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Syrie: l'ONU connaissait depuis des mois la gravité de la famine à Madaya

Selon un document obtenu par notre partenaire Foreign Policy, l'organisation savait dès octobre les graves problèmes de malnutrition frappant la ville, sans en faire état en public.

À Madaya (Syrie), le 11 janvier 2016. REUTERS/Omar Sanadiki.
À Madaya (Syrie), le 11 janvier 2016. REUTERS/Omar Sanadiki.

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Istanbul (Turquie)

Avant le début du mois de janvier, Madaya n'était encore qu'une obscure ville du sud-ouest de la Syrie, cachée dans l'ombre de sa voisine, Zabadani, champ de bataille entre rebelles de l'opposition et les forces du président Bachar el-Assad, récemment fédérées au Hezbollah. Mais aujourd'hui, tandis qu'y arrivent les convois alimentaires et médicaux espérant lever son siège de la faim, Madaya polarise la colère des humanitaires syriens. La ville est devenue le symbole de leur exaspération vis-à-vis des Nations unies, qu'ils accusent de privilégier leur relation avec Damas aux dépens des habitants.

Selon des travailleurs humanitaires, le siège de Madaya est le pire de toute la Syrie. En octobre, déjà, des habitants de la ville avaient tenté de révéler la gravité de leur situation au plus grand nombre. En décembre, au moins 6 enfants et 17 adultes sont morts de faim et des centaines d'autres ont vu leur vie menacée par la famine.

Les responsables de l'ONU le savaient, mais il aura fallu que des images d'enfants décharnés fassent le tour des réseaux sociaux et suscitent l'émoi des médias pour qu'ils sortent de leur silence. Avant cela, leurs inquiétudes se sont bornées à un mémo interne, non destiné au public.

Ce flash update, rédigé le 6 janvier par le Bureau de la coordination des affaires humanitaires de l'ONU (OCHA), qui négocie les livraisons humanitaires, parlait d'une «situation désespérée» et d'un «besoin urgent» d'assistance. En octobre, précisait le document, les responsables locaux faisaient déjà état de 1.000 enfants âgés de moins d'un an souffrant de malnutrition.

Ce que le public ne pouvait pas savoir, vu que l'OCHA a attribué au document la classification «Interne, à ne pas citer». Sur les raisons de la non-publication de ce rapport, que Foreign Policy a pu se procurer, l'OCHA n'a pas fait de commentaire immédiat.

«Les gens ont froid, ils ont faim, ils ont quasiment perdu tout espoir»

Que l'ONU soit restée silencieuse pendant des mois face à la famine à Madaya explique en partie le malaise grandissant qui se propage aujourd'hui au sein des humanitaires internationaux et syriens. Une autre raison de ce désarroi, c'est l'argument, maintes et maintes fois répété, voulant qu'aucun siège n'est plus important qu'un autre et que tous doivent être levés, un objectif qui semble pour le moins inatteignable. Lorsque Yacoub el-Hillo, coordinateur humanitaire de l'ONU pour la Syrie, s'est adressé aux journalistes lors d'une conférence de presse le 12 janvier, un jour après l'arrivée du premier convoi, il a décrit les habitants de Madaya comme «une population désespérée: les gens ont froid, ils ont faim, ils ont quasiment perdu tout espoir». Pour autant, il n'a désigné aucun responsable et n'a jamais fait mention du Hezbollah, le groupe paramilitaire libanais à qui incombe en réalité le siège accablant ces civils syriens.

Jamais il n'a dévié de la litanie onusienne d'usage: le siège de Madaya, ville aux mains des rebelles, ressemble à tous les sièges fomentés par l’État islamique ou par l'opposition syrienne dans des régions contrôlées par le régime d'Assad. «Je n'ai pas de mal à dire qu'il s'agit d'une situation identique à toutes les autres villes où le siège est une tactique de guerre», a-t-il déclaré. Parmi les autres villes assiégées, on compte Foua et Kefraya, bastions gouvernementaux situés dans la province d'Idlib. Ces villes ont reçu des convois alimentaires du Programme alimentaire mondial, de la Croix-Rouge Internationale et du Croissant rouge syrien la même semaine que Madaya.

Mais Madaya n'est pas comme Foua ou Kefraya. Les prix alimentaires y ont atteint des sommets astronomiques: par exemple, le kilo de riz s'y négocie à 215 euros environ, selon les informations de la Syrian American Medical Society. Dans la province d'Idlib, le siège est visiblement plus souple: à Foua et Kefraya, le kilo de riz coûtait 1,15 euro la semaine précédant l'arrivée des convois humanitaires, et les pommes de terre 45 centimes pièce, selon ce que leurs habitants ont pu communiquer à ceux de Zabadani. Contrairement à Madaya, où le siège est consolidé par des snipers et des mines, certaines denrées alimentaires pouvaient encore arriver.

A Madaya, par contre, il n'y avait plus le moindre fruit ni légume et les habitants ne devaient leur survie qu'à de la soupe d'herbe bouillie. Les plus chanceux pouvaient tabler sur une petite ration de riz. «Avant, on pouvait manger 200 grammes de riz par jour; aujourd'hui, cette quantité nourrit quatre personnes», explique Ebrahem, un ingénieur informatique de 26 ans qui vit à Madaya avec ses parents et sa sœur aînée et ne veut être identifié que par son prénom. «On mange des feuilles. On mange des fleurs. La soupe d'herbe est très bonne», déclare-t-il par Skype. «Mais en hiver, il n'y a plus de feuilles ou d'herbe.» Quant aux fruits et aux légumes, «on les a complètement oubliés». Dans sa famille, tout le monde a perdu plus de 20 kilos.

Indignation

La gestion onusienne de cette crise a suscité l'indignation parmi les équipes médicales et humanitaires syriennes, qui accusent l'organisation internationale de courber l'échine face au régime d'Assad. Dans une lettre ouverte publiée le 13 janvier, 112 humanitaires œuvrant dans des zones assiégées accusent l'ONU de «courir après des autorisations dont [elle n'a] même pas besoin». En effet, deux résolutions du Conseil de sécurité exigent la libre circulation de l'aide humanitaire. Les responsables de l'ONU avaient donc toutes les autorisations nécessaires pour secourir Madaya au plus vite, sans en passer par le régime d'Assad. Et par leur pusillanimité, poursuit la lettre, les Nations unies sont devenues un «symbole de complicité», là où elles étaient un «symbole d'espoir».

A Damas, les responsables de l'ONU sont «soit trop proches du régime, soit trop apeurés à l'idée de voir leurs visas annulés par les mêmes forces qui nous assiègent», affirme la lettre. «Ceux dont les proches meurent de malnutrition ou de manque de soins médicaux les plus élémentaires n'oublieront jamais le personnel [de l'ONU] qui, logé dans des hôtels de luxe à quelques encablures de là, pouvait entendre les explosions de ses fenêtres». La lettre a été relayée par The Syrian Campaign, l'ONG qui aura lancé la campagne médiatique Break the Sieges voici quelques jours.

Aucun responsable humanitaire international n'a accepté de commenter ouvertement cette lettre, mais, en off, ils sont assez nombreux à conforter son propos. «Vu l'ampleur de cette catastrophe humanitaire, il nous faut être bien plus ambitieux que nous l'avons été», déclare un cadre de la Croix-Rouge Internationale.

Dans un communiqué envoyé à Foreign Policy le 15 janvier, l'OCHA a confirmé que sa priorité était d'arriver à un accord général permettant de lever tous les sièges de Syrie: «Envoyer des convois d'assistance humanitaire aux zones assiégées et difficiles d'accès est un objectif immédiat et essentiel, mais la priorité et la solution demeurent la levée de tous les sièges.»

Certains manquements de l'ONU se révèlent d'eux-mêmes. La semaine dernière, Yacoub el-Hillo admettait que l'organisation avait obtenu l'accord de Damas sur seulement un dixième de ses demandes de convois alimentaires et médicaux en 2015.

D'autres défaillances sont plus subtiles. Au sein de la communauté humanitaire internationale, les tensions se font sentir face aux méthodes de l'OCHA quand il s'agit de déterminer quelles zones sont assiégées ou «difficiles d'accès» –un différentiel de définition qui n'est pas anodin, vu qu'un siège qui prive des civils de biens nécessaires à leur survie peut être considéré comme un crime de guerre. Pour l'ONU, Foua et Kefraya sont des villes assiégées, alors qu'on n'y dénombre aucun décès dû à la famine. Madaya, par contre, est une zone «difficile d'accès».

Chiffres inexplicables

Dans la communauté humanitaire, rares sont ceux qui acceptent les chiffres donnés par l'OCHA et encore moins nombreux sont ceux qui peuvent les expliquer. Selon les estimations de l'OCHA, un peu moins de 400.000 personnes sont assiégées en Syrie, pour la plupart dans des zones sous contrôle gouvernemental. Mais selon la Syrian American Medical Society, on dénombrerait au moins 608.000 personnes assiégées par les forces loyalistes. Pour des responsables locaux, cités par le Syria Institute, une ONG américaine documentant la guerre en Syrie, plus d'un million d'individus vivent aujourd'hui dans des zones assiégées.

Des cadres humanitaires internationaux ont aussi critiqué l'ONU pour son habitude de minimiser les sièges des zones sous contrôle rebelle, pour donner la part du lion aux régions administrées par le régime. Par exemple, dans son communiqué du 7 janvier anticipant les livraisons humanitaires, Hillo commençait par déplorer «le sort de près de 400.000 personnes» assiégées dans différents quartiers de Deir ez-Zor, une ville de l'est du pays; à Daraya, située à l'ouest de Damas; à Foua et Kefraya; et dans des zones de la Ghouta orientale, la plaine rurale de Damas. 

Mais le communiqué de Yacoub el-Hillo ne tenait pas compte des différences dramatiques entre les sièges. La moitié des Syriens concernés, soit 200.000 personnes, vivent dans la région de Deir ez-Zor, contrôlée par le gouvernement. Ils sont assiégés par l’État islamique, mais aucun cas de famine n'y a été rapporté. Dans les quartiers administrés par le régime, le riz coûte 4,5 euros le kilo. Un prix chutant à 65 centimes dans les bastions de l’État islamique, affirment des militants rebelles.

Selon ces mêmes rebelles, l'aéroport militaire de Deir ez-Zor serait toujours opérationnel, ce qui permettrait au régime de livrer du carburant par hélicoptère aux quartiers assiégés. D'après des cadres de l'ONU, l'aéroport ne serait utilisable que la nuit, pour parer aux attaques des combattants de l’État islamique.

Ce n'est que vers la fin de son communiqué du 7 janvier que Yacoub el-Hillo mentionne Madaya. Une relégation qui occulte l'urgence. Comme le montrait déjà la dépêche restée confidentielle du 6 janvier, l'ONU avait parfaitement conscience du caractère atrocement catastrophique de la situation, une gravité sans commune mesure avec les autres sièges cités par Hillo au début de son communiqué.

L'ONU a-t-elle rédigé le communiqué et permis au gouvernement syrien de le corriger, pour faire en sorte que Madaya apparaisse comme un problème secondaire? «Je ne peux vraiment faire aucun commentaire», nous a déclaré Linda Tom, porte-parole de l'OCHA à Amman, qui participé à la rédaction du document.

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