Monde

Entre islam radical et frontières poreuses, le Sénégal craint la contagion terroriste

Allié de la France et des États-Unis, Dakar est une cible pour les groupes djihadistes et s'inquiète de l'avenir après les attentats à Bamako et Ouagadougou.

Des militaires américains postés sur le toit d'un immeuble à Dakar, lors de la venue de Barack Obama le 28 juin 2013 | REUTERS/Joe Penney
Des militaires américains postés sur le toit d'un immeuble à Dakar, lors de la venue de Barack Obama le 28 juin 2013 | REUTERS/Joe Penney

Temps de lecture: 8 minutes

À Saint-Louis et Dakar (Sénégal)

Au Sénégal, le terrorisme a longtemps évoqué une menace lointaine, à l’extérieur des frontières communes avec le Mali et la Mauritanie. Contrairement à ses deux grands voisins, où des groupes djihadistes sont implantés depuis de longues années, Dakar a jusqu’ici été épargné par les attentats et par une guerre ouverte avec des combattants islamistes.

Mais une vague d’attentats sanglants, avec l’assaut contre le Radisson Blu hotel (vingt-deux morts) le 20 novembre 2015 à Bamako et l’attaque terroriste en plein centre-ville de Ouagadougou dans la nuit du 15 au 16 janvier 2016 (au moins trente morts selon un bilan encore provisoire), fait aujourd’hui planer une menace sur toute l’Afrique de l’Ouest. «Les pays de l’Afrique de l’Ouest alignés sur la France seront les prochaines cibles. C’est une stratégie construite. Ils veulent tuer le tourisme dans ces pays comme le Sénégal, la Côte d’Ivoire, le Burkina Faso et le Niger, comme Daech l’a fait en Tunisie», analysait dans Le Parisien au lendemain de l’attaque au Burkina Faso revendiquée par al-Qaida au Maghreb islamique (Aqmi) Mathieu Guidère, professeur agrégé d’islamologie et de la pensée arabe.

Le Sénégal est un proche allié militaire de la France mais aussi des États-Unis. Dès 2004, l’ex-président Abdoulaye Wade avait été reçu à la Maison Blanche par George W. Bush pour discuter de lutte antiterrorisme et Barack Obama s’est rendu à Dakar en juin 2013. Ce qui en fait une cible de choix pour Aqmi, le groupe terroriste le plus redouté par les autorités sénégalaises après les attentats dans la région.

«Le gouvernement a beau se montrer rassurant, il sait que le pays est désormais une cible des groupes terroristes ouest-africains, une cible majeure», avance le magazine Jeune Afrique, en citant une source militaire française.

«Il y avait déjà de la psychose à Dakar après le 13 novembre et les attentats de Paris. Les gens craignaient de fréquenter des lieux où ils y avaient des expatriés. Les gens disaient que le Sénégal serait la prochaine cible des djihadistes», nous confie Lala Ndiaye, journaliste sénégalaise.

Barack Obama reçu par le président sénégalais Macky Sall à Dakar, le 27 juin 2013 | REUTERS/Jason Reed


 

Depuis le début de l’année 2015, les autorités sont en état d’alerte. Le conseil de sécurité, réuni par le président Macky Sall tous les lundis, planche désormais principalement sur la menace terroriste, selon la confidence faite par le patron d’un média local. Les alliés français et américains ont également renforcé leur collaboration antiterroriste avec Dakar. Un Plan d’action contre le terrorisme (Pact) a été lancé en 2013 avec la France, qui a versé une aide de 700.000 euros dans ce cadre. Le Pact vise notamment à renforcer les capacités des services de renseignement et de sécurité sénégalais.

Des arrestations d’imams

Depuis plusieurs mois, des indices corroborent l’idée d’une connexion entre certains milieux fondamentalistes sénégalais et des réseaux djihadistes. Le 6 novembre 2015, trois imams ont été arrêtés et placés sous mandat de dépôt. «Les imams ont été inculpés pour leur proximité avec des milieux djihadistes. Il leur est également reproché d’avoir tenu des propos incitant au terrorisme au cours de prédication hebdomadaire, après la prière du vendredi. Ce coup de nettoyage dans le milieu des imams et autres prêcheurs s’inscrit en droite ligne d’une vaste opération de prévention du terrorisme religieux», rapportait alors Le Monde. Plus tôt en octobre, d’autres imams, dont Alioune Badara Ndao, connu pour ses prêches salafistes, avaient été arrêtés pour le même motif.

Dans un pays où le soufisme, un courant de l’islam très ancré en Afrique de l’Ouest et présenté comme tolérant, est majoritaire, ces vagues d’arrestations détonnent. Traditionnellement, un islam modéré est prêché dans les mosquées sénégalaises. Quatre confréries soufistes (la tijaniya, le mouridisme, la qadiriyya et le layénisme) dominent le paysage. «Les confréries sénégalaises ont effectivement joui, dans l’ordre de la logique étatique de leur institutionnalisation, d’une réputation de creuset d’islam socioreligieusement tolérant et politiquement non engagé», dit l’universitaire Abdourahmane Seck, auteur de La question musulmane au Sénégal (2010) et chercheur au centre d’étude des religions de Saint-Louis.

Mais il est aujourd’hui est battu en brèche par certains imams, parfois venus de l’étranger:

Au Sénégal, le soufisme a un peu perdu de son influence

Eric Geoffroy, professeur d’islamologie à l’université de Strasbourg

«Au Sénégal, le soufisme a un peu perdu de son influence, explique Eric Geoffroy, professeur d’islamologie à l’université de Strasbourg. L’influence des confréries mouride et tijane reste importante. Mais, ce qu’il se passe actuellement, c’est que les salafistes critiquent l’héritage des maîtres soufistes. Ils cherchent à critiquer la démarche, la construction du soufisme.»

Dans plusieurs grandes villes du pays, à Dakar, Kaolack ou Rosso, des mosquées financées par des fonds étrangers ont abrité ou abritent toujours des imams aux prêches radicaux. Peu regardant il y a encore quelques années sur les origines de l’argent dédié aux constructions de mosquées, l’État sénégalais est aujourd’hui plus sourcilleux sur la question. «Avant, construire une mosquée était forcément une bonne action; aujourd’hui, on surveille la provenance des financements. Ainsi, la construction de la mosquée de l’aéroport de Dakar a été stoppée, car il y avait de forts soupçons sur des liens avec des ramifications de réseaux djihadistes», confie Henri Ciss, le porte-parole de la direction de la police nationale, qui nous reçoit dans son immense bureau au mobilier suranné.

«Certaines mosquées qui ont des connotations salafistes sont très surveillées. D’après mon expérience, on a senti à partir des années 1990 une montée du fondamentalisme sur le terrain. L’un des principaux problèmes est le financement de mosquées par des pays ou autorités étrangères, notamment à Touba ou Dakar. On surveille désormais les financements des lieux de culte. L’Arabie saoudite finance de nombreux projets», affirme pour sa part Mamadou Lamine Niang, commissaire spécial de la zone de l’aéroport à Dakar.

La menace Boko Haram

Fondamentalisme religieux ne signifie pas terrorisme mais des passerelles existent parfois entre des milieux radicaux et des mouvances djihadistes:

«Du moment que l’idéologie salafiste est là depuis longtemps et que les salafistes opèrent dans le social, l’opérationnalité devient une affaire de circonstances, analyse l’universitaire sénégalais Bakary Sambe, coordonnateur de l’Observatoire des radicalismes et conflits religieux en Afrique. Il y a des indices qui laissent à penser que la menace est plus élevée. Macky Sall, avec tous les enjeux de son plan Sénégal émergent, dont le tourisme, les investissements étrangers, etc., ne se risquerait pas à évoquer régulièrement le risque terroriste s’il n’y avait rien.»

Pour les autorités sénégalaises, le scénario noir serait celui de la création d’une cellule terroriste sur le sol national. «Notre plus grosse crainte est d’avoir une cellule de dix à vingt djihadistes sur notre sol», acquiesce Henri Ciss, porte-parole de la police. À l’heure actuelle, peu de Sénégalais ont été repérés dans les rangs de l’État islamique (EI). Deux ressortissants, Hassane Diène et Seydou Bâ, ont été tués en Syrie. Un troisième, un «jeune docteur en médecine», a rejoint plus récemment les rangs de l’EI, selon Henri Ciss. À titre de comparaison, des centaines de Tunisiens ou Français ont rejoint le groupe terroriste.

Avec la proximité de la Mauritanie, qui est une porte ouverte sur la Libye, il peut y avoir une entrée de djihadistes au Sénégal

Henri Ciss, porte-parole de la police sénégalaise

Mais, pour le Sénégal, la menace se nomme également Boko Haram. En décembre 2015, l’hebdomadaire Jeune Afrique rapportait l’arrestation d’«un groupe de Sénégalais qui envisageaient, selon toute vraisemblance, de créer dans leur pays une branche de Boko Haram et qui auraient même élaboré un projet d’attentat dans la capitale». Quatre hommes âgés de 20 à 30 ans avaient été arrêtés à la frontière entre le Nigeria et le Niger. Ils arrivaient en fait de la forêt de Sambissa, l’un des fiefs de Boko Haram, dans le nord-est du Nigeria. «Ils s’y trouvaient depuis près d’un an, ils ont combattu pour la secte et ils ont pris la route parce que leur chef, un compatriote dénommé Makhtar Diokhané –qui s’est lui aussi battu pour Boko Haram, leur a demandé de le rejoindre au Sénégal, où il était rentré un peu plus tôt, dans le but, apparemment, d’y créer un réseau djihadiste», détaille Jeune Afrique.

Collaboration avec Frontex

Dans une région du Sahel où les frontières sont parfois de simples pointillés dans le désert, le plus grand défi pour l’État sénégalais est d’empêcher toute infiltration depuis le Mali, à l’est, et la Mauritanie, au nord. Le 6 janvier 2016, la presse sénégalaise faisait état de l’intrusion dans la ville de Saint-Louis –séparée de la Mauritanie par le fleuve Sénégal– d’un membre d’Aqmi évadé d’une prison mauritanienne. Si la présence de Cheikh Ould Saleck, condamné pour une tentative d’assassinat sur le président mauritanien Mohamed Ould Abdel Aziz en 2011, n’a pas été avérée dans l’ancien port colonial français, des membres de la Division des investigations criminelles sénégalaise ont été aperçus dans le quartier de pêcheurs de Goxxu Mbacc. Un bout de ville, qui s’étend sur la langue de barbarie, la lagune sableuse qui sépare Saint-Louis de l’océan Atlantique, où la densité de population et la pauvreté sont très fortes. «Ce quartier, assez fréquenté notamment par les contrebandiers, a toujours été une porte d’entrée pour certaines personnes en provenance du territoire mauritanien», rapportait le 6 janvier Le Quotidien, un titre de presse sénégalais.

«Avec la proximité de la Mauritanie, qui est une porte ouverte sur la Libye, il peut y avoir une entrée de djihadistes au Sénégal. On a créé de nouveaux postes frontaliers à la frontière mauritanienne. Il y a un maillage sécuritaire plus dense. À Rosso, où il n’y avait que la gendarmerie, on a ouvert un nouveau poste frontalier. Mais il est évidemment toujours possible de traverser la frontière. Il y a des zones à risques, comme au nord de Saint-Louis avec le quartier de Goxxu Mbacc, qui jouxte la frontière mauritanienne», admet Henri Ciss, le porte-parole de la police sénégalaise.

Depuis 2013, Frontex, l’agence européenne –très critiquée dans sa gestion de l’afflux de réfugiés en Europe– qui surveille les frontières extérieurs de l’Union européenne, collabore avec les autorités sénégalaises mais aussi avec la Mauritanie. Pensée au départ pour endiguer le départ de migrants depuis les côtes sénégalaises vers le continent européen, la mission de Frontex s’est enrichie récemment du «volet terrorisme», pointe Henri Ciss.

La guerre au Mali a entraîné dans l’espace public sénégalais des campagnes de dénonciation

Abdourahmane Seck, chercheur au Centre d’étude des religions à l’université de Saint-Louis

C’est également dans les zones frontalières du Sénégal que l’influence des prêcheurs fondamentalistes et de l’islam radical est la plus forte. «Les salafistes sénégalais ont compris que le centre du pays, majoritairement wolof [l’ethnie majoritaire], était complètement acquis aux mouvements confrériques. Il y a un déploiement stratégique dans les périphéries du pays, au nord, à l’est et au sud. Dans cette dernière région, il y a même un autre objectif majeur: des puissances étrangères comme l’Arabie saoudite veulent y lutter contre l’implantation d’un courant chiite», dit Bakary Sambe, chercheur au Centre d’étude des religions de Saint-Louis.

Zone grise

Mais pour ne pas tomber dans le piège dressé par l’idéologie djihadiste, le Sénégal ne doit pas verser dans une répression exagérée à l’encontre des milieux fondamentalistes. Les djihadistes, l’État islamique en tête –bien qu’il ne soit pas directement une menace au même titre qu’Aqmi au Sénégal–, poursuivent par leurs attentats un grand objectif: celui de détruire la «zone grise», qui correspond à l’espace occupé par les musulmans modérés dans la société. Si l’État sévit trop fort contre les milieux religieux, des musulmans qui n’adhéraient pas à l’idéologie djihadiste peuvent basculer dans le terrorisme par révolte contre la répression ou l’exclusion dont ils sont victimes, comme nous vous l’expliquions en novembre 2015.

«La guerre du Mali a entraîné dans l’espace public sénégalais des campagnes de dénonciation de groupes et de mosquées dont les effets sont d’autant plus pervers que ces groupes en question, pour l’essentiel et contrairement à leurs dénonciateurs, n’ont jamais été à l’origine de faits de violences religieuses dans la marche de la société», dénonce le chercheur Abdourahmane Seck.

Dans la cour de la grande mosquée de Saint-Louis, les regards sont méfiants quand on interroge l’imam sur les arrestations de plusieurs de ses homologues. «Les temps sont difficiles pour les imams avec la pression de l’État, nous souffrons beaucoup, nous nous sentons menacés», dit-il. Autour de lui, les fidèles approuvent de la tête et dénoncent une «répression sans fondement»

Sur ce sujet, les autorités marchent d’autant plus sur un fil que la population sénégalaise, très religieuse, n’a jamais connu d’attentat djihadiste sur son sol et est donc d’autant moins encline à accepter une répression dite préventive.

cover
-
/
cover

Liste de lecture