France

«Je Suis Charlie», anatomie d’un symbole

Les trois mots inscrits sur fond noir ont polarisé la société française pendant un an. Son créateur revient sur un objet culturel non identifié, véritable couteau suisse sémantique devenu entre temps une œuvre du folklore populaire contemporain.

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Pour paraphraser Malraux qui parlait des succès d’édition, on pourrait affirmer qu’au-delà de 20.000 mentions sur Twitter pour un message, il s’agit sans doute d’un malentendu entre l’émetteur et ceux qui l’ont repris à leur compte... Dans les heures qui ont suivi l’attaque contre Charlie Hebdo, le 7 janvier dernier, à 12h52 exactement, Joachim Roncin poste sur le réseau social Twitter trois mots, «Je suis Charlie», sur fond noir, utilisant pour «Charlie» le logo du journal qui vient d’être attaqué. Il n’avait d’autre but que d’exprimer son émotion au moment du drame.

Sa composition sera pourtant massivement appropriée et relayée sur les réseaux sociaux, devenant le symbole de la solidarité avec les victimes, puis quelques jours plus tard, une bannière et un slogan de la plus grande marche publique jamais organisée en France, le 11 janvier à Paris.

Qu’est «Je suis Charlie»?

Joachim Roncin aura quarante ans en janvier. Il est graphiste, directeur artistique du magazine Stylist (dont Slate est partenaire) et journaliste musical. Ce n’est sans doute pas un hasard si c’est un professionnel de la production de symboles qui est à l'origine du plus puissant et du plus versatile qui ait accompagné la vague de terreur de l'année 2015. Et pourtant quand on le rencontre, Joachim tient à le rappeler: il n'a pas cherché à produire un logo, inventer un mot d'ordre viral, impulser un mouvement collectif: «c’était quelque chose que j’avais envie de dire. J’avais envie de m’exprimer comme ça, sans aucune prétention.»

En témoigne un détail: dans sa première incarnation, «Je suis Charlie» utilise une image du logo «Charlie», très légèrement incliné. Le graphiste fera plus tard une version plus «pro» pour répondre aux nombreuses demandes d'internautes qui souhaitaient l'imprimer.

Et c'est sans doute cette spontanéité maîtrisée –un professionnel de l'image et du signe, qui sur le moment ne pense pas à «être créatif»– qui explique que «Je suis Charlie» ait touché autant de gens qui se le sont approprié.

La première question a donc porté sur l’aspect technique de sa création, histoire de s’aventurer vers la sémiologie de Je suis Charlie en présence de son concepteur. De quoi parle-t-on: un logo? Un slogan? Un emblème? Aussi curieux que ça puisse paraître, la question ne lui avait jamais été posée et on se rend compte que la réponse n’est pas si évidente, signe de l’identité multiple de «Je suis Charlie», qui utilise plusieurs codes: la couleur, la forme, la typographie et bien sûr, le langage.

«C’est un slogan visuel, explique Joachim. Il a dans son ADN la typographie de Charlie Hebdo, il y a ce fond noir qui est une forme de respect pour les victimes, donc un signe de deuil. Ce qui n’était pas le cas à la base, je l’avais fait sur fond blanc, c’était pil poil le négatif de ça au début. Mais juste avant de le poster je me suis dit que ce serait bien de le faire sur fond noir pour exprimer le deuil.»

Cette opposition noir/ blanc peut aussi, inconsciemment, se lire comme «une contradiction intéressante entre le jeu d’opposition fond noir, écriture blanche, similaire aux drapeaux djihadistes d’Al-Qaïda et de Daesh» selon Barbara Fontar, auteure d'un mémoire de M2 sur la question[1].

Passons au texte, qui a capturé le moment tragique comme aucun autre, justement par son ambiguïté. Pourquoi cette syntaxe incorrecte? On aurait pu écrire «Je suis solidaire de Charlie», «Je suis d’accord avec Charlie», «Je suis avec Charlie», «Je suis triste pour Charlie», «Je suis choqué pour Charlie», etc. Mais «Je suis Charlie»? Parmi les références souvent avancées, il y a une scène célèbre du film de Kubrick, Spartacus, sur la révolte des esclaves sous l’Empire romain. Quand un militaire veut retrouver Spartacus, le meneur qui a déclenché la révolte, dans un groupe d’esclaves, les hommes se lèvent et crient chacun à leur tour «Je suis Spartacus» par solidarité avec leur camarade. Une référence citée par Joachim, qui avoue pourtant avoir réalisé sa création sans se baser consciemment sur cette ressemblance.

Plusieurs observateurs notent alors que la solidarité se conjugue cette fois à la première personne du singulier (notamment dans Sidérations - Une sociologie des attentats de Gérôme Truc), contrairement à de précédentes formules qui jouaient de l'identification collective à une nationalité ou à une origine («Nous sommes tous des Juifs allemands» en 68 en solidarité avec Daniel Cohn-Bendit attaqué par le journal d'extrême droite Minute, «Nous sommes tous Américains», éditorial de Jean-Marie Colombani, fondateur de Slate.fr, dans Le Monde après le 11-Septembre).

Charlie, porte ouverte sur le monde d'un enfant des années 70

Pourquoi «Charlie», enfin? Les générations d’après-68 ont grandi dans des sociétés dans lesquelles l’individu se définit de plus en plus par ses références culturelles, notamment ses goûts en matière de folklore populaire convoyé par les mass média: musique, télé, cinéma, vêtements, etc. C’est ce qu’exprime le «Charlie» mélancolique du slogan.

Joachim Roncin:

«Quand tu nais dans les années 70 et que tu grandis dans les années 80, tous ces personnages que sont Wolinski, Cabu, ça résonne, c’est des personnages qui t’ont élevé d’une certaine façon. Pour moi, “Je suis Charlie” exprime toute mon enfance, mon adolescence, l’impertinence qu’on m’a inculquée à la maison, où y’avait des Hara Kiri, des Charlie Hebdo qui traînaient. J’en ai acheté deux ou trois mais j’ai jamais été un lecteur assidu du canard. Mais ça fait partie de ma culture, ça fait partie de ma vie, je pense comme tout Français en fait, ce truc de la satire, de Desproges à Choron, ce sont des choses qui font partie de nous et de notre enfance.

«Charlie» est donc un terme chargé, qui pour une génération fonctionne comme un sésame qui ouvre la porte d'un répertoire culturel partagé. C'est le ton d'une époque, et son influence culturelle dépasse de loin les seuls «soixante-huitards» qui se reconnaissant dans ses valeurs, son ton libertaire, souvent provocateur et sans limite de mauvais goût.

«J’ai dit “Je suis Charlie” parce que pour moi la liberté d’expression est essentielle dans notre démocratie, donc voilà, c’est pour ça que j’ai dit ça à ce moment», souligne Joachim Roncin. Car «Charlie» évoque le moment de transition entre l'hebdo Hara-Kiri, qui doit cesser sa parution après avoir ironisé sur la mort de De Gaulle, et un nouveau format préparé par la même équipe pour contourner la censure, qui prendra le nom de Charlie Hebdo. Dès l'origine, Charlie Hebdo est perçu comme le magazine dont la raison d'être est de repousser les limites de la menace de censure, menace incarnée alors par l'Etat.

Charlie Hebdo est un magazine dur par son ton et la violence de certaines de ses caricatures. Mais «Je suis Charlie» aura à l'inverse quelque chose de doux et vulnérable: «Charlie» et non plus «Charlie Hebdo», évoque l'enfance puisqu'on appelle un enfant par son seul prénom. Une fois encore, le slogan répond inconsciemment à l'histoire du journal: les membres d'Hara Kiri publiaient en parallèle un mensuel, «Charlie», en référence –entre autres– au personnage de BD Charlie Brown. C'est enfin le «Charlie» qu'on cherche en vain dans les dessins des livres pour enfants de la série Où est Charlie?

«Je ne suis pas Charlie»: le grand malentendu

Je suis pour la liberté d’expression et de la presse. Et si ces droits-là sont bafoués, c’est grave pour notre démocratie. Voilà ce que moi j’ai voulu dire avec “Je suis Charlie”

Joachim Roncin

C’est ici qu’on quitte le monde intérieur du créateur pour entrer dans le domaine de l'interprétation d’un signe par une population immensément diversifiée. Et c’est évidemment à partir de là que tout va se compliquer, jusqu’à rapidement déconner totalement. Car à partir du moment où personne ne s’était mis d’accord sur ce que signifiait «être Charlie», il ne fallait pas s’attendre à ce que ne pas l’être revête une signification univoque.

«Le problème avec ce slogan, c’est qu’après ça s’est politisé. A la base, “Je suis Charlie” c’est vraiment un message sincère, pur, qui est solidaire des victimes, des familles des victimes, mais après, au vue des interviews que j’ai menées depuis quelque temps, je trouve qu’on essaie d’y mettre beaucoup, beaucoup, beaucoup de choses dans ce Je suis Charlie

L'écouter plus tôt ou plus attentivement aurait peut-être permis d'économiser quelques polémiques qui durent en longueur: «On ne peut pas tout mettre dans Je suis Charlie», résume simplement Joachim Roncin.

La formule est incontestablement «médiagénique» (expression de Philippe Marion citée par Maëlle Bazin). Tout comme son antagonisme, «Je ne suis pas Charlie», dont les tenants vont rapidement remplir les pages des journaux français. Dans le week-end qui suit les marches républicaines dans toute la France, Le Monde titre sur «Cette France qui n’est pas “Charlie”»: après la sidération et le sentiment d’union, la presse parisienne finit par franchir le périph pour se rendre compte qu’au-delà, le slogan «Je suis Charlie», devenue entre temps une injonction, ne produit pas les mêmes réactions chez tout le monde.

Assez vite, des intellectuels agacés par l’esprit moutonnier du Je suis charlisme, ou qui admettent difficilement que la société puisse communier autour d’un slogan fédérateur, vont faire voler le consensus apparent en éclats, publiant d’innombrables tribunes en affirmant qu’eux ne sont pas du tout Charlie, alors même qu'ils condamnaient pour la plupart les attentats. Il en résultera un profond quiproquo: pour le créateur,

«Le sens premier de ce slogan était juste de dire simplement: je suis pour la liberté d’expression, je suis pour la liberté de la presse. Et si ces droits-là sont bafoués, c’est grave pour notre démocratie. Voilà moi mon point de vue, voilà moi ce que j’ai voulu dire avec “Je suis Charlie”.»

Or l'idée va s'imposer qu'est Charlie celui ou celle dont les opinions politiques sont alignées sans réserve sur la ligne éditoriale du média, alors que le message était beaucoup moins politique que cela, et assimilait «être» Charlie au fait de reconnaître la supériorité du principe de liberté d'expression au-delà des contenus –d'où l'ambiguité du célèbre «Je suis Charlie, Mais». «“Je suis Charlie” est là pour défendre aussi ceux qui disent “Je ne Suis pas Charlie”, et ça c’est important», rappelle son créateur.

Le fait de débattre autour du fait d’«Être ou ne pas être Charlie», finalement, ça a permis de faire éclore plein de débats un peu latents, d’ouvrir la parole

Joachim Roncin

Le slogan a donc fini par signifier l’inverse de l’intention initiale. «Charlie» est devenu polarisant, clivant, ce que regrette Joachim:

«A partir du moment où il y a de la sur-analyse, c’est là où on commence à politiser ce slogan, et où on commence à décréter qu’être ou ne pas être Charlie, c’est créer une scission en France. Et c’est ça le problème, c’est qu’il n’y a pas de scission à avoir, il y a des gars qui sont morts parce qu’ils ont fait des putain de dessins. De quelle scission on parle? On parle de gars qui dessinent, et d’autres gars qui arrivent avec des kalachnikov et qui les buttent. Après on peut parler du blasphème, on peut parler de la diffamation, on peut parler de la laïcité en France, bien évidemment. Mais je pense que c’est mettre beaucoup de sens dans ce “Je suis Charlie”, qui est au final quelque chose d’assez basique, c’est juste un témoignage de solidarité. Point.»

Au milieu de l’année 2015, il devenait possible –et recommandé– d’être ou de ne pas être Charlie sur à peu près tous les sujets. C'est même devenu une plaisanterie populaire: «C'est pas très Charlie», «Tu n'es pas Charlie», l'expression est détournée à l'infini, à propos d'à peu près n'importe quoi. Dans un autre article à paraître dans Le défi Charlie, le chercheur Romain Badouard identifie au moins trois ensembles de partisans «pas Charlie», ce qui révèle encore une fois la polysémie du message initial.

Dans cette vidéo en caméra cachée, un acteur porte ostensiblement un t-shirt portant l'inscription «Je ne suis pas Charlie» et les altercations avec des passants illustrent toutes les nuances d'interprétations possibles de ce message contestataire:

L’anti-Charlisme culmine avec la publication quelques mois après les attentats de janvier de Qui est Charlie?, brûlot d’Emmanuel Todd dans lequel le démographe assimile les marches du 11 janvier à des réactions de haine et de mépris vis à vis des musulmans de la part de la population aisée du pays.

Cet enrolement de «Je suis Charlie» au service de toutes les opinions et de leur contraire est-il finalement une mauvaise chose? Bien qu'il ne soit allé «dans la même manif que Todd a priori», Joachim Roncin, fermement déterminé à ne pas se laisser entraîner dans la controverse Charlie, reconnaît que «ce truc-là a cristallisé des anxiétés, et des discours qui étaient latents. Le fait de débattre autour du fait d’“Être ou ne pas être Charlie”, finalement, ça a permis de faire éclore plein de débats un peu latents, d’ouvrir la parole».

L'analyse de Todd pointait aussi une fracture de classe entre les «Charlie», France des classes moyennes et supérieures et du vote «Oui» au référendum sur le projet de constitution européenne, et des classes populaires qui rejetaient cette manifestation de solidarité venue d'en haut. Joachim au contraire observe qu'en dehors des cercles médiatiques, le sens initial de son message de solidarité a été parfaitement saisi par une majorité de la population qui s'est économisé d'épuisantes déconstructions du phénomène, comme en témoigne ces écriteaux «Je suis Charlie» qu'il voit un peu partout en France aux devantures des petits commerces ou des cafés:

«Les gens le gardent comme un message pur et se disent: “Putain il y a eu des victimes, moi je suis contre le fait qu’on tue pour des gens qui dessinent”. Et je pense que ça s’arrête là».

Un symbole qui écrase la concurrence

Maggie dans Les Simpsons

Produit du folklore populaire globalisé, «Je suis Charlie» connaîtra aussi une carrière fulgurante de mème, une forme culturelle souvent graphique, qui évolue et mute à mesure que de nouveaux utilisateurs se la réapproprient, la déclinent et la font circuler sur les réseaux. Consécration ultime, les Simpsons intègreront à leur générique une séquence où Maggie, épaule dénudée façon Liberté guidant le peuple, tient un drapeau sur lequel on lit «Je suis Charlie».

«Et c’est là où vraiment j’ai pris conscience que le message était passé de l’autre côté du bar. Que c’était devenu une sorte d’élément pop-culturel. Où, bien évidemment, ça va être malaxé, transformé, remixé dans tous les sens. Ce qui s’est passé assez vite. Y’a eu des déclinaisons à l’infini, y’a eu des «Je suis» très drôles, des «Je suis» pas drôles du tout. Les mecs étaient même pas enterrés qu’il y avait des "Je suis Charlie Coulibaly" ou des "Je suis Charles Martel"» [formules utilisées respectivement par Dieudonné et Jean-Marie Le Pen, NDLR].

Mais le père de «Charlie», qui a rejoint Reporters sans Frontière et intervient régulièrement dans des écoles, restera malgré tout fidèle au message de son slogan: liberté d’expression comme principe démocratique: «Si tu veux dire “Je suis Charles Martel”, moi je trouve ça honteux, mais... je n’ai rien à y redire.»

Comme le fait remarquer son auteur, «Je suis Charlie» est un même à deux niveaux. Le niveau sémantique: sa syntaxe si particulière, qui s’inspirait de formules célèbres («Je suis Spartacus», «Ich bin ein Berliner», etc), a servi de structure pour de nouveaux slogans. On peut citer parmi les plus célèbres «Je suis Ahmed», du prénom du policier Ahmed Merabet, tué par les frères Kouachi fuyant les locaux de Charlie Hebdo. Après l'attentat du musée du Bardo à Tunis, des «Je suis Tunisien», «Je suis Tunisie» ou «Tunis» fleurissent sur les réseaux. En novembre après les attentats de Paris, on sera cette fois-ci «en terrasse» ou simplement «Paris».

Le mème génèrera également d'innombrables déclinaisons graphiques. Après le 13-Novembre, l'une des compositions visuelles en concurrence pour devenir LE symbole de la France touchée, utilisera les éléments graphiques de «Je suis Charlie» et sa structure: deux lignes, en blanc et gris, sur carré de fond noir.

Le carré noir associé à cette typographie blanche est devenu «un peu comme le cadre du paquet de clopes avec “Fumer tue”», souvent utilisé parce que l’association à la notion de danger est immédiate. Si le slogan «Pray for Paris» («Priez pour Paris») dépassera sur twitter son ancêtre de janvier de quelques dizaines de milliers de mentions, difficile de se hisser au niveau de l'envergure culturelle de «Je suis Charlie», dont la notoriété ne se limite pas au nombre de retweets, mais également aux citations par des médias influents et à l'intégration au langage courant et aux discussions quotidiennes.

L’étalon «Je suis Charlie» révèle l’incapacité à produire un symbole d’une force comparable après les attentats du 13 novembre. Sans doute parce que la population visée n’avait, cette fois, aucun effort d’identification à faire avec les cibles, pour la simple raison que la cible était elle-même, c’est à dire tout le monde. En dépit de nombreuses contributions, aucune n’aura la puissance d’évocation ni la capacité d’adaptation du slogan de janvier. «J’ai voulu faire Je suis Charlie pour dire que je n’avais pas peur», analyse Joachim alors qu’on se quitte. Le succès des marches de janvier témoigne de ce besoin des gens de se rappeler qu'ils forment une société. En novembre, un des premiers gestes avant même d'exprimer sa solidarité a été de s'enregistrer sur le «Safety Check» de Facebook, pour rappeler qu'on était vivant. Comme pour dire, «Je suis à couvert».

1 — Barbara Fontar est citée par par Maëlle Bazin, dans une analyse des usages du slogan dans Le défi Charlie: les médias à l'épreuve des attentats, à paraître prochainement chez Lemieux éditeurRetourner à l'article

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