucelle (1994)

Sa liberté l’aura mené à présenter souvent des films aux durées inhabituelles, les difficultés à faire exister les films dans ces formats engendrant à plusieurs reprises le choix, ou l’obligation, d’en proposer une autre version, d’une longueur différente: personne comme Rivette n’aura su faire de ces contraintes une ressources et une recherche, avec les versions différentes d’Out 1-Spectre, de La Belle Noiseuse-Divertimento ou de Va savoir.

La liberté de Jacques Rivette, sa puissance modeste et immense d’invention, ne se seront peut-être jamais traduit de manière aussi explicite que lorsqu’il a entrepris de porter à l’écran une des histoires les mieux connues de tous, et ayant déjà inspiré un grand nombre de films, dont des chefs-d’œuvre. Filmant de manière scrupuleuse et légère, fidèle, amusée et bouleversée, la vie et la mort d’une jeune femme nommée Jeanne d’Arc et qui avait les traits de Sandrine Bonnaire, simplement géniale, le cinéaste de Jeanne la pucelle (1994) manifestait à la perfection les puissances contemporaines, actives, ouvertes, d’une idée infiniment ambitieuse du cinéma.

D’ailleurs, quand il n’en faisait pas, il y allait: aucun réalisateur peut-être n’aura vu autant de films que Rivette, et dans tous les registres. Il allait au cinéma, et il en parlait, de manière aussi remarquable que souvent inattendue, toujours stimulante. Et il riait.

À voir, à lire

–Dans la série «Cinéma, de notre temps», Claire Denis a réalisé Rivette, le veilleur, long et passionnant dialogue du cinéaste avec Serge Daney.

–le livre d’Hélène Frappat, Jacques Rivette, secret compris (Cahiers du cinéma).
Trois Films Fantômes, projets de films non tournés écrits par Rivette (Cahiers du cinéma).

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