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Rawabi, la colonie palestinienne qui embarrasse Israël

Une nouvelle ville est en construction en Palestine. Programme immobilier grandiose et projet politique ambitieux, elle se heurte aux blocages israéliens. La «guerre des colonies» a-t-elle commencé? Enquête en Cisjordanie.

Ouvriers palestiniens travaillant à la construction de Rawabi, le 27 octobre 2013 | REUTERS/Mohamad Torokman
Ouvriers palestiniens travaillant à la construction de Rawabi, le 27 octobre 2013 | REUTERS/Mohamad Torokman

Temps de lecture: 7 minutes

Shifa Salah est une jeune «rawabienne». À 26 ans, un élégant foulard sur les cheveux, des yeux pétillants d’intelligence, la jeune femme est l’une des premières habitantes de Rawabi. Ingénieure –ce qui est rare pour une fille ici–, récemment diplômée de l’université de Bir Zeit, et juste mariée, Shifa Salah vient d’emménager dans cette nouvelle ville avec son époux. Elle est enceinte. «Rawabi est une importante success-story pour les Palestiniens», me lance-t-elle, tout sourires, lorsque je la retrouve dans la «show-room» de présentation de Rawabi City.

Pour se rendre à Rawabi, il faut emprunter le shirout n°218 ou 219, un bus collectif palestinien qui part de la porte de Damas à Jérusalem-Est. Une dizaine de minutes plus tard, on franchit le mur de séparation entre Israël et les territoires palestiniens au niveau du village de Kalandia.

Le check-point, tenu par l’armée israélienne, est souple dans le sens Jérusalem-Ramallah, le bus le traverse sans même marquer le stop (mais il devient très strict dans le sens inverse: il faut sortir des voitures pour franchir à pied la «frontière» et être minutieusement contrôlés et fouillés; la plupart des Palestiniens de Cisjordanie ne sont pas autorisés à passer). Encore dix minutes de route et, s’il n’y a pas trop de trafic, on arrive à Ramallah, la capitale de la Palestine. De là, il faut prendre un nouveau mini-bus pour Bir Zeit, l’université au nord de la ville, puis un taxi jusqu’à Rawabi.

La cadre, alors, est spectaculaire. Dans une vallée aride du désert, avec de rares oliviers épars, apparaît tout à coup, sortie de nulle part, une ville à flanc de collines. Rawabi signifie «les collines» en arabe.

Dubaï en Cisjordanie

C’est comme un mirage. Voici Dubaï en Cisjordanie! Abu Dhabi en Judée! Des dizaines d’immeubles modernes ont été comme accrochés au rocher. La ville est construite en escargot, selon un plan circulaire.

La route est à peine praticable; et, soudain, on est dans une ville toute neuve aux rues pavées de pierres blanches et grises. En chemin, la flore est inexistante, il n’y a pas âme qui vive; et, brusquement, on découvre une végétation exotique et verte, des employés municipaux qui s’affairent et des drapeaux palestiniens qui flottent au vent avec audace.

Du côté israélien, les colonies sont une banalité: elles poussent comme des champignons, partout en Cisjordanie. Du côté palestinien, la naissance d’une nouvelle ville est rare. On la fête donc comme un événement exceptionnel. «C’est la première fois que nous construisons une nouvelle ville», affirme Hanan El-Wazir, l’une des responsables du projet, avec laquelle je visite Rawabi, à bord d’un véhicule municipal.

Du côté israélien, les colonies sont une banalité: elles poussent comme des champignons, partout en Cisjordanie. Du côté palestinien, la naissance d’une nouvelle ville est rare

Car c’est bien d’une ville qu’il s’agit. Un maire a déjà été élu. L’hôtel de ville est en construction, comme les écoles. Une caserne de pompiers et un poste de police doivent suivre. Une clinique, une piscine, un aqua-parc et des hôtels cinq étoiles sont prévus; un supermarché est presque achevé, un multiplexe ultra moderne arrive. J’aperçois le haut minaret d’une immense mosquée déjà bâtie. Je vois également un amphithéâtre de plein air, de type romain, presque achevé, dans lequel pourront prendre place, dès l’été 2016, «jusqu’à 15.000 personnes assises pour des spectacles de divertissement de niveau international», selon Hanan El-Wazir. Elle ajoute, visiblement heureuse: «Regardez: il n’y a aucune citerne d’eau sur les toits des immeubles, ni parabole pour recevoir la télévision par satellite.» Les citernes noires sont un symbole sur les toits de la plupart des maisons palestiniennes.

Pour l’instant, on croise peu d’habitants, à l’image de Shifa Salah, dans les rues de Rawabi. On me précise qu’une centaine de résidents seraient déjà installés dans la ville mais je ne peux le vérifier (lorsque je visite Rawabi, à deux reprises, fin décembre 2015 et début janvier 2016, c’est encore la période des vacances scolaires en Palestine et certains habitants sont hors de la ville, me dit-on). En tout cas, 40.000 personnes sont attendues pour les mois ou les années à venir, logés dans 6.000 «unités immobilières».

Les prix seront-ils abordables? Difficile de répondre à cette question. Selon les promoteurs immobiliers, les logements oscilleraient, à l’achat, entre 60.000 et 165.000 euros par appartement –ce qui n’est donc guère accessible à la plupart des Palestiniens. À Rawabi, on me garantit toutefois que les classes moyennes palestiniennes pourront y acheter un bien et que des facilités d’emprunts bancaires seront étudiées sur place par des professionnels (je vois en effet dans la «show-room» plusieurs bureaux d’agences bancaires). D’autres s’inquiètent que Rawabi devienne une ville résidentielle de luxe pour l’élite économique de Ramallah, certains Arabes-Israéliens désireux d’avoir une maison en Cisjordanie ou des Palestiniens des États-Unis. «Nous voulons que les gens vivent à Rawabi, ce ne doit pas être une ville de résidences secondaires», promet toutefois Hanan El-Wazir.

Ville modèle

L’architecte du projet est un milliardaire palestinien-américain du nom de Bachar al-Masri. Il a eu l’idée de ce programme immobilier de grande ampleur en 2007 et, pour le mener à bien, il s’est associé, sous la forme d’une joint-venture avec sa société Massar International, à la branche immobilière de l’État du Qatar («Qatar Diar»).

Parallèlement, Rawabi a bénéficié du soutien politique de l’Autorité Palestinienne, en matière d’infrastructures. Ce qui n’est pas allé sans retard. La construction des vingt-trois quartiers imaginés (trois seulement sont bâtis pour l’instant) n’a commencé qu’en 2011. Une vidéo emphatique présente l’ambition initiale, bien que la ville reste d’abord un projet immobilier privé.

 

Rawabi se veut une ville modèle. Elle sera verte et «smart». Le centre-ville est réservé aux piétons. Les ordures sont récoltées automatiquement et traitées sur place; les rues sont écologiques; le gaz, l’eau et l’électricité sont canalisés en sous-sol. «Nous en sommes très fiers, car c’est encore rare en Palestine», insiste Hanan El-Wazir. Je vois aussi de nombreux panneaux solaires qui resplendissent déjà, à deux pas du désert, bénéficiant naturellement d’un bon taux d’exposition au soleil. Les appartements sont connectés à la fibre optique –ce qui est également rare, y compris dans la capitale Ramallah.

 

C’est comme une compétition entre colonies

Shifa Salah, ingénieure et habitante de Rawabi

La ville voudrait aller plus loin et devenir une «smart city», une ville numérique. Sa promotion est faite, par la service de communication municipal, sur Facebook, Instagram et même Pinterest. Ses fondateurs espèrent même qu’elle soit un incubateur pour start-ups et que les multinationales du net, comme Google ou Microsoft, y installent leur siège social palestinien.

Projet de résistance

Rawabi est pourtant bien davantage qu’une ville: c’est un projet politique qui ne dit pas son nom. À quelques kilomètres à peine, sur la colline d’en face, on distingue Ataret, une colonie israélienne implantée en Cisjordanie. Les deux villes se regardent. «C’est comme une compétition entre colonies», lâche Shifa Salah. (En fait, me dira plus tard une porte-parole de Rawabi, «on ne peut pas comparer les deux projets: Rawabi est une ville palestinienne légale en territoire palestinien; Ataret est une colonie israélienne illégale en territoire palestinien».)

Est-ce un projet de résistance contre l’«occupant» israélien? Personne ne me le dit en ces termes mais l’idée est bien là. Bachar al-Masri a parlé, dès le début, de son projet comme d’un «espoir de paix». Sur place, on me précise juste, à mots comptés, qu’il «s’agit de montrer que les Palestiniens, eux-aussi, savent construire des villes modernes», selon Shifa Salah. «Il ne s’agit pas de mots, ni de rêves: on a fait un projet réel, une ville réelle», ajoute Salah.

Du côté israélien, les réactions sont variées, signes d’un certain embarras. Le gouvernement incite depuis longtemps les Palestiniens à choisir la voie de la «modernité» et une ville comme Rawabi pourrait incarner une certaine pacification. Dans un éditorial consacré au projet, le grand quotidien Yediot Aharonot a salué tous ceux qui veulent sortir du terrorisme et embrasser une «normalisation».

Il semble, en revanche, que les colons israéliens, ceux qui, voisins, habitent Ataret, ne partagent pas cet optimisme. Ils seraient même venus, à plusieurs reprises, détériorer les drapeaux palestiniens de Rawabi. Pour cette raison, un immense étendard d’une quinzaine de mètres de haut a été érigé aux couleurs de la Palestine. Il est plus difficile à détruire. «Les Israéliens ont tous les droits, rappelle d’ailleurs Shifa Salah. Ils peuvent tout faire ici. Ils peuvent venir détruire notre drapeau, ou même notre ville. Nous autres Palestiniens nous savons cela. Nous vivons constamment en sachant cela.»

Contrôle israélien

Au-delà du drapeau, Rawabi est confronté à des problèmes d’infrastructures graves, qui montrent que les tensions politiques n’ont pas disparu derrière ce projet immobilier privé. Il y a eu d’abord la question de l’eau, qui a entraîné plusieurs années de retard dans sa construction.

Car si la ville a été installée en «zone A», comme on appelle les territoires qui, selon les accords d’Oslo de 1993, sont sous la responsabilité intégrale de l’Autorité palestinienne, la route qui y conduit, depuis Ramallah, est située sur une courte portion de moins de trois kilomètres, en «zone C», sous contrôle israélien strict. Il y a d’ailleurs un check-point, peu avant l’entrée de Rawabi (je l’ai franchi facilement mais il arrive, m’a-t-on dit, que les soldats des forces armées israéliennes s’y montrent tatillons, ce qui suscite de longues files d’attentes, et nuit à l’image de la nouvelle ville).

Les Palestiniens n’ont-ils rien à proposer de mieux qu’une ville qui ressemble à toutes les «suburbs» américaines des années 1960 ou aux pires colonies israéliennes de béton?

Sous ce prétexte, Israël a longtemps différé les autorisations pour l’approvisionnement en eau de la ville –une mesure «dilatoire» considérée comme «mesquine» par mes interlocuteurs de Rawabi (pendant quelques temps, ils ont organisé un «pont routier» en approvisionnant la ville en eau avec des camions citernes).

Et puis, il y a le problème même de la route d’accès à Rawabi. Pour une ville de 40.000 habitants, la voie actuelle, unique et étroite, est très insuffisante. Mais l’administration israélienne tarde à donner les autorisations à son élargissement.

Enfin, et c’est peut-être le plus grave, il y a la question de la nature très artificielle du projet. À voir les maisons toutes identiques en escargot, on se demande qui aura vraiment envie de venir vivre là. Des start-upers palestiniens vont-ils vouloir s’installer dans le désert alors que l’écosystème numérique à Ramallah est plus propice à l’incubation? Et lorsque Rania, une Américano-Palestinienne qui vit à Ramallah, me fait découvrir l’architecture intérieure des logements de Rawabi –tous identiques, avec à peine quelques latitudes pour choisir la couleur des meubles–, je doute du cadre de vie qui sera ainsi créé. Les Palestiniens n’ont-ils rien à proposer de mieux, pour leur projet politique emblématique, qu’une ville qui ressemble, dans sa monotonie, sinon sa médiocrité, à toutes les mauvaises «suburbs» américaines des années 1960 ou aux pires colonies israéliennes de béton? D’ailleurs, le modèle architectural de Rawabi, circulaire et en escargot, n’est pas sans rappeler les colonies illégales implantées par l’État hébreu.

Shifa Salah, pourtant, est enthousiaste. Elle travaille et vit ici. Son rêve d’ingénieure est devenu réalité. Elle espère voir grandir ses enfants dans la ville. Et comme beaucoup, elle espère que Rawabi ne sera qu’une première étape. Et qu’il y aura, me dit-elle, «une Rawabi II, une Rawabi III, IV, V». En l’écoutant, je repense à la formule anti-impérialiste célèbre de Che Guevara –figure tant aimée par les Palestiniens–, qui avait annoncé «deux, trois, plusieurs Vietnam». Ce pourrait être cela, finalement, le slogan politique du projet: «Comme nous pourrions regarder l’avenir proche et lumineux, si deux, trois, plusieurs Rawabi fleurissaient en Palestine.»

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