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Apprends à squatter la politique avec les indépendantistes catalans

Interférant dans le jeu des alliances post-électorales et paralysant le paysage politique espagnol, les indépendantistes catalans sont décidément immortels.

Manifestation d’indépendantistes catalans, à Barcelone, en Espagne, le 22 novembre 2015. On peut lire sur les pancartes: «Nous sommes souverains» | REUTERS/Albert Gea
Manifestation d’indépendantistes catalans, à Barcelone, en Espagne, le 22 novembre 2015. On peut lire sur les pancartes: «Nous sommes souverains» | REUTERS/Albert Gea

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La fin d’année avait pourtant marqué une période de crise majeure pour le mouvement. Les formations séparatistes de Junts Pel Si (gagnante des élections régionales) et de la CUP (gauche indépendantiste antilibérale) avaient d’elles-mêmes enlisé le processus séparatiste. Trop juste en voix pour réélire Artur Mas à la tête de la région et poursuivre sa feuille de route visant au détachement unilatéral de l’Espagne en dix-huit mois, Junts Pel Si avait besoin des dix voix du parti indépendantiste de gauche, lequel opposait un veto ferme à l’élection du grand Commodore de l’indépendantisme.

Dans ce conflit fratricide digne des meilleurs épisodes d’une saga texane, la Catalogne, toujours sans président depuis le scrutin du 9 novembre dernier, s’acheminait alors inexorablement vers de nouvelles élections. C’était sans compter le sens inné du spectacle du camp indépendantiste. Dans un retournement de situation faisant passer Usual Suspect pour un vulgaire épisode de Derrick, Junts Pel Si sort de son chapeau un «président-surprise» moins de vingt-quatre heures avant la date contraignant à de nouvelles élections. Carles Puigdemont, ancien journaliste, maire de Gérone et indépendantiste de la première heure, est ainsi élu à la tête de la région avec l’accord de la CUP, relançant in extremis le processus indépendantiste (et générant par la même occasion quelques mèmes bien sympas sur son originalité capillaire).

Cette reprise du processus indépendantiste n’est pas pour arranger Madrid. Elle intervient en effet en plein marasme post-électoral, alors qu’aucun accord n’a encore été trouvé entre les quatre grands partis pour nommer un chef de gouvernement et risque ainsi d’influencer les pactes post-électoraux, voire d’en compliquer certains. C’est notamment le cas d’une possible alliance entre les socialistes espagnols (Psoe) et Podemos, une hypothèse lancée de façon très informelle samedi 23 janvier par Pablo Iglesias et rendue en partie impossible par la position en faveur du référendum en Catalogne de son parti, qui crispe une grande partie des barons socialistes. Bref, après des hauts et des bas, la question indépendantiste a regagné son titre d’invité gênant de la vie politique espagnole.

Vous avez besoin d’un petit cours de management de l’attention publique? Vous êtes saisi d’une violente envie de monopoliser le débat électoral sur l’interdiction de la Stan Smith ou sur la véritable recette du guacamole? Apprenez des meilleurs et découvrez la philosophie et les astuces des indépendantistes catalans pour influencer l’actualité politique en toutes circonstances.

1.Être patient

Première règle à connaître pour s’incruster dans le débat politique, et surtout y durer: être patient. Nos amis catalans n’ont pas réussi à monopoliser le débat, s’inviter dans une campagne électorale et influencer possiblement les alliances post-électorales de tout un pays du jour au lendemain. Comme l’explique le politologue Pablo Simon, fondateur du blog d’analyse politique Politikon, le niveau d’ampleur qu’a pris la crise en Catalogne prend sa source dans des événements remontant à 2010. «Tout a démarré quand Madrid a refusé d’approuver les réformes du statut d’autonomie de la Catalogne. À partir de là, les élites catalanes ont considéré que la voie de la négociation était arrivée à sa fin.»

Cette histoire de l’Espagne contre la Catalogne et de la Catalogne contre l’Espagne distrait et divise. Cela canalise toute la frustration de ces années de crise

Thomas Jeffrey Miley, docteur en sociologie politique et spécialiste de l’indépendantisme catalan

Depuis lors, et avec comme point d’orgue le succès de la manifestation du 11 septembre 2012, le mouvement indépendantiste n’a pas cessé de répéter sa volonté de tailler la route hors d’Espagne, gagnant petit à petit sa place dans l’espace politico-médiatique espagnol. «Les Catalans vivent depuis à peu près trois ans une campagne électorale ininterrompue», synthétise le chercheur Cyril Trépier, spécialiste de l’indépendantisme catalan et auteur d’un ouvrage sur le sujet. Une persévérance qu’il sera bon de copier si vous voulez voir votre cause s’inviter dans le débat. Kidnapper l’attention politique n’est pas une chose qui s’improvise.

2.Créez une maxi-embrouille

En plus du temps et de la persévérance, sachez adopter la bonne attitude. N’oubliez pas que monopoliser le débat repose sur une règle essentielle: «il s’agit de créer une crise de telle ampleur qu’il n’y ait pas d’autre option que de parler de vous», explique Jorge Santiago Barnes, docteur en communication politique à l’Université Camilo José Cela de Madrid.

À ce jeu-là, force est de reconnaître que les indépendantistes catalans excellent: ils ont à la fois réussi à générer une crise nationale en menaçant directement l’unité espagnole mais également une crise régionale en ne réussissant pas à se mettre d’accord dans leur propre camp sur le président à investir. Un mille-feuille conflictuel qui, en période pré- et post-électorale permet non seulement d’attirer l’attention mais aussi de la détourner. «Agiter l’indépendantisme permet de ne pas parler de la crise économique, ni du chômage, ni de la corruption», souligne le spécialiste en communication. Une posture qui a l’avantage d’aider également le pouvoir central, empêtré dans des ses propres scandales de corruption. Selon Thomas Jeffrey Miley, docteur en sociologie politique de l’université de Cambridge, également spécialiste de l’indépendantisme catalan, «cette histoire de l’Espagne contre la Catalogne et de la Catalogne contre l’Espagne distrait et divise. Cela canalise toute la frustration de ces années de crise».

3.Soyez une véritable Mary Poppins

Ainsi, en plus d’avoir créé avec brio leur maxi-embrouille, qui, il faut bien l’admettre, est montée en puissance en raison de l’entêtement du pouvoir central à refuser le dialogue, les indépendantistes catalans ont su la scénariser ingénieusement. «Ils se situent inlassablement dans l’extraordinaire», détaille Jorge Santiago Barnes. Une règle érigée en véritable mantra dans la politique catalane: élections, déclaration unilatérale d’indépendance, nomination de dernière minute... En parfaits Mary Poppins de l’actualité politique, les indépendantistes catalans construisent leurs actions politiques comme de véritables pieds de nez au conventionnel, à l’institutionnel et à la normalité. La résolution indépendantiste, approuvée en novembre 2015 par le nouveau Parlement catalan et aussitôt annulée par Madrid, illustre bien cette approche. «L’illégalité bien sûr attire l’attention. Voir un parti politique, qui est censé représenter une certaine idée de l’ordre, se positionner hors de la loi, fait automatiquement la une», souligne Barnes.

De plus, les séparatistes catalans réussissent une fois encore à décliner leur stratégie au plan national comme régional. Ainsi, voir Artur Mas, icône proprette de l’indépendantisme, stoppé net par les parlementaires de la CUP, tous en tee-shirts zapatistes et poings levés, a franchement de quoi extraire de la banalité quotidienne de la vie politique. Comme le résume parfaitement Cyril Trépier: «La politique catalane a l’art des coups de théâtre.» L’élection borderline du remplaçant d’Artur Mas ne contredit pas cette analyse. À un fond profondément anticonformiste du discours indépendantiste, se joint une forme particulièrement théâtrale de porter le débat. Deux ingrédients essentiels pour s’installer durablement dans l’arène politique.

4.Captez l’attention de la communauté internationale

Mais il existe d’autres bottes catalanes secrètes utiles pour squatter le débat politique. Tenter à tout prix de capter l’attention de la communauté internationale en est une. Pour Cyril Trépier, «au-delà d’une stratégie de communication, le besoin d’être au centre des regards est intrinsèquement lié à l’indépendantisme catalan. Il faut savoir ce que le monde pense de nous et s’assurer de ne pas disparaître de la carte, jamais». L’élection de Puigdemont, ancien journaliste et auteur d’un ouvrage sur le traitement de la Catalogne dans les médias étrangers n’ira probablement pas dans le sens d’un changement de ligne.

Mais, concrètement, quelles astuces de communication pouvez-vous piquer aux séparatistes pour être sûr que votre cause s’installera aussi bien dans l’actu nationale qu’internationale? L’interpellation directe peut fonctionner: «lors de la Diada de 2014, il y avait de gigantesques portraits des grands dirigeants du monde, Angela Merkel, Barack Obama, avec des message pour interpeller ces personnes», décrit Cyril Trépier. Une méthode graphique intéressante, mais n’oubliez pas que rien ne vaut le travail de fond.

Le besoin d’être au centre des regards est intrinsèquement lié à l’indépendantisme catalan. Il faut savoir ce que le monde pense de nous et s’assurer de ne pas disparaître de la carte, jamais

Cyril Trépier, spécialiste de l’indépendantisme catalan

Autre technique à piquer à nos Braveheart catalans: rédiger un ouvrage complet sur sa cause et l’offrir aux personnalités mondiales les plus influentes. Catalunya Calling, ce que le monde doit savoir, pamphlet anticentralisation, a ainsi été envoyé par les militants à près de 15.000 personnalités mondiales parmi lesquelles Beyoncé, Sean Connery, Michel Platini et le pape François… De quoi accentuer la pression médiatique internationale et donner plus de latitude pour négocier? Pour l’instant, sans succès. L’Europe a jusqu’ici soigneusement évité de s’impliquer sur le sujet catalan et la seule déclaration internationale de poids est venue de Ban Ki Moon (qui a, lui aussi, reçu l’ouvrage) pour déclarer la résolution indépendantiste du Parlement catalan parfaitement illégale.

5.Embarrassez tout le monde

Si, comme les Catalans, vous peinez à trouver des soutiens de poids à l’international, ne vous laissez pas démonter. Face à de mauvais alliés extérieurs, mieux vaut de bons ennemis intérieurs. Ainsi la cause catalane n’aurait pas pris une telle ampleur si elle n’avait pas un minimum servi politiquement ses opposants. Durant la campagne électorale, «le défi catalan» a probablement donné un coup de pouce au parti conservateur de Mariano Rajoy (PP), qui, depuis le début de la crise, s’affiche comme le défenseur naturel de l’unité de l’Espagne. Une théorie nuancée par Pablo Simon:

«Le PP a agi de façon prudente au moment d’aborder cette question, car cela donnait aussi du soutien à son principal rival du centre droit, Ciudadanos, qui est devenu le premier parti de l’opposition en Catalogne avec une position pour le moins aussi dure, voire plus dure, contre l’indépendantisme.»

Une question qui aura peut-être permis de capitaliser quelques votes mais qui embarrasse, beaucoup. Et pas seulement à droite. Face à la question indépendantiste, Podemos de son côté a d’abord tenté une position un peu vague, se disant notamment en faveur du droit à décider mais sans se positionner clairement sur un référendum. Une position trop floue dans une campagne phagocytée par l’indépendance et qui lui aura valu un échec sévère aux élections régionales catalanes de novembre 2015. Pour les élections générales, le parti d’Iglesias, qui a parié, à raison, sur ses coalitions régionales, a clarifié sa position, se faisant cette fois le défenseur acharné d’un référendum en Catalogne. Or c’est désormais cette posture qui le freine dans la réalisation d’une alliance à gauche avec le Psoe.

Une scénario que  Thomas Jeffrey Miley analyse de la sorte:

«Avant la reprise du processus, on pouvait encore penser à la possibilité d’un front de gauche dans le style portugais. Mais ce conflit territorial est désormais le principal obstacle au fait que la gauche gouverne. La polarisation qu’il induit bénéficie aux deux droites: à la catalane comme à l’espagnole.»

Un avis qui semble corroboré par l’élection, quelques jours après le déblocage en Catalogne, d’un nouveau président du Congrès espagnol, certes socialiste, mais choisi à la suite d’un accord entre le Psoe, Ciudadanos et le Partido popular, dans une dynamique d’alliance pour le moins à droite… Reste que Podemos pourrait lâcher du leste afin de sceller la grande alliance à gauche, ce qui éviterait de nouvelles élections et les conduirait au pouvoir. Selon le quotidien El Diario, la direction du Psoe affirme ainsi que le parti d’Iglesias aurait «revu à la baisse ses exigences de réaliser un référendum en Catalogne». Une posture qui, si elle se concrétise dans les semaines à venir, pourrait affûter de nouveau les arguments des indépendantistes catalans. Car, en dehors de la création du nouveau parti régional de la maire de Barcelone Ada Colau, destiné à promouvoir le référendum, le camp séparatiste demeurerait ainsi le seul à prendre en compte le malaise catalan. Immortels, on vous disait.

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