France

La frustration, ressort de l’engagement à l’extrême droite?

L’extrême droite française a longtemps été dominée par l’Action Française, «laboratoire du nationalisme». Ses conditions de naissance révèlent quelques surprises comme le montre un ouvrage de Laurent Joly paru récemment.

<a href="https://www.flickr.com/photos/renaud-camus/5685891313/in/photolist-9EutkA-9GhRKf-9ErFoR-axbm5b-n26gEY-n24AHk">Maurras</a> | Renaud Camus via Flickr <a href="https://creativecommons.org/licenses/by/2.0/">License by CC</a>
Maurras | Renaud Camus via Flickr License by CC

Temps de lecture: 5 minutes

Laurent Joly, historien, chercheur au CNRS, est déjà l’auteur de plusieurs ouvrages dont Vichy dans la «solution finale» (Grasset,‎ avril 2006), Xavier Vallat, 1891-1972: du nationalisme chrétien à l'antisémitisme d'État (Paris, Grasset, 2001), ou une biographie de Louis Darquier de Pellepoix, antisémite fanatique et successeur de Vallat au Commissariat Général aux Questions Juives (Darquier de Pellepoix et l'antisémitisme français, Berg International, 2002.). 

Dans Naissance de l’Action Française (Grasset, novembre 2015), il revient sur la période relativement peu étudiée de fondation du mouvement maurrassien. Si l’Action Française (AF) a été l’objet de travaux historiques riches, dont la somme d’Eugen Weber (L’Action Française, 1962), jamais un travail ne s’était véritablement intéressé aux conditions réelles de la naissance du mouvement d’extrême droite, à sa socio-génèse, et notamment au parcours de ses fondateurs. Longtemps en effet, l’AF a bénéficié d’un récit des origines largement enjolivé. Il n’est donc pas inutile de comprendre les conditions de fondation d’un mouvement qui fit le lien entre l’extrême droite du XIXe et celle du XXe siècle. L’immense stock de frustrations individuelles et collectives, amené à la température de fusion par l’affaire Dreyfus, trouve en effet un exutoire dans le «nationalisme intégral» et le monarchisme promus par un Maurras.

La revanche des «dominés»

C’est notamment sur les figures de Maurice Barrès et de Charles Maurras que Laurent Joly s’attarde. L’Action Française est bien née pour mais aussi sur des personnalités importantes de l’AF comme Henri Vaugeois ou Maurice Pujo, rédacteurs du manifeste «l’Action Française», paru dans l’Éclair du 19 décembre 1898 mais qui n’est pas acquis alors au principe monarchique. Du premier, Laurent Joly écrit que «ses affects idéologiques, avivés par l’affaire Dreyfus, dépendent intimement d’une situation personnelle médiocre, alimentant amertume et esprit de revanche», du second, on comprend que sa «carrière est à l’arrêt», qu’il a été déçu par Barrès après avoir beaucoup attendu de lui. 

Les premiers convertis à l’idéologie maurrassienne, ont en commun d’avoir échoué à édifier un nationalisme césarien

Les fondateurs de l’Action Française apparaissent, chacun, dans leur vie personnelle, comme ce que l’on pourrait appeler, si l’on reprend –à l’instar de Laurent Joly– les outils sociologiques de Pierre Bourdieu, de «dominés». Charles Maurras les tient d’ailleurs au départ en piètre estime. Vaugeois et Pujo, infatigables militants profitent de l’affaire Dreyfus pour s’affirmer mais sont bien vite confrontés à l’impossibilité de peser durablement et de prendre la tête du mouvement nationaliste. Ils baignent dans une ambiance propice aux aventures «césaristes», dont le putsch avorté de Déroulède n’est qu’un exemple, mais qui constitue l’ambiance de l’époque, dont Maurras va savoir se saisir. 

Le «Hugo du nationalisme»

L’activisme de Vaugeois et Pujo conduit, en effet, à la création de la Ligue de la Patrie Française, qui connait un certain succès et que Vaugeois, dont la vanité transparaît clairement au fil des pages, souhaiterait orienter vers un nationaliste ultra, sans y parvenir in fine. Au fil du temps, nombre d’élus de la Ligue de la Patrie Française se reconvertissent dans des mouvements plus modérés. Barrès lui-même est alors lui-même dans une impasse, il hésite et tergiverse beaucoup. S’étant rêvé en «Hugo du nationalisme», promoteur de la «terre et les morts», il est hésitant tant face à la restauration monarchique (et à la figure du Roi-dictateur) que des poussées «césaristes» de son camp, et finit par accepter clairement la démocratie, ce qui l’éloigne de Vaugeois et Pujo qui avaient lancé l’AF et son projet de «grand quotidien à un sou» en espérant rallier l’auteur des Déracinés à leur cause. Peine perdue. Vaugeois et Pujo se comportent vite vis-à-vis de Barrès comme des amoureux éconduits, tenants, un brin agités, de la frange la plus ultra et putschiste du nationalisme français…

Vaugeois se retrouve donc sur le bord de la route, sans perspective aucune dans le nationalisme républicain (ou, par la force des choses, césarien). Il va donc être «disponible» pour l’aventure maurassienne. À son image, tous les premiers convertis à l’idéologie maurrassienne, ont en commun d’avoir échoué à édifier, en France, un nationalisme césarien, à s’être dotés d’un homme fort. On est loin de la success story vendue depuis des décennies aux jeunes exaltés des camps Maxime Real del Sarte. La personnalité de Maurras, sa doctrine, tout entière tournée contre la démocratie parlementaire va venir offrir une solution doctrinale et très vite organisationnelle, voire existentielle à des hommes en situation d’échec patent. 

L'héritage d'une vision réactionnaire

En convertissant les premiers d’AF à la monarchie, il leur permet également de régler de fait la question du chef providentiel. L’AF de Maurras, en s’en prenant à «l’ennemi de l’intérieur» en érigeant le «nationalisme intégral» en doctrine contribue aussi à la conversion de la vieille extrême droite du XIXe siècle en une extrême droite «nationaliste et populiste» qui va prendre les traits d’une «religion politique», à l’instar du fascisme ou du nazisme. Maurras a su se saisir d’un moment d’opportunité pour faire muter la vieille extrême droite française. Dans la panoplie de Maurras se trouve l’antisémitisme, véritable carburant de son entreprise de reconversion. L’antisémitisme de Maurras et des siens, d’ailleurs, est bien aux origines de l’AF «ouvertement raciste» et stimule la conversion au «nationalisme intégral», qu’il serait faux de disculper sur ce point.

L’Action Française naît de la conjugaison de frustrations individuelles qui trouvent dans la violence un exutoire et un ciment pour l’édification de leur école

Charles Maurras lui-même a longtemps bénéficié, indirectement, d’un récit des origines produit par ses disciples qui voyaient en lui un penseur venu par raison à la monarchie. Il y a une part de récit héroïsant dans l’histoire communément admise de la fondation de l’Action Française. Or, Maurras n’a pas exactement conjugué science et monarchie par pur esprit. Il n’a pas simplement «conclu à la monarchie», comme il l’écrit en 1906. Maurras a baigné dès sa plus tendre enfance dans l’esprit du «Midi blanc». Originaire de Martigues, élevé principalement par sa mère, il a surtout hérité d’une vision du monde profondément réactionnaire, plus héritière des ultras de 1815 que d’autre chose et consciencieusement transmise dans la famille.

Intransigeance absolue

Maurras est sourd dès l’âge de 14 ans. Il l’est totalement d’une oreille, moins de l’autre, mais souffre terriblement de cette surdité, qui contribue à l’éloigner des tréteaux et à ne pouvoir, alors qu’il en rêve, devenir un «conférencier populaire». Ce garçon, avide de reconnaissance, cherche dès lors à devenir un chef par d’autres moyens. Son surinvestissement intellectuel, la patiente et constante construction de lui-même, comme d’un théoricien et d’un implacable logicien, aboutit à la fondation du journal L’Action Française en 1908, dont il n’a cessé de rêver et qui lui permet d’assouvir son désir de domination intellectuelle. 

Ses traits de caractères, son idéologie vont durablement marquer l’extrême droite française. Maurras est par exemple «toujours en guerre», ne répondant pas à un courrier de Joseph Reinach, parce que ce dernier, juif, «n’existe pas», «ni civilement, ni moralement» et que Maurras «[ne connaît] pas cet être», contribuant à donner une identité forte du courant nationaliste en France jusqu’à nos jours: l’entretien d’un «climat de crise permanent», la «haine irréductible de l’ennemi» et la «conviction que l’intransigeance la plus absolue est le seul salut, le seul espoir, pour les nationalistes»

Un fin entrepreneur politique

L’Action Française naît ainsi de la conjugaison de véritables frustrations individuelles qui trouvent dans la violence un exutoire et un ciment pour l’édification de leur école. À l’immense frustration personnelle de Maurras de n’avoir pu être un grand tribun meneur d’hommes et de foules s’ajoute donc la frustration du petit groupe d’Action Française, en particulier d’Henri Vaugeois de n’être que des seconds rôles dans une famille nationaliste en pleine effervescence et en pleine crise existentielle. Maurras saisit l’opportunité qu’offre un parti royaliste entré lui aussi en crise pour engager la conversion à la monarchie de ces seconds couteaux et engager son entreprise politique.

Empêché d’être un tribun, Maurras est en revanche un entrepreneur politique particulièrement efficace. Le point commun des fondateurs de l’AF est en effet la très haute idée qu’ils se font d’eux-mêmes et les immenses déceptions consécutives à la prise de conscience qu’ils ne seront jamais ce qu’ils ont rêvé d’être. Sans relâche, ils tentent donc d’exister autrement. Maurras apparait donc à cette époque comme le chef d’orchestre d’un concert d’immenses frustrations, comme le patient architecte d’une idéologie fondée sur un échec collectif et, davantage encore sur des échecs individuels. Au fond, plus qu’héroïques, les causes de la naissance de l’AF s’expliquent sociologiquement par ces parcours individuels, ce qui n’implique pas, évidemment, «d’excuse sociologique».

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