Économie / Monde

La leçon d’humilité d’un banquier central

Au moment où la BCE s'efforce de relancer la croissance de la Zone euro, l'un de ses membres éminents, le Français Benoît Coeuré, livre son analyse d'une économie mondiale de plus en plus difficile à décrypter.

Benoît Coeuré, membre du comité exécutif de la Banque centrale, lors d’une conférence interparlementaire à Berlin, le 16 octobre 2015 | AFP PHOTO/TOBIAS SCHWARZ
Benoît Coeuré, membre du comité exécutif de la Banque centrale, lors d’une conférence interparlementaire à Berlin, le 16 octobre 2015 | AFP PHOTO/TOBIAS SCHWARZ

Temps de lecture: 3 minutes

La mondialisation a changé les relations économiques, financières et monétaires beaucoup plus profondément qu’on ne le pensait. Les plus solides certitudes d’hier s’écroulent. Il n’y a plus de «paradigme», c’est-à-dire une vision complète et cohérente du monde qui dicterait aux responsables la meilleure politique à suivre. Il est temps de «tout repenser». Au moment où la Banque centrale européenne s’efforce de redonner un coup d’accélérateur pour tenter de faire enfin décoller la croissance dans la Zone euro, Benoît Coeuré, membre du comité exécutif, livre une réflexion pleine d’humilité et de surprises[1] sur l’économie mondiale.

Commençons par une surprise qui plaira aux «Frondeurs» socialistes en France: «Les responsables politiques ne devraient pas succomber à l’obsession de la “compétitivité” qui, définie trop étroitement, se focalise sur les parts de marché à l’exportation, les taux de change et les coûts du travail.» La politique de l’offre est nécessaire, poursuit Coeuré, mais attention à ce que les «réformes structurelles» ne pénalisent pas la «demande». Il ne faut pas glisser dans «une spirale de baisse des salaires et des prix». «Les réformes doivent être d’abord plutôt favorables à la demande qu’à l’offre.» Et d’ajouter: il est urgent que le discours passe de la «compétitivité» à la «productivité» et qu’on encourage les politiques d’innovation et de diffusion des technologies.

Dans le même sens, Benoît Coeuré critique les pays en excédent commercial, entendez l’Allemagne, même si son nom n’est pas écrit. Un petit pays peut avoir en solitaire une politique d’exportation en comptant sur la demande des autres, mais tous les pays ne peuvent pas jouer ce jeu ensemble. La Zone euro exportatrice nette, ce n’est pas une bonne nouvelle, c’est la traduction qu’elle est «incapable de dynamiser sa demande interne».

Autre surprise, d’un autre genre, mais valable aussi pour François Hollande: les réformes, quand on les décide, doivent être conduites d’un coup et non pas graduellement. Car aller doucement entretient plus longtemps les «anticipations» négatives sur les prix et refroidit les éventuels investissements.

Une dernière, toute d’actualité: les politiques monétaires sont compliquées par un gros effet retard (hystérésis), le moteur du crédit prend du temps à repartir. Ajouter encore de l’oxygène peut intervenir à contretemps ou inutilement.

Mal de la croissance

Cette remarque conduit à l’humilité: «Les changements des marchés financiers internationaux compliquent sérieusement la vie des banques centrales.» Trois certitudes sont aujourd’hui ébranlées. D’abord, celle que la mondialisation allait produire un «grand basculement» positif: la croissance des pays émergents allait prendre le relais de celle du Nord, affaiblie pour des raisons démographiques. Sur une grande Terre ouverte, les capitaux allaient mieux optimiser les placements et la croissance mondiale s’en porterait mieux. Ce processus s’est peut-être déroulé un moment, mais il a aujourd’hui cessé. Les Brics ne sont plus des moteurs, les pays émergents constituent au contraire la première des inquiétudes.

Une union monétaire est encore plus justifiée aujourd’hui qu’hier

Les bénéfices de la liberté des mouvements financiers doivent être au minimum nuancés: c’est la deuxième certitude ébranlée. Le contrôle des capitaux retrouve une légitimité lors de certains excès, comme ces dernières années (les trois quarts de la création monétaire mondiale auraient été faits au Sud, selon les économistes de la banque Citi). La répartition risques-bénéfices mérite réexamen. Enfin, l’innovation financière a eu surtout pour résultat de «rendre le monde plus dangereux», comme l’a écrit Raghuram Rajan, l’économiste gouverneur de la banque centrale de l’Inde. Coeuré nous livre une autre surprise au passage: «Selon certains indicateurs, une déglobalisation financière aurait commencé.»

La dernière certitude mise à mal concerne les monnaies. Les taux de change flexibles devaient permettre d’absorber les chocs externes, selon les croyances d’hier. Quand une économie va mal, elle refait ses forces en dévaluant et retrouve un équilibre. C’est de moins en moins vrai, relève Benoît Coeuré. D’abord, parce que les délocalisations de certaines usines et la dispersion des chaînes de production ont paradoxalement rigidifié les échanges. Renault achète telles pièces dans tel pays de l’Est, il ne peut pas changer du jour au lendemain même si le change varie. Surtout parce que les taux de change sont déterminés par des flux de capitaux qui n’ont plus rien à voir avec la réalité économique. Les chocs sont amplifiés plutôt qu’amortis. Un pays avec sa monnaie propre n’a pas plus d’indépendance dans sa politique monétaire que les pays à change fixe, au contraire. La remarque vaut cette fois pour tous les souverainistes qui croient pouvoir retrouver une liberté dans le retour au franc. Le membre du directoire de la BCE trouve qu’une union monétaire est encore plus justifiée aujourd’hui qu’hier.

Conclusion? Il ne faut pas surestimer le pouvoir de la BCE. Le mal de la faible croissance est très profond. «On a besoin des recherches des économistes» pour comprendre les mécanismes complexes de l’économie financiarisée et mondialisée et trouver les recettes d’un retour à la croissance. La voie se dessine: chaque pays doit inventer un arbitrage de réformes d’offre et de demande, mais cela ne suffit pas. La politique germanique de «mettre de l’ordre chez soi» ne conduit pas à l’optimum. Il faut, au niveau européen, une politique d’ensemble qui reste à inventer. Et plus encore au niveau mondial.

1 — «Paradigm Lost. Rethinking International Adjustments». Discours prononcé le 21 novembre à Berkeley devant le Clausen Center for International Business and Policy. Retourner à l’article

 

Cet article a été initialement publié sur Les Échos.

 

cover
-
/
cover

Liste de lecture