Société / France

Mobilité professionnelle, les Français bougent

Les mythes ont la vie dure, notamment celui des Français attachés à leur village gaulois. Cela ne correspond plus du tout à la réalité.

Temps de lecture: 4 minutes

Cela tient de la mauvaise réputation: les Français resteraient d'indécrottables sédentaires. Ils ne seraient jamais vraiment disposés à bouger pour trouver du travail ou améliorer leur situation personnelle. Il faudrait les forcer, rendre les mutations obligatoires, comme à France Telecom, où, jusqu'à la récente crise sociale, et les moratoires obtenus par les syndicats, chaque collaborateur était tenu de changer d'affectation tous les 27 mois et de site géographique tous les 30 mois.

Rien à voir avec les Américains, qui passent, professionnellement parlant, pour des transhumants permanents, à l'image de Marilyn Monroe dans le film Bus Stop; avec les Européens du nord qui auraient adopté sans rechigner les dogmes du management moderne, fait leurs les ardentes obligations du marché, et quitteraient docilement leurs plaines ou leur bord de mer pour les régions où se concentrent les emplois. Les Français, eux, rêveraient encore de voir ces emplois venir à eux, ou rester à demeure. Là où ils sont nés. Là où ils aimeraient continuer à vivre. Gardarem Lou Larzac. Vivre au pays. Vieux slogans tricolores, croit-on. Anachroniques et nostalgiques, tels seraient nos concitoyens. Mentalement enfermés dans le village gaulois d'Astérix. Pour le titre de l'un de ses ouvrages, l'Institut Montaigne, un «think tank», a même résumé ce credo dans une formule: «l'immobilité  à la française».

Selon Anna Stellinger, l'auteur du livre «Sortir de l'immobilité à la française», six Finlandais sur dix se déplaceraient, contre seulement quatre Français sur dix. «L'immobilité sociale et professionnelle n'est pas une fatalité», lit-on. Mais tout de même, si l'on suit bien, un mal chronique.

D'autres indications laissent plutôt penser que les actifs, dans l'Hexagone, ont tout à fait intégré cette nécessité de la mobilité. Un sondage TNS-Sofres, commandé au début de l'année par le Conseil d'Orientation pour l'Emploi (COE) montre qu'en fait 46% des plus de 30 ans ont socialement transité durant les cinq dernières années. Ce qui les placerait même dans le peloton de tête des migrants européens du travail. 28% d'entre eux y ont été contraints par leur entreprise; 30% sont partis d'eux-mêmes. 53%, pour la promesse d'une meilleure rémunération; 39% pour accéder à une nouvelle fonction, ou de meilleures conditions de travail, à poste équivalent. Mieux: d'après ce sondage, 88% de ces voyageurs économiques se déclarent «satisfaits» du changement opéré.

Alors? Alors, les vieilles croyances ont la vie dure. Nos compatriotes ont sûrement bien des défauts, en tout cas au regard de l'idéologie libérale, mais pas vraiment celui de l'enracinement social, et il reste à espérer que la crise éthique que traverse actuellement l'orgueilleuse France Telecom facilite le dépoussiérage de ce malentendu. Ce serait déjà rendre justice aux employés de la scierie de Gondrange, en Lorraine, que le chef de l'Etat vient de renoncer à revisiter, malgré la promesse faite aux salariés, en 2008, et qui n'auront bientôt d'autre choix, compte tenu de la désertification sociale environnante que de prendre leur baluchon. Ou à tous ces ouvriers qui se savent placés, depuis ces derniers mois, sur la carte de France des fermetures d'usine.

Bien sûr, aucun expert n'y est tenu, mais l'honnêteté commanderait de se lever tôt pour constater que le pays, comme ses voisins, est en proie, dès l'aube, chaque jour, à une incroyable fièvre de mouvements humains. Les gares sont pleines, les trains bondés, de femmes et d'hommes, de jeunes, lycéens ou étudiants, qui n'habitent plus, depuis longtemps, à proximité de leur lieu de travail ou d'étude. Qui sont ces automobilistes qui embouteillent les entrées de Paris et des grandes villes, à heures fixes, depuis des lustres ? On le sait : le durcissement des conditions de travail, même hors temps de crise économique, imposent à des dizaines de milliers de Franciliens de joindre, en d'interminables trajets, une banlieue de résidence depuis une banlieue d'emploi, ou l'inverse.

On a connu «les turbo-profs». Il y a désormais les salariés au longs cours du TGV. Qui vivent à Lille, à Rouen, à Orléans, et travaillent dans la capitale. Le pays a renoncé depuis longtemps à sa prétendue immobilité. Les observateurs extérieurs en sont restés à une lecture digne des romans de Jean Giono ou des écrivains provincialistes. Le sociologue Jean Viard notait avec justesse qu'au sortir de la dernière guerre, nos compatriotes ne connaissaient pas encore les déplacements excédants 5 kilomètres. Mais c'est bien fini. Les existences, en France, paraissent souvent en partance. Les vies s'arrangent du mouvement permanent, au moins des rythmes réguliers. On se quitte le dimanche soir plus souvent qu'à son tour.

Et ce n'est pas d'hier. Bien des périodes historiques importantes ont été, ici, marqués par «la mobilité», pour ne pas remonter plus loin que ces cinquante dernières années. Les guerres nationales, d'Indochine et d'Algérie, qui ont fait voir du pays aux engagés, puis aux appelés. Les grands mouvements migratoires des années 60, croisements d'entrants polonais ou maghrébins et de provinciaux s'en allant fonder, comme des pionniers, la région Ile de France. Se souvient-on encore du retour des Pieds-Noirs, en 1962? Et de Longwy? Du déchirant basculement de la sidérurgie lorraine vers Fos-sur-Mer? Les insurgés de l'usine Lip habitent aux quatre coins cardinaux. Tous les mineurs de France, grévistes des Charbonnages, en 1948 ou au début des années 60, n'habitent plus à vue, souvent, des corons de leurs lointains souvenirs. Bien forcés. Eux ou leurs petits-enfants.

Même la part «assistée» de la population active, ces fonctionnaires  qui font tant pour les expertises négatives concernant le champ social français, même celle-là est victime du malentendu. Car les employés du service public, justement, comme les militaires ou les enseignants, sont contrains par contrat au tour de France des postes, tard jusqu'à la fin de leur carrière. Grands routards de l'emploi, territorialement, les fonctionnaires.

Il s'agirait là d'une bien vaine querelle, culturelle, un peu folklorique, même, si le dogmatisme du « management » à l'anglo-saxone, tel qu'il se pratique et s'enseigne désormais en Europe, n'avait pas fait de ces vieilles lunes des vérités sociales à réformer d'urgence, car nuisible à l' « ultra-performance » et à « la rentabilité maximum » des grandes entreprises. A réformer au pas de charge, parfois, à la dure, si l'on a bien compris, comme à France Telecom. Autrement dit : mis à part les plus jeunes, sur qui il faut miser car ils sont plus fragiles, et socialement moins protégés, par définition, se méfier d'une population salariée qui doit forcément masquer derrière ses acquiescements de façade des résistances d'intention à la mobilité. Des rêves de vie plus harmonieuse. Banalement plus proche, pour chacun, du paysage de son cœur.

Philippe Boggio

Image de Une: Marathon de Paris. Gonzalo Fuentes / Reuters

En savoir plus
cover
-
/
cover

Liste de lecture