Monde

Dans le piège du Cavaliere

La presse fait vaciller Berlusconi... sur son terrain seulement.

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Silvio Berlusconi n'a décidément pas de chance. Ou trop, puisqu'on ne parle que de lui. Le Cavaliere avait assez de ces magistrats «qui font de la politique»? Voilà que la presse, transalpine et au-delà, se repaît du récit de ses parties fines. Le Vatican, traditionnellement bienveillant, cache mal son embarras sur le même sujet. C'est à peine si la récente démission, le 3 septembre, du directeur du journal épiscopal Avvenire, Dino Boffo, à son tour mis en cause dans des affaires de mœurs par Il Giornale — propriété du beau-frère de Sua Emittenza — représente une consolation. Il y a pire. Les plaintes du président du Conseil contre une presse internationale qui lui cherche noise mobilise désormais toute la profession contre lui avec l'appel de La Repubblica, et émeut jusqu'à l'hémicycle européen. Maudit hémicycle, d'où l'on a déjà épinglé les conflits d'intérêts du Cavaliere en 2003, quand celui-ci traitait de «kapo» le socialiste allemand Martin Schulz en séance plénière. Les députés communistes italiens Lucio Manisco et Giuseppe di Mello avaient aussitôt sonné la charge contre leur tycoon de compatriote.

Aujourd'hui, une résolution du même tonneau surgit des rangs du groupe parlementaire libéral (ALDE). Son contenu définitif et son vote exigeront sans doute du temps, mais l'affaire tombe mal. La posture diplomatique de Silvio Berlusconi prend un coup de plus après une nouvelle saillie de son cru sur le «bronzage» de Barack Obama et en prime, de la First Lady. Une dose de muflerie sur du racisme ordinaire? Le Cavaliere ne craint pas l'humour de chambrée, on le sait. L'essentiel est de faire parler de soi.

Mais la manie de la surenchère médiatique semble se retourner contre son auteur. Le malaise enfle car la bouffonnerie ne se contente plus de scandaliser ou de déclencher des rires gras, c'est selon. Elle pose question sur une méthode de gouvernance. Elle pointe aussi la manière dont l'homme qui voulait aligner les antiques statues en bronze de Riace pour décorer «son» G8 commence à vaciller de son piédestal.

Avant d'être président du Conseil, Silvio Berlusconi est et reste ce bouillonnant Citizen Kane milanais de l'empire Fininvest, dont la filiale Mediaset détenait déjà plus de la moitié de la presse privée transalpine tous supports confondus. Fort de ces commodités et propulsé à la tête de l'Etat par les suffrages, Sua Emittenza a pu, dès lors, lancer son OPA médiatique sur le secteur public. Gouverner par les médias, gouverner dans les médias, gouverner les médias, c'est tout un. La politique a horreur des antennes vides et ce théorème berlusconien a même produit des émules du côté de la France et de la Slovaquie. Occuper l'espace, audiovisuel de préférence, et l'arranger si besoin. Foin du mythique contre-pouvoir qui délogeait Nixon de la Maison Blanche.

Le Cavaliere, qui n'a pas perdu la main managériale, redessine au bon moment l'organigramme d'une rédaction. A la porte!, les insolents Michele Santoro et Enzo Biagi, journalistes de la RAI. Dehors!, l'irrévérencieux Daniele Luttazzi, humoriste de la RAI lui aussi. Et si Feruccio De Bortoli veut bien se donner la peine de démissionner de la direction du Corriere della Sera après un excès de critique... L'intéressé a cédé et les petites purges ont continué jusqu'à aujourd'hui. Pour avoir invité Patrizia D'Addario, ancienne maîtresse du Cavaliere, dans son émission «Annozero» sur la RAI, l'indocile Michele Santoro retournera au placard qu'il avait connu en 2002. Silvio Berlusconi a dénoncé l'«usage criminel» d'une télévision publique sommée de faire preuve d'«objectivité et d'impartialité». Mieux encore, le fauteur de «kapo» et de «bronzage» en conclut que «la liberté de la presse n'est pas la liberté d'insulter».

Admettons. Silvio Berlusconi a une conception très à lui de la liberté de la presse, et surtout de la confrontation entre cette liberté-là et la pratique politique. Mais admettons. La sentence berlusconienne, si culottée qu'elle soit, pose en filigrane l'autre problème soulevé par la logique médiatique que le Cavaliere a imposée. Car enfin, en le déstabilisant sur le registre personnel ou intime, la presse est bel et bien tombée dans le piège tendu par un homme dont la présence médiatique consiste justement à jouer au bonneteau entre l'homme public et l'homme privé.

En somme, la presse n'a de prise sur Silvio Berlusconi que sur le terrain du scandale privé. Son terrain. Alors? Match nul et balle au centre, pour reprendre une expression digne d'un président du Milan AC? L'hypothèque médiatique berlusconienne n'est pas levée. Si l'arroseur a été arrosé par son jouet - la presse, celle-ci n'a pas encore imposé son jeu ni remporté la partie. Le «meilleur président du Conseil depuis 150 ans» sait encore se dissimuler sous les frasques de Sua Emittenza en Sardaigne et ailleurs. Or le second n'existerait pas sans le premier qui représente l'essentiel. La liberté de la presse a peut-être marqué un point, mais le vrai débat, sur l'homme public, reste à atteindre. La mobilisation des journalistes auxquels les députés européens emboîtent le pas est un signe. Mais gare au talent de bateleur du Cavaliere. Cet homme connaît la valeur médiatique de la posture du martyr, et surveille de très près une cote de popularité toujours enviable.

Benoît Hervieu

Image de une: Le 30 septembre à Rome. REUTERS

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