Culture

«Une femme dans la tourmente», un éclair de beauté

Cette semaine ressort en salle un film japonais somptueux. Il est signé du trop méconnu Mikio Naruse.

© Les Acacias

Des films, il en sort plein –trop– toutes les semaines. Des bons et des moins bons ou des carrément nuls, des gros et des petits, des attendus et d’autres pas. Qui est très attentif à l’actualité cinématographique y découvrira fréquemment des œuvres intéressantes, et assez souvent des films remarquables. Sinon domine un sentiment de quantité indistincte d’où émergent des mastodontes, les blockbusters (James Bond et Hunger Games en attendant Star Wars), et de loin en loin un «événement critique», comme par exemple Le Fils de Saul ou Mia Madre. Ce n’est pas exactement la routine, il se passe plein de choses dans la vie du cinéma telle qu’elle se renouvelle constamment dans les salles. Mais c’est le flux, un flux si massif que l’effet de masse tend à prendre le pas sur la singularité des objets.

Et puis il arrive que surgisse, hors de tout repère, un coup de tonnerre totalement imprévisible. Un choc. Il s’appelle Une femme dans la tourmente. C’est un film japonais de 1964. Il raconte simplement une histoire simple. Dans le Japon de l’après-guerre, une femme a aidé sa belle-famille à relever la boutique familiale ruinée par le conflit et la mort de son mari.

Le quatrième mousquetaire du cinéma japonais

Mais le petit commerce affronte la concurrence des supermarchés venus d’Amérique, et la jeune femme affronte les sentiments de son jeune beau-frère, qui l’aime malgré la réprobation de l’entourage et les règles sociales. C’est un mélodrame. C’est, surtout, une splendeur de chaque instant, un miracle de mise en scène. Le sublime noir et blanc, la grâce lumineuse et subtile des deux interprètes principaux, l’agencement des thèmes sentimentaux, sociaux et historiques, l’humour discret et la capacité d’embrasser un registre très vaste, de la chronique à la tragédie, sont les composants les mieux repérables de ce miracle. Ils n’en donnent pas le secret, qui semble trouver dans une formule magique où fusionneraient le plus beau d’un certain cinéma italien, d’un certain cinéma américain et d’un certain cinéma japonais.

Le réalisateur, Mikio Naruse, est loin d’être un complet inconnu. Il est, et demeure, l’injustement méconnu quatrième mousquetaire du cinéma classique japonais. Si Kenji Mizoguchi, Yasujiro Ozu et leur cadet Akira Kurosawa ont peu à peu conquis leur place parmi les grands noms de l’histoire du cinéma, Naruse reste en retrait, comme si un dieu de la renommée à l’esprit borné avait décidé que pour les Japonais, trois ça suffisait bien.

Comme Mizoguchi et Ozu, Naruse (1905-1969) a commencé à l’époque du muet. Lorsqu’il réalise Une femme dans la tourmente, il a derrière lui 22 films muets tournés entre 1930 et 1934, et pas moins de 56 longs métrages, dont une brassée de chefs d’œuvre (L’Éclair, Le Grondement de la montagne, Nuages flottants, Pluie soudaine…). Il tournera encore trois films après Une femme dans la tourmente, film qui doit aussi nommément à l’actrice préférée du réalisateur, Hideko Takamine, qui fut à douze reprises son interprète.

Que Naruse soit un cinéaste majeur (1) importe évidemment, et que ce film offre l’occasion de le découvrir, et puisse donner envie d’aller y voir plus avant a son importance. Mais quand bien même se ficherait-on d’érudition cinéphile, ou de culture japonaise, Une femme dans la tourmente est une expérience à la fois intense et ouverte, une joie qui se passe de justifications. Les thèmes qui la travaillent n’ont rien de daté, et les émotions qu’il mobilise avec tant de puissance et de délicatesse sont de tous temps et de tous lieux, même si le récit trouve sa force aussi d’être inscrit dans un territoire, une situation historique, un contexte culturel. Et puis disons-le, en ces temps si sombres, cette rencontre avec la beauté fait du bien. Pas pour «penser à autre chose», pas pour s’étourdir dans un lointain féérique ou illusoire. Non, juste parce que cette beauté-là, mystérieusement, en redonnant confiance, donne des forces.

1 — Lire l’ouvrage décisif que lui a consacré Jean Narboni, Naruse, les temps incertains (Cahiers du cinéma) Retourner à l'article