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L'instrumentalisation de l'affaire de Cologne est encore une injustice faite aux femmes

​Cette ​agression à grande échelle ​aurait dû braquer les projecteurs sur les ​violences sexuelles dont ​les femmes ​sont victimes​. Or, une fois encore​, la parole leur est confisquée.

Une ambulance arrive près de feux d'artifice le soir du Nouvel An à Cologne, en Allemagne | PATRIK STOLLARZ/AFP
Une ambulance arrive près de feux d'artifice le soir du Nouvel An à Cologne, en Allemagne | PATRIK STOLLARZ/AFP

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L’été de mes 22 ans, je suis partie au Mexique avec trois potes pour un périple de plusieurs semaines. J’étais la seule des quatre à parler espagnol; je faisais donc office d’interprète et de guide, malgré un sens de l’orientation bien en dessous de zéro. Ce jour-là, je les ai emmenés dans le métro de Mexico, direction le musée d’anthropologie. Le quai était normalement noir de monde, loin de l’heure de pointe. Quand la rame s’est arrêtée et que nous sommes montés à l’intérieur, soudain, une horde de types, venus littéralement de nulle part, s’y est engouffrée avec nous. Le wagon s’est transformé en une boîte de sardines cauchemardesque où tous les passagers se sont retrouvés collés les uns aux autres.

Soudain, j’ai senti une main entre mes jambes, et une autre dans mon sac à main.

J’ai agrippé mon sac en serrant les dents.

À la station d’après, tout le monde a paru sortir en même temps. Nous nous sommes regardés, éberlués. Il n’a pas fallu beaucoup de temps à mon copain pour constater que son portefeuille avait disparu.

Ça vous rappelle quelque chose?

Alors évidemment, nous sommes allés porter plainte. Pour le portefeuille. Pas pour l’agression sexuelle (si, coller une main entre les jambes d’une femme et frotter sans son consentement, c’est une agression sexuelle). Ça ne m’a même pas effleurée. À quoi bon?

Surprise

Pourquoi le monde semble-t-il découvrir subitement, depuis les agressions de Cologne, que les femmes sont encore, souvent, des proies dans l’espace public? Notamment parce que, comme moi à 22 ans, d’habitude, elles ne disent rien. Elles ne disent rien parce que, d’une part, il est assez compliqué de porter plainte contre une main. D’autre part, elles sont habituées. Moi je suis habituée. À 12 ans, j’ai reçu mon premier «Tu me suces la bite!» sur un trottoir (si ça vous choque de lire ça, imaginez l’effet que ça fait à une gamine de 12 ans). À 18 ans, je me suis physiquement battue avec un copain pour ne pas qu’il me viole. À 19 ans, j’ai dû courir dans un couloir du métro (station Télégraphe, je ne peux y passer sans le revoir) pour échapper à un taré, le sexe à la main, qui me courait derrière pour m’éjaculer dessus (il m’a ratée). J’arrête l’inventaire, mais on saisit l’idée. Et je ne suis pas la seule: toutes les femmes sont victimes de harcèlement sexiste ou d'agression sexuelle dans les transports en commun au cours de leur vie, constate le Haut conseil à l’égalité entre les femmes et les hommes dans un rapport accablant et pourtant largement remis en cause par ceux qui refusent de regarder la réalité telle qu’elle est. Celles de mes amies que je sais avoir été agressées n'en ont généralement pas parlé, tant elles ont intégré qu’il n’y avait rien à faire.

J’hésite depuis une semaine à écrire cet article. J’avais quasiment décidé de ne pas le faire, sachant que la frontière entre mon expérience personnelle et l’analyse que je pouvais en donner était trop ténue. Et aussi parce que c’est gênant. 

Et, ce soir, ma fille de 14 ans est rentrée de son cours et m’a raconté que, dans un wagon de métro bondé, un homme lui avait tripoté les fesses «et aussi devant». Mais qu’elle avait «de la chance», parce que sa copine, elle, avait subi des coups de reins de la part d’un type collé contre elle. Aucune des deux n’a rien osé dire. C’est la rage qui m’a envahie en constatant que ma fille de 14 ans avait déjà intégré qu’elle était en self-service pour les pervers de tout poil qui m’a décidée à écrire.

Lors de la dernière conférence de rédaction de Slate, un journaliste m’a confié tomber des nues: depuis les agressions de Cologne, un nombre impressionnant de femmes de sa connaissance lui racontaient qu’à elles aussi ça leur était arrivé. Il ne s’en était jamais douté.

Déplacement des enjeux

En 2012, lorsqu’une jeune étudiante, Sofie Peeters, avait diffusé son film documentaire de fin d’études sur le harcèlement dont elle était victime dans la rue, on avait assisté au même mouvement soudain de médiatisation de cette forme de violence sexiste. Dans le film, on voyait la jeune femme se promener dans un quartier populaire de Bruxelles et essuyer compliments, injures et propositions sexuelles en tout genre («chienne», «salope», «l’hôtel, le lit, tu connais, direct»...). Ce film avait provoqué pas mal de remous dans les médias, délié quelques langues de femmes qui s’y reconnaissaient et permis quelques prises de conscience de ce que vivent les femmes au quotidien.

Or, à une vitesse foudroyante, Sofie Peeters s’est vue taxer de racisme car son film avait été tourné dans un quartier peuplé à majorité d’habitants issus de l’immigration. Partant d’une démarche de dénonciation du comportement d’hommes machistes, elle s’est retrouvée sur la sellette, obligée de se justifier, magnifique retournement de situation où la victime devenait l’accusée (reflet de nombre de situations où les femmes agressées se font reprocher leur tenue ou leur allure lorsqu’elles sont victimes de violences sexistes). Le débat s’était alors déplacé. Sofie Peeters avait déménagé et le débat était retombé.

Cela se reproduit avec les événements de Cologne: la question n’est soudain plus de savoir pourquoi, comment et à quelle fréquence les femmes se font agresser mais si c’est de la faute des immigrés.

Ces agressions sont instrumentalisées, en Allemagne comme ici, et exactement comme au moment du documentaire de Sofie Peeters. Marine le Pen se découvre une vocation féministe (on rit). Les partis d’extrême droite se saisissent de l’aubaine, puisque ce serait des étrangers qui auraient fait le coup. On ne peut que déplorer que ces partis et leurs militants aient du grain à moudre et qu’ils en profitent pour flatter les plus bas instincts d’un électorat qui ne demande que ça. 

Ces femmes ont été agressées, volées, certaines violées, d’autres «juste» tripotées, et ce lors d’agressions en groupes –si toute agression est répréhensible, on gravit un degré dans l’horreur quand les agresseurs sont à ce point plus nombreux que les victimes.

Et les voilà instrumentalisées à des fins politiques. 

J’aurais bien aimé entendre davantage de discours dénonçant le harcèlement et les agressions physiques de tous les jours, et beaucoup moins de manipulations politico-racistes. Si cette agression avait de particulier son échelle –pensez, toutes ces femmes en même temps!–, ce qui a justifié sa médiatisation (tardive), des centaines de femmes se font agresser tous les jours en France. En moyenne, on compte environ 84.000 viols ou tentatives de viols par an et, entre novembre 2014 et octobre 2015, 31.825 faits de violences sexuelles ont été recensés. Et ça, ce sont celles qui en parlent.

Il faut peut-être prendre prendre conscience de la réalité sans laisser le débat partir opportunément vers des sujets électoralistes qui font le bonheur des partis racistes tout en faisant passer à la trappe ce qui me paraît être un problème bien plus réel et moins sujet à caution: la domination sexuelle des hommes sur les femmes dans l’espace public.

Parler

Ce qui n’est pas dit n’existe pas

Quand on se fait agresser, que ce n’est pas à grande échelle et que par conséquent il n’y a pas l’effet boule de neige de Cologne, avec des femmes qui parlent parce que d’autres ont parlé avant elles, on entérine la chose. On la banalise. On la fait disparaître. On ne dit rien, donc ça n’existe pas. Ce qui n’est pas dit n’existe pas.

Alors même si ça semble ne «servir» à rien, il faut quand même porter plainte, ou du moins, il faut se plaindre. Il faut le dire et surmonter la honte (oui, c’est honteux, c’est terriblement gênant, de dire à des amis, à des parents, «Un inconnu m’a touché les seins/les fesses/le sexe».) Même quand on était seule et qu’il n’y avait pas une centaine d’autres femmes autour, à subir la même chose. Même s’il n’y a pas cette médiatisation qui permet d’être considérée comme une victime –ce qu’est toute femme agressée, même si c’est «juste» par le biais d’une main baladeuse. Parce que ces chiffres seront comptabilisés, et que l’opinion publique prendra conscience que des femmes se font violer et agresser sexuellement dans le monde entier, de génération en génération, et que cela ne s’arrête jamais. Et peut-être qu'à force de chiffres on forcera des plans de lutte pour lutter contre ce droit de cuissage moderne. Autre chose que de l'électoralisme stigmatisant.

En écrivant ce texte et en faisant cette préconisation, je suis consciente que certains vont me taxer d’exhibitionnisme complaisant. En outre, je sais que leur demander d’annoncer de façon active et non sollicitée, chaque fois que ça leur arrive, qu’elles se sont fait agresser revient à responsabiliser les femmes, seulement elles, et pas les hommes qui les agressent. D’autant qu’il y a de fortes chances pour que ces confidences soient dans beaucoup de cas accueillies assez froidement. Mais pour que la prise de conscience se fasse, pour qu’on n’en parle pas uniquement dans les journaux ou sur internet, pas uniquement quand ça arrive à une échelle aussi démesurée que la nuit de la Saint-Sylvestre à Cologne, il faut que la parole se répande dans la vraie vie.

Et pour que ce ne soit pas les femmes qui fassent tout le boulot, Messieurs, vous qui lisez cet article, demandez, pour voir, aux femmes et aux filles de votre vie: «Et toi, ça t’est déjà arrivé?»

Attendez-vous à tomber des nues.

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