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L’année 2015 s’était ouverte sur l’une de ces polémiques dont raffolent les généticiens et les biologistes; une dispute qui les voit entrer sur le terrain des philosophes. Deux spécialistes américains, Bert Vogelstein et Cristian Tomasetti, annonçaient dans le magazine Science être en mesure de démontrer qu’une majorité des cancers étaient plus le fait du hasard que d’autres causes.
L’affaire était d’importance. Pionnier de l’approche de génétique moléculaire des cancers Bert Vogelstein (Johns Hopkins Kimmel Cancer Center) était alors régulièrement cité comme faisant partie des scientifiques américains nobélisables. Dans le même temps ces conclusions allaient contre une lecture dominante selon laquelle les cancers sont pour l’essentiel la conséquence de notre environnement; à commencer par nos comportements comme le démontre à l’envi la consommation de tabac.
On accusa alors une partie de la presse généraliste d’avoir procédé à des raccourcis quelque peu sensationnalistes; des ellipses de nature à ruiner les entreprises de prévention: si le cancer est inné, pourquoi s’évertuer à modifier les comportements à risque? Et il est vrai que l’on pouvait, par certains côtés, retrouver dans cette publication scientifique certains des traits du concept religieux et politiquement hautement dangereux de prédétermination.
Les même données, les conclusions opposées
L’année 2015 s’achève sur une polémique inverse. Une étude qui vient d’être publiée dans Nature (le concurrent de Science) aboutit à des conclusions opposées. Les auteurs de la publication sont dirigés par le Dr Yusuf A. Hannun (Stony Brook Cancer Center, New York). Selon eux ce sont 80% de l’ensemble des cancers qui, d’une manière ou d’une autre, trouvent leur origine dans l’environnement et nos comportements. Ces conclusions sont d’autant plus intéressantes (et seront d’autant plus débattues) qu’elles sont obtenues à partir des mêmes données de base.
Au départ, tout le monde est d’accord ou presque: les lésions cancéreuses sont la conséquence de mutations survenant dans l'ADN de telles ou telles cellules; mutations qui conduisent à des phénomènes de croissances anarchiques et progressivement hors de contrôle. Les oppositions scientifiques commencent quand il s’agit de déterminer la cause première de ces dérèglements cellulaires.
En janvier les deux auteurs de Science étaient parvenus à la conclusion que les lésions cancéreuses sont très souvent la conséquence d’un «manque de chance» intrinsèque; et ils avançaient l’hypothèse selon laquelle environ les deux tiers de l'incidence des cancers de l'adulte résulteraient essentiellement d’une «malchance». Ces cancers seraient la conséquence de mutations génétiques aléatoires, des mutations plus fréquentes au fil du temps et survenant lors des divisions des cellules souches qui assurent le renouvellement constant des tissus et des organes.
Dans cette lecture pathologique les facteurs connus de risques cancérogènes (toxiques ou infectieux) n’interviendraient que dans un tiers des cas. Les deux chercheurs fournissaient ainsi un classement des tumeurs cancéreuses: celles, les plus fréquentes, où le rôle du hasard prédomine (cancers du pancréas, mélanomes, tumeurs du poumon des non-fumeurs) et celles (cancers du côlon, du poumon des fumeurs notamment) où d’autres facteurs sont en jeu. Pour autant, même dans ce cas, les aléas génétiques et cellulaires joueraient selon eux un rôle essentiel.
Les auteurs de Nature arrivent quant à eux à la conclusion que les facteurs déclenchant des processus cancérogènes sont pour l’essentiel extrinsèques à l’organisme et non intrinsèques et à ses mécanismes de réparations altérés. Selon eux les corrélations mise en évidence dans l'article de janvier dernier ne permettaient pas de véritablement faire la part du hasard. Et ils formulent de nouvelles hypothèses qu’ils disent étayer par des arguments qui, au final, leur permettent de conclure que l'essentiel du risque cancéreux (entre 70 et 90%) est bel et bien d'origine environnementale comme l’exposition aux fumées et goudrons du tabac ou aux rayons ultra-violets.
Roulette russe
Pour le Dr Yusuf Hannun l’image de la roulette russe est assez parlante.
«Les facteurs externes jouent un rôle important, et les gens ne peuvent pas se cacher derrière la malchance. Ils ne peuvent pas fumer et dire que le cancer qui suit est l’effet de la malchance, a -t-il expliqué à la BBC. Prenons un revolver et la roulette russe. Le facteur intrinsèque sera représenté par une balle. Un risque sur six, c’est la malchance intrinsèque. Le fumeur, lui, ajoute deux à trois balles dans ce revolver. Puis il appuie sur la gâchette. Il y a toujours une chance, mais elle se réduit. Du point de vue de vue de la santé publique, nous voulons enlever autant de balles que possible du revolver.»
La biologie et la génétique moléculaire rejoignent ici le bon sens: ne pas fumer, avoir une alimentation saine, maintenir un poids raisonnable et ne pas consommer trop d’alcool ne sont pas des garanties absolues contre le cancer en général, mais réduisent notablement le nombre des balles dans le barillet.
Pour l’heure la plupart des spécialistes se refusent à trancher entre ces deux conceptions aussi opposées, le presque-tout hasard et le presque-tout comportemental, une forme de fatalité et une forme de libre arbitre. Ces spécialistes observent notamment qu’il s’agit là de constructions réalisées à partir d’algorithmes qui autorisent de larges possibilités statistiques et une large palette d’interprétations des données brutes.
En pratique tout ses passe comme si ces approches comportaient encore un trop grand nombre d’inconnues pour que les équations posées puissent être résolues –le tout dans un contexte mouvant où l’on découvre chaque jour un peu plus, via l'«épigénétique», les troublants rapports que peuvent entretenir des structures génétiques infiniment malléables sous l’effet des mille et une facettes de l’environnement.
Commentant, pour Slate.fr, la publication de Science en janvier dernier le Pr Antoine Flahault, directeur de l’Institut de santé globale (Faculté de médecine, Université de Genève) avait eu cette formule: «ce que l’on appelle la malchance n’est qu’une autre façon de nommer ce que l’on ne connaît pas bien aujourd’hui». Un an plus tard cette définition du hasard n’a, tout bien calculé, rien perdu de son actualité.