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En banlieue parisienne, le bureau de Tariq Ramadan se situe au cœur du vieux Saint-Denis. Pour s’y rendre, il faut prendre sur la rue principale, à droite après la librairie islamique. Dans la cour, le préfabriqué jouxte la petite mosquée, également en préfabriqué. Comme si ce lieu de culte, cette présence musulmane à Saint-Denis, n’étaient pas faits pour durer.
L’«assistante personnelle du professeur», c’est ainsi, dit-elle, que Tariq Ramadan la présente, travaille dans ces deux pièces sans luxe et tout juste confortables grâce à un chauffage d’appoint. Elle est convertie et voilée. À ses côtés, une jeune femme s’occupe, tandis que son bébé dort dans une poussette, de l’expédition du dernier ouvrage de Tariq Ramadan, entreposé par piles dans la réserve. Elle aussi est convertie et voilée. «Cela prouve bien que l’islam de Tariq Ramadan n’est pas un islam de culture, pas un islam arabe», analyse le chercheur Olivier Roy.
Outre les éditions Tawhid, qui l’ont fait connaître en France, ce sont les Presses du Châtelet, rue des Bourdonnais, au cœur de Paris, qui éditent l’«auteur Ramadan» avec dix de ses titres au catalogue. L’un d’eux, Muhammad, dans la collection Archipoche, est parti à 43.500 exemplaires, tandis que Mon intime conviction s’est écoulé à 35.000 exemplaires.
«Depuis dix ans, les livres de M. Ramadan ont tendance à se vendre de mieux en mieux, surtout ceux qui concernent les analyses du monde de l’islam, de ses textes et de la vie du Prophète», commente son éditeur français, Jean-Daniel Belfond. «Deux de mes livres récemment publiés sont des rééditions de textes ou d’ouvrages écrits il y a seize et dix-huit ans, relève Tariq Ramadan. Ils restent d’actualité, certains les découvrent et sont surpris. Il y a des choses que je répète depuis vingt-cinq ans, dans la surdité qui caractérise l’accueil de mes propos en France.»
Traduit dans une dizaine de langues, «Tariq Ramadan est indéniablement un homme d’affaires et d’argent, selon «l’ex-Monsieur islam» au ministère de l’Intérieur Bernard Godard, mais c’est un homme correct et honnête, qui sait gérer son "entreprise"». Une «entreprise» qui comporte, outre celui de Saint-Denis, quatre autres bureaux (Londres, Doha, Genève, Washington) et dont le capital, l’outil de production et le produit se confondent en une seule et même personne: Tariq Ramadan. Ce dernier sait d’ailleurs que sa présence dans un rassemblement vaut assurance d’avoir du monde, «mon public», aime-t-il à dire. Quant aux organisateurs, il y a longtemps qu’ils ont réalisé que le nom de Tariq Ramadan attire et «fait vendre».
Tandis que le spécialiste de l’islam et du monde arabe Gilles Kepel, adversaire mordant et ironique, le surnomme le «prédicateur», Olivier Roy juge que «Tariq Ramadan est un homme complexe, qui désire avant tout être reconnu comme intellectuel et comme un universitaire».
Ramadan aimerait être adoubé par le champ intellectuel français mais il n’est pas considéré comme un intellectuel ou un académique au sens classique du terme
Samir Amghar,
auteur de L’islam militant en Europe
Ce dernier intervient ou est intervenu dans de nombreuses universités: en Grande-Bretagne, aux États-Unis, au Japon, etc., mais pas dans l’université française, dont les portes lui sont restées closes. «Je l’aurais bien vu donner des cours d’islamologie à Paris, comme le faisait le Franco-Algérien Mohammed Arkoun», regrette l’un de ses soutiens fidèles depuis trente ans, l’éducateur et militant associatif Ali Rhani.
«Ramadan aimerait être adoubé par le champ intellectuel français mais il n’est pas considéré comme un intellectuel ou un académique au sens classique du terme, avance le sociologue Samir Amghar, auteur de L’islam militant en Europe. À la différence des intellectuels des années 1960-70, qui appliquaient une grille de lecture marxisante pour éclairer les rapports de domination entre le Nord et le Sud, lui n’a élaboré aucune théorie pour penser le monde. Il est prisonnier d’une pensée religieuse selon laquelle tout procède de l’islam, lequel doit s’adapter pour tenir compte du contexte.»
«Tariq Ramadan se veut un intellectuel organique de l’islam, ce qui est très difficile en France, même pour un intellectuel qui voudrait se faire reconnaître intellectuel organique du catholicisme», estime Bernard Godard.
Double discours
En 2006 sort le premier livre d’une presque inconnue, Caroline Fourest. Selon cette journaliste et féministe, Frère Tariq (c’est le titre de son ouvrage) parle libéral dans les médias mais fondamentaliste et réactionnaire auprès de son public musulman. Elle l’accuse de «double discours».
Trois ans plus tard, lorsque Frédéric Taddeï les reçoit enfin sur le plateau de «Ce soir ou jamais», l’atmosphère entre les deux est électrique, pour ne pas dire haineuse.
«Il est bien trop simple de parler de double discours, estime Stéphane Lacroix, chercheur au Centre de recherches internationales de Sciences-Po (Ceri). Tariq Ramadan a trois publics différents: 1) les musulmans français voire européens et occidentaux 2) le public français non musulman et 3) le public du monde arabe. Ce mélange des genres lui joue parfois des tours, l’obligeant à adapter sa parole sans, à mon sens, que celle-ci ne varie réellement sur le fond.»
«Ceux qui parlent de double discours pour Tariq Ramadan ne comprennent rien! renchérit Olivier Roy. Regardez lorsque face à Nicolas Sarkozy, il a dit qu’il ne pouvait pas annuler le texte sur la lapidation pour adultère, mais a appelé à un moratoire, c’est bien la preuve qu’il n’a pas de double discours!» Auteur notamment de L’islamisme en face, François Burgat enfonce le clou: «Il est stupide de parler de double discours à l’heure des réseaux sociaux et de YouTube quand tout est enregistré.»
«Dire que j’ai un double discours revient à dire que le discours musulman est du domaine de l’altérité: s’il est trop audible et trop clair, il faut le parasiter en lui supposant un autre sens», répète Tariq Ramadan. Dans un article titré «Tariq Ramadan, l’énigmatique», le journaliste du Monde Xavier Ternisien relevait lui, plutôt qu’un double discours, des propos ambigus, ce qui a fâché le principal concerné, qui ne lui a plus parlé pendant un an.
En fait, la fortune de cette formule de «double discours» vient aussi de ce qu’elle plonge ses racines très profond dans la mémoire collective française. Tariq Ramadan est ainsi assimilé à l’Arabe nécessairement fourbe, capable de vous sourire un jour et de vous tuer le lendemain, celui-là même, au cœur de la propagande française des années 1950 en Algérie, que certains colons français dénonçaient et que les appelés français devaient combattre.
Tariq Ramadan a trois publics différents: 1) les musulmans français voire européens et occidentaux 2) le public français non musulman et 3) le public du monde arabe. Ce mélange des genres lui joue parfois des tours
Stéphane Lacroix, chercheur au Centre de recherches internationales de Sciences-Po
«Au début, Tariq Ramadan cherchait ses marques, il a pu se contredire puis, par la suite, il lui est arrivé de ne pas dire la même chose, comme n’importe quel homme politique le fait selon l’audience à laquelle il s’adresse. Ne jamais oublier la dimension politique de Tariq Ramadan, sinon on se trompe sur le bonhomme», renchérit le Lyonnais Abdelaziz Chaambi, qui ne fait pourtant plus partie de ses soutiens.
Or, s’il y a bien un sujet sur lequel Tariq Ramadan dit la même chose depuis des années, c’est sur la façon dont l’islam de France est organisé:
«La gauche comme la droite sous-traitent l’islam de France à d’autres pays via la formation des imams et le financement des mosquées. Ça arrange les deux côtés: la France se débarrasse du problème et les ambassades algérienne, marocaine, voire saoudienne, par exemple, gardent la main sur leur population d’origine ou sur le discours de référence. On préfère un islam littéraliste sous contrôle étranger!»
«Ça fait un bail qu’il propose l’instauration d’une organisation cultuelle indépendante à trois niveaux: financier –grâce à l’autofinancement et aux mécènes–, intellectuel et culturel, c’est-à-dire ne se liant pas avec les pays d’origine», témoigne l’éducateur spécialisé Ali Rhani. «Les occidentaux musulmans doivent reconnaître les acquis des sociétés occidentales tout en revendiquant le droit à déterminer pour eux-mêmes les contours de leur identité, de leurs pratiques et de leur espérance spirituelle», prolonge Tariq Ramadan.
Frères musulmans
Petit-fils du fondateur des Frères musulmans, cet homme né en Suisse refuse d’être réduit à ce principal courant de l’islam politique. Aux plans de la généalogie familiale comme intellectuelle, il relève pourtant des Frères musulmans. Quoique «sur un certain nombre de points, il se différencie évidemment des Frères égyptiens, jordaniens ou saoudiens car ses sources d’inspiration intellectuelle sont plus hétérogènes que ces derniers», précise le chercheur et politiste arabophone Jean-Baptiste Le Moulec.
Les différends que Tariq Ramadan rencontre avec les «Frères» français, rassemblés au sein de l’Union des organisations islamiques de France (UOIF), concernent souvent le fonctionnement de l’institution, la forme avant le fond.
«Il dérange les dinosaures de l’UOIF car il prend de la place et met en lumière leur incompétence. Ils ne le font pas entrer au conseil d’administration et tapent dessus derrière son dos mais dès qu’il est là, ils sont tout sourire car ils ont besoin de lui, et puis c’est tout de même le petit fils de Hassan el-Banna!» raconte Farid Abdlekrim, dont le livre Pourquoi j’ai cessé d’être islamiste décrit ses démêlés avec l’UOIF et Tariq Ramadan. «Il a des griefs contre la structure, s’est auto-exclu de lui-même de l’UOIF plusieurs fois mais ils se rabibochent toujours.» «Le fonctionnement autoritaire, stalinien même, du mouvement des Frères musulmans se retrouve au niveau français à l’UOIF, le conseil d’administration est verrouillé et, cela, Tariq Ramadan le critique», explique Bernard Godard.
En Égypte, dont ses parents sont originaires, une branche des Frères musulmans a créé un parti politique islamique. Mais, en décembre 2014, Tariq Ramadan précisait bien au Point qu’il serait le premier à s’opposer à un parti islamique en France: «Les Français de confession musulmane doivent intégrer les structures politiques existantes, qui, elles, devraient cesser de surfer sur le populisme à caractère stigmatisant et raciste.»
En revanche, selon Stéphane Lathion, enseignant suisse qui a étudié l’évolution de l’islam européen depuis deux décennies (et connaît Tariq Ramadan depuis encore plus longtemps), Tariq Ramadan «est quand même l’un des plus brillants porte-parole des Frères musulmans et il a préparé depuis trente ans cette approche normative de l’islam, cette visibilité revendiquée –avec l’instrumentalisation du voile–, ces discours sur le halal/haram, et tout cela a préparé le terrain pour les salafistes».
Complotisme
Se démarquant plutôt des Frères musulmans sur le sujet, «Tariq Ramadan a eu une lecture un peu conspirationniste des printemps arabes, ce qui lui a d’ailleurs été reproché par certains dans le monde arabe», rappelle Stéphane Lacroix, qui a codirigé L’Égypte en révolutions avec Bernard Rougier. «Selon Ramadan, les printemps arabes, ce n’était pas une révolution spontanée mais en partie le produit d’une conspiration américaine. Bien sûr que les Américains ont des intérêts dans la région mais de là à ce qu’il mobilise une grille de lecture complotiste...», ajoute le chercheur Samir Amghar.
«Je ne suis pas du tout dans la thèse conspirationniste mais je lis les faits, expliquait Tariq Ramadan lors d’une conférence organisée en septembre 2011, durant laquelle il évoquait, entre autres, le mouvement du 6 avril 2011 en Égypte. L’idée que, tout à coup, sui generis, de rien, est apparu fin 2010 un mouvement qui a emporté tout le monde, c’est un mensonge, ça ne tient pas sur les faits, il y a eu des gens qui ont été formés [à la non-violence, pour cela] dans différents pays» –en Serbie, au Caucase, sans oublier le soutien de Google, explique-t-il.
Ramadan est l’un des plus brillants porte-parole des Frères musulmans: il a préparé depuis trente ans cette approche normative de l’islam, cette visibilité revendiquée, ces discours sur le halal/haram
Stéphane Lathion, auteur de Les musulmans, une menace pour la République?
Cette thèse a également été défendue en... Turquie par le gouvernement du Parti de la Justice et du développement (AKP, islamo-conservateur, tout à la fois proche et distinct de la mouvance des Frères musulmans). C’était lors des manifestations dites de Gezi, en mai et juin 2013, qui ont vu des millions de Turcs dénoncer l’autoritarisme et l’intrusion dans leur mode de vie de l’ex-Premier ministre Recep Tayyip Erdogan. Comme Tariq Ramadan, la presse pro-AKP et certains ministres ont alors accusé «une organisation de la société civile serbe» d’avoir planifié ce soulèvement. Mais les dirigeants turcs, eux, ont donné le nom de cette organisation: «Otpor». Quel qu’ait pu être le rôle réel d’Otpor, Tariq Ramadan–comme le gouvernement islamo-conservateur turc– douterait-il de l’autonomie des forces sociales et politiques d’un pays?
Tariq Ramadan n’est donc pas seulement aux prises avec des publics différents, il l’est avec ses contradictions propres, entre d’un côté la famille dont il pourrait se sentir le plus proche, l’islam politique qui se définit en opposition à l’Occident, et de l’autre sa volonté de façonner un islam compatible avec l’Europe. C’est ce grand écart qui est compliqué, particulièrement en France, où il s’est heurté à une conception de la laïcité vue comme «antireligieuse» par ses détracteurs, réactivée à partir des années 1990 par ceux qui jugent que l’islam est incompatible avec la laïcité. Lui s'appuie sur une autre vision de la laïcité française, qui permet l’exercice de la liberté de culte, laquelle n’est pas cantonnée à la sphère privée et peut avoir une existence publique.
Un des moyens pour lui de donner de la visibilité à l’islam passe par des femmes voilées et revendiquant de l’être. «Le droit de porter le foulard tient de la liberté universelle de conscience et n’a rien en soi de communautaire, dit Tariq Ramadan. Pour certaines femmes, le foulard a permis de s’affirmer et de se libérer, pour d’autres, il a pu être imposé. Ma position est claire: il est inacceptable d’imposer le port du foulard aux femmes, comme en Iran et et Arabie saoudite, comme il est inacceptable de leur imposer de l’enlever.»
Avec l’affaire du voile, «Ramadan accuse de communautarisme l’État français et ses institutions, les dépouille de l’universalisme dont se targuait la République pour tenter de récupérer celui-ci à son profit», dénonce Gilles Kepel dans Fitna. Guerre au cœur de l’islam. L’universitaire et militante altermondialiste Catherine Samary, membre du Collectif des Féministes pour l’égalité (CFPE) et proche de Tariq Ramadan, le défend: selon elle, ce dernier «met régulièrement l’accent sur des conditions essentielles de l’autonomie des femmes et sur l’égalité des droits: notamment l’accès à l’enseignement et au marché de l’emploi, bien plus importants, dit-il, que la façon dont on s’habille».
En fait, un peu comme pour la laïcité, deux conceptions du féminisme s’affrontent en France. Et, comme pour la laïcité, Tariq Ramadan a choisi: pas le féminisme qui considère que le foulard est en soi un symbole d’oppression et qu’il faut le bannir pour protéger les femmes, mais l’autre féminisme, qui pense que le voile est affaire avant tout de liberté individuelle et que les chemins de l’émancipation sont à trouver par les femmes (voilées) elles-mêmes.
«La femme était effectivement la porte d’entrée d’un Occident désireux de s’en prendre à nous, et la meilleure manière de répondre, c’était que les femmes elles-mêmes s’emparent des questions qui leur étaient propres et qu’elles se défendent toutes seules. C’est en tout cas ce que je disais lorsque je faisais partie de l’UOIF, explique Farid Abdelkrim. En moi-même, je pensais que c’était quand même mieux que ce soient les femmes qui parlent pour nous plutôt que des barbus à bedaine!»
«Ramadan boys»?
Pavillon Wagram, 29 mai 2015. Le dîner de gala du Comité contre l’islamophobie (CCIF) bat son plein quand apparaît sur un grand écran le visage de Tariq Ramadan. Après un message de solidarité adressé aux convives, le voilà qui offre de mettre aux enchères un déjeuner en sa compagnie. L’argent est destiné à soutenir les actions du CCIF.
«Quoi, 1.000 euros pour aller manger avec un mec qui va me réciter le Coran!», s’exclame l’animateur Yassine Belattar. Le repas avec le «George Clooney des musulmans», ainsi que le surnomme l’humoriste de la soirée, partira pour beaucoup plus que 1.000 euros: 2.500 euros.
Ramadan n’accepte pas les critiques. Dès que j’ai eu le malheur de dénoncer ses rencontres avec Soral, Dieudonné, De Villiers ou Marine Le Pen, il a fait du chantage auprès des organisateurs d’une conférence qu’il tenait à Lyon pour m’interdire de parler de Résistance Palestine et du CRI
Abdelaziz Chaambi, président de la Coordination contre l’islamophobie (CRI)
«C’est pour moi la grande surprise de la soirée, remarque l’ancienne députée PS Corinne Narassiguin, qui représente ce soir-là le premier secrétaire du Parti socialiste, Jean-Christophe Cambadélis. Je ne savais pas Tariq Ramadan si populaire.»
Dans la salle, ils sont nombreux ceux «pour qui Tariq Ramadan a joué un rôle important» du temps de leurs 20 ans et depuis. «Certains sont des clones de Ramadan, ils imitent son look et sa façon de parler mais c’est l’individualisme qui l’a emporté, s’embourgeoiser, se faire une notabilité ou faire du pognon et carrière, voilà ce qui compte pour eux!» s’exclame, toujours critique, Abdelaziz Chaambi, qui préside la Coordination contre l’islamophobie (CRI), une structure rivale du CCIF.
Peut-on parler de «Ramadan boys»? Marwan Muhammad comprend l’aspect «accrocheur» de la formule mais la trouve «en décalage avec les messages qu’a essayé de faire passer Tariq dans ses enseignements, et aussi un peu injuste envers ceux qui, comme [lui], essayent d’apporter une contribution qui ne soit pas dans la réplique ou le mimétisme basique de ce qu’a fait le professeur Ramadan, mais dans la recherche d’un cheminement personnel propre».
D’ailleurs, lors du dîner de gala du CCIF, Marwan Muhammad ne propose pas un repas en sa compagnie mais une visite au siège de l’OSCE, à Vienne, où il vient de prendre ses fonctions comme conseiller sur les questions d’islamophobie. Une perspective qui emballe ma voisine de table, jeune enseignante d’économie, voilée, dynamique et ravissante, qui y mettra autant d’argent que le dentiste qui a remporté le dîner avec Tariq Ramadan.
Marwan Muhammad explique avoir «tiré les enseignements des accusations systématiques» dont Tariq Ramadan a été l’objet: «L’un des enjeux, c’est aussi de ne pas se laisser enfermer dans l’entre-soi défensif que cette situation provoque. Voila pourquoi, à l’OSCE, je veille à poursuivre mon travail sur toutes les formes d’intolérance, autant sur l’islamophobie que sur l’antisémitisme ou d’autres formes de racisme, explique-t-il. Ceux qui voudraient me taxer de “communautarisme” pour me rendre inaudible auront bien du mal.»
Sont également présents au dîner du CCIF des représentants des Indigènes de la République ou de l’extrême gauche. Dans son roman de politique-fiction Soumission, Michel Houellebecq décrit un Tariq Ramadan «plombé par ses accointances trotskistes» et trop «compromis avec la gauche anticapitaliste». Or, qui enquête sur Tariq Ramadan se rend compte que ce n’est pas aussi simple. «On n’a pas beaucoup entendu Tariq Ramadan sur les questions économiques et sociales, or c’est ça l’essentiel: la question sociale, l’égalité, et Ramadan oublie souvent d’en parler», regrette le sociologue et militant Saïd Bouamama.
Soutenu en France par des groupuscules d’extrême gauche, Tariq Ramadan compte en Turquie «de nombreuses relations au sein du parti islamo-conservateur au pouvoir [AKP]; il est par exemple ami avec l’un des conseillers les plus fidèles du président Erdogan», selon un intellectuel musulman turc. Or, l’AKP est aux antipodes de l’extrême gauche (kurde et non kurde), qu’il muselle et réprime violemment. De même, la proximité de Tariq Ramadan avec le Qatar, où il dirige un centre de recherche sur la législation islamique et l’éthique, passe mal auprès de certains musulmans de gauche.
«Nous avions mené des combats contre le capitalisme financier, les pétromonarchies, le néocolonialisme, les dictatures dans les pays arabes, les rapports Nord-Sud, rugit l’ex-gauchiste Abdelaziz Chaambi, et tout d’un coup on le retrouve dans les bras du Qatar aux côtés de la princesse Moza, dans un luxe et une ostentation de richesses à révolter l’ensemble du tiers monde et des banlieues misérables dans lesquelles il s’est fait une renommée et un public.»
Tandis que Marwan Muhammad explique: «Depuis que Tariq Ramadan a présenté au Qatar son projet de Centre de recherche sur la législation islamique et l’éthique, il a toujours veillé à garder la liberté de critiquer cet État. La vraie question que devraient se poser ceux qui critiquent ce financement du CILE par le Qatar, c’est de savoir pourquoi nous n’avons pas été collectivement capables de sortir nos chéquiers et d’ouvrir ce centre en France ou en Europe!»
Visiblement, ces deux-là, Abdelaziz Chaambi, le militant lyonnais, et Marwan Muhammad, le haut fonctionnaire international, pour lesquels l’irruption de Tariq Ramadan sur la scène française a été si décisive et formatrice, ne sont plus d’accord sur grand-chose, si ce n’est sur l’islamophobie grandissante en France.
«Ramadan n’accepte pas les critiques, quoiqu’il dise le contraire publiquement. Dès que j’ai eu le malheur de dénoncer ses rencontres avec Soral, Dieudonné, De Villiers ou Marine Le Pen, et les postures politiques qu’il a prises à ce moment-là, il a fait du chantage auprès des organisateurs d’une conférence qu’il tenait à Lyon pour m’interdire de parler de Résistance Palestine et du CRI», dénonce Abdelaziz Chaambi, qui en a visiblement gros sur le cœur.
«Beaucoup de personnes, converties ou non, qui avaient pourtant cheminé spirituellement avec lui ont été déçues par le fossé grandissant entre les paroles et les actes de Tariq Ramadan, résume Stéphane Lathion, qui le connaît depuis les années 1980. La cohérence de l’homme est devenue plus difficile à suivre.»
Le 13 novembre 2015 vu de Doha
Tariq Ramadan n’est pas à Paris lors des attentats du 13 novembre, ni à Saint-Denis le 18, lors de l’assaut donné contre les djihadistes du squat de la rue Corbillon. Alors, ce jour-là, il enregistre une première version d’un message aux musulmans français, puis une seconde moins confuse que la première. Il y condamne fermement les attentats, donne une explication, déjà classique pour lui, du mot «djihad» (le vrai djihad est un combat intérieur, c’est une attitude spirituelle), pour finir par appeler malgré tout les musulmans à manifester contre de tels actes terroristes.
Beaucoup de personnes, converties ou non, qui avaient pourtant cheminé spirituellement avec lui ont été déçues par le fossé grandissant entre les paroles et les actes de Tariq Ramadan
Stéphane Lathion, auteur de Les musulmans, une menace pour la République?
Dans les semaines qui suivent, son discours se focalise sur la rhétorique de l’état d’urgence et de la guerre, qu’il fustige. Il dénonce les perquisitions et assignations à résidence jugées abusives: «Je ne suis ni Charlie ni Paris, je suis “perquisitionnable”», déclare-t-il sur les réseaux sociaux.
Autrement dit, il choisit de faire corps avec une communauté musulmane qui serait indistinctement visée par les discours publics et les mesures policières. Et il prévoit de protester avec ses camarades d’extrême gauche contre l’intensification de la guerre et les bombardements en Syrie lors d’un meeting à Saint-Denis le 11 décembre.
Triple échec
Or, si ce 13 novembre 2015 marque la faillite de nos élites politiques depuis vingt ans, c’est aussi l’échec de Tariq Ramadan.
Celui qui fut le «hérault des jeunes musulmans de France» a indéniablement apporté des réponses individuelles à ces derniers, qui ont découvert l’islam à travers ses livres. Et il a favorisé, nommé et rendu visible un islam adapté à l’Occident, sans fardeau culturel venu d’ailleurs.
Mais, premier échec, son «discours citoyen» n’a pas vraiment pris et il «n’a pas su ou pas pu conserver de crédibilité dans l’ensemble du tissu musulman, en particulier à cause de l’essor des salafistes», comme le regrette l’islamologue François Burgat. «Le discours de Tariq Ramadan n’est plus un discours religieux, même s’il revêt une dimension éthique. C’est un discours qui n’est plus normatif et qui a donc tendance à se séculariser. C’est ce qui explique en partie que le terrain a été laissé aux salafistes», explique le chercheur Samir Amghar.
Et puis, il n’a pas non plus pu construire une représentation forte et autonome des musulmans de France. «Il nous a cassé une dynamique collective qui devait faire émerger des dizaines de cadres au profit de sa visibilité et de sa carrière, on a perdu vingt ans de travail collectif», dit, amer, Abdelaziz Chaambi. «Tout d’un coup, il était dans sa tour d’ivoire, or j’avais beaucoup cru en lui, il aurait pu initier un mouvement mais il n’a pas voulu ou n’a pas su», se désole Farid Abdelkrim.
Et enfin, troisième et dernier échec, il n’a pas réussi à devenir un des interlocuteurs privilégiés des pouvoirs publics français, lesquels ont un étrange comportement à son égard. D’un côté, nos élites politiques le décrivent comme le diable incarné, celui qu’il faut éviter à tout prix et avec lequel il n’est pas question de parler. De l’autre côté, comme on vient de le voir encore avec Claude Bartolone et sa boussole, on s’y réfère, on cite ses propos, bref, il est là, fantôme omniprésent dans le débat politique, constant objet de polémique, ce qui lui redonne à chaque fois un peu plus d’importance. Depuis vingt ans, c’est bien une relation de méfiance, de fascination-répulsion –à la limite de la schizophrénie– qui s’est installée entre nos élites politiques et Tariq Ramadan.