France

La «génération attentats» saura-t-elle retrouver un destin commun?

À 30 ans, une génération de jeunes actifs a déjà vécu plusieurs séries d'attentats, du 11 septembre 2001 au 13 novembre 2015 en passant par Charlie Hebdo ou les attaques de Londres et Madrid. De quoi forger des combats communs? Malheureusement pas si sûr, car il risque d'y avoir plusieurs «générations Bataclan»...

La façade du bar Le Carillon, le 16 novembre 2015. REUTERS/Jacky Naegelen.
La façade du bar Le Carillon, le 16 novembre 2015. REUTERS/Jacky Naegelen.

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Un an après les attentats du 13 novembre 2015 survenus à Paris et Saint-Denis, nous republions cet article.

Le 11 septembre 2001, je revenais tranquillement du collège quand j'ai allumé la télévision. Les chaînes d'information en continu n'existaient pas et pourtant, je me souviens distinctement des images de ces avions qui s'écrasent dans les tours du Wall Trade Center.

Elles tournent en boucle. Je n'ai que douze ans. Je n'ai pas encore le sentiment que ces images d'horreur vont me poursuivre. Mais je sens, comme tous ceux de mon âge, que nous venons de vivre quelque chose d'extraordinaire, quelque chose de «fondateur» qui va changer notre façon d'agir et de penser le monde. Qu'ils sont loin, pourtant, les Etats-Unis d'Amérique, de mon petit salon de Normandie duquel je regarde cet écran de télévision qui me rapproche du monde entier... Sept mois plus tard, Jean-Marie Le Pen est au deuxième tour de l'élection présidentielle. Nous avons un ennemi de l'intérieur, identifiable, qualifié de «diable de la République» et contre lequel «les jeunes» vont manifester. Puis un ennemi de l'extérieur, beaucoup moins cernable, plus lointain, qui s'attaquera à nous directement bien des années plus tard.

Presque quatorze ans après le 11 septembre, la France est frappée par la plus meurtrière des attaques terroristes de son histoire. Une attaque simultanée, à la fois ciblée et destinée à faire vaciller les masses (et, accessoirement, tenter de faire reculer François Hollande dans sa guerre contre Daech). Cette fois, les chaînes d'information en continu existent. Elles sont plutôt sobres. Elles expliquent, comme d'autres, que c'est une «génération» qui est ciblée, au sens d'un groupe, à peu près du même âge (25/35 ans, environ, dans leur majorité), et qui partage des pratiques, des représentations et des attitudes sociales (comme aller à un concert pas franchement donné, à Paris, ou boire un verre en terrasse, par exemple). Ce groupe social a en commun d'avoir vécu une série d'évènements, notamment ces attentats, ce qui fait de lui un tout homogène malgré ses différences (de classe, notamment) et la facilité médiatique qu'il y a à regrouper une ou plusieurs classes d'âge sous l'étiquette «génération».

«Ces femmes, ces hommes, incarnaient le bonheur de vivre. C’est parce qu’ils étaient la vie qu’ils ont été tués. C’est parce qu’ils étaient la France qu’ils ont été abattus. C’est parce qu’ils étaient la liberté qu’ils ont été massacrés», a dit François Hollande dans son discours aux Invalides pour la cérémonie d'hommage aux victimes, le 27 novembre, deux semaines après les attentats. «En tirant de manière indifférenciée sur une terrasse de la rue de Charonne, les terroristes ont clairement fait savoir qu'ils voulaient abattre ce monde», souligne Michaël Foessel, professeur de philosophie à Polytechnique, dans l'Obs. «Bien sûr, ils visaient d'abord sa jeunesse festive, sa frange la plus privilégiée. Mais c'est justement parce que, malgré les obstacles que l'on place sur son chemin, cette jeunesse accepte encore de se frotter aux autres passants de cette rue. Il était intolérable aux tueurs de voir ce que la nuit rend possible: des bobos infidèles deviser avec des musulmans paisibles.»

Cette génération, c'est la génération chômage et bobo en même temps, celle qui défend des valeurs de tolérance mais vit dans le relatif entre-soi du Canal Saint-Martin ou de la rue de Charonne. Outre la présomption rapidement acquise comme certaine que les tueurs aient choisi précisément ces lieux pour leur «symbolique», et non en raison de la forte affluence qui y règne chaque week-end (tout comme il y avait beaucoup de gens réunis au Stade de France, là où les terroristes ont frappé en premier), cette génération, cette «cible», est surtout loin d'être aussi homogène qu'on voudrait le croire. «Ils et elles n’étaient pas insouciants. Pourvu qu’ils et elles et nous et tous ne tombent pas dans l’obsession», jugeait le philosophe Frédéric Worms dans Libération, dès le 15 novembre. «Une chose peut-être désormais: assumer ce contraste et ce déchirement du monde et de soi, de la génération qui est là. Qui était déjà déchirée, mais ne le savait pas, qui, sans être obsédée, sera encore au café. Consciente des soucis du monde et de la fête du monde.»

En réalité, c'est donc une génération de l'entre-deux que les terroristes ont frappé, «consciente des soucis du monde et de la fête du monde.» Une génération paradoxale, pas totalement déconnectée des réalités, mais qui préfère les oublier. Une génération rendue anxieuse et pessimiste, justement, par ce monde où tout est possible mais rien n'est atteignable. Une génération où la guerre est loin mais existe quand même, présente autour de nous, à la télévision, ou disponible sur Internet. «Ces hommes, ces femmes, avaient tous les âges, mais la plupart avait moins de 35 ans. Ils étaient des enfants lors de la chute du mur de Berlin, ils n’avaient pas eu le temps de croire à la fin de l’Histoire, elle les avait déjà rattrapés quand survint le 11 septembre 2001 », rappelait encore François Hollande. «Ils avaient alors compris que le monde était guetté par de nouveaux périls. Les attentats du début de l’année les avaient bouleversés.» On leur avait promis la paix, ils eurent la guerre. On leur avait promis l'abolition des hiérarchies traditionnelles au profit d'une modernité symbole de liberté. Aujourd'hui, ils déchantent.

Car cette génération, pour laquelle l'image règne, au mépris d'une réalisation de soi parfois impossible en raison des contraintes de la vie –amour, argent, boulot...– est aussi et surtout une génération qui se sent parfois délaissée par une société clairement dominée par les retraités et les personnes âgées. Une génération traversée par des débats dont elle n'a qu'une conscience limitée, passant à autre chose, désirant reprendre une vie normale après cette explosion tragique dans son quotidien. C'est une génération intégrée socialement –beaucoup d'architectes, de graphistes, de créatifs sont morts au Bataclan– mais qui termine bien souvent ses études à 25 voire 30 ans et doit demander une rallonge à ses parents pour les courses ou le loyer. Elle loge en colocation et galère parfois à la fin du mois, mais sort quand même le week-end, dans des bars comme le Carillon, carrefour de l'Est parisien, ni trop cher, ni trop bohème, ni trop frime, ni trop tout, en fait. «Être jeune dans l'Europe des années 1930 était autrement plus angoissant que dans nos paisibles démocraties!», s'insurgeait Luc Ferry dans le Figaro, en septembre 2014. «Être étudiant à Gaza, en Syrie ou en Irak est légèrement plus délicat qu'au Quartier latin. Il n'en reste pas moins que sur plusieurs points importants, la situation de notre jeunesse s'est détériorée au cours des quinze dernières années, ce qui explique en grande partie son pessimisme radical face à l'avenir.» Logement, emploi, crise écologique, difficultés d'accès au permis de conduire, études longues et chères : si on ajoute la crainte des attentats, c'est presque le portrait d'une génération perdue.

C'est une génération, enfin, qui subit beaucoup plus de frustrations qu'on ne veut le croire, divisée socialement entre ceux qui peuvent faire semblant de braver la réalité et ceux qui la subissent. Ceux qui vivent dans une plus grande fragilité sociale et culturelle et affrontent le chômage de masse –pas celui qui touche la classe moyenne intellectuelle, qui rebondit plus facilement grâce à un amortisseur social (parents, grand-parents...) ou par ses diplômes et ses réseaux–, mais ce chômage qui brise à petit feu cette frange de jeunes artisans, petits commerçants, employés du tertaire, la fameuse «France périphérique» de Christophe Guilluy tentée par le vote Front national. C'est cette partie de la France qui ne peut pas se permettre de sortir tous les soirs et pour qui la «ségrégation» sociale, culturelle et identitaire est une question importante, voire primordiale, comme les «polémiques dérisoires» sur le fameux drapeau français proposé par Facebook l'a démontré. Ces attentats risquent d'accroître encore plus les antagonismes entre ces deux groupes sociaux, qui partagent ce qu'on appelle grossièrement une même «jeunesse», mais se séparent sur les mots et sur leur inteprétation du monde.

La fête pour sauver le monde?

Elle se sépare aussi sur son mode de vie. Au début, le réflexe des réseaux sociaux fut emblématique: deux jours après les attentats, la DJ parisienne Sarah Joe a créé un groupe Facebook intitulé «Paris est toujours une fête», accompagné du hashtag #Fenetreouverte. L'opération #Tousaubistrot ne disait pas autre chose: la fête était vécue comme un «mode de résistance et de revendication». C'est bien. C'est même très bien. Il faut vivre, montrer aux terroristes que la vie ne s'arrête pas car, soudain, ils ont décidé de décimer une terrasse de café ou une salle de concert synonyme de symbole «satanique» pour leurs idéologies étriquées. Mais cette résistance ne suffit pas.

Une génération peut-elle s'en sortir si elle n'a, comme horizon, qu'une espérance de jouissance festive? «Il faut le dire à nos amis étrangers. Le territoire de la France n'est pas entièrement couvert de terrasses de bar où des filles et des garçons élégants, surdiplômés, travaillant dans la musique ou enseignant à l'université, boivent des verres en s'embrassant gentiment», rappelait Bérengère Parmentier, maître de conférences en littérature, dans Libération. Elle concluait, citant Matthieu Giroud, maître de conférences en géographie à l’IUT de Marne-la-Vallée et spécialiste de la «gentifrication», tué au Bataclan: «La douceur des terrasses couvre (mal) les conflits de classe.»

Est-ce avec des verres de bières qu'on luttera contre des djihadistes? Certes, les deux choses ne sont pas antinomiques: réfléchir et faire la fête. Mais notre génération est justement prisonnière de cette «indistinction généralisée» dont parlait Philippe Muray: indistinction entre le réel et le fantasme, entre l'enfance et le monde des adultes, entre la fête et le travail, entre le sérieux et l'ironie... Indistinction rendue encore plus concrète par la confusion liée aux attentats, à la peur, aux postures politiques, aux réflexes personnels qui se confrontent aux idéaux utopiques (dans un post sur Rue89, le blogueur Vinvin écrit par exemple: «Un ami m’a dit: "Tu ferais moins le philosophe si cela avait été ta femme, ou ta fille, au Bataclan!". C’est exact. Je pense que si cela avait été ma femme ou ma fille je serais déjà en guerre partout en train de combattre avec plus de kalachnikovs sur moi que dans tout le Moyen-Orient.») Ou s'arrête l'humour, ou commence la gravité, pour notre génération? Ou commence l'engagement? À partir du moment où l'on s'attaque à nos propres privilèges, à notre famille? On ne sait plus. Peut-être n'a-t-on jamais su.

«Un homme, ça s'empêche», disait Albert Camus. Ce sont les limites –plus que la fête sans entraves– qui fondent notre humanité. Ces sont les limites qui déterminent un «autrui», un «même», un «différent». Pris dans la tourmente d'une toute-puissance fantasmée, la «génération attentats» pense en termes illimités. Puisque la vie est précaire, brûlons-là par les deux bouts! Puisqu'il n'y a que chômage et misère qui nous attendent, faisons la fête, dansons sur un volcan! À l'inverse, un des rescapés du Bataclan a déclaré à l'Express: «J'ai peur que ma joie de vivre soit indécente.» Ces attaques, c'est aussi le retour d'un réél qu'on voudrait oublier: désocialisés, fanatisés, communautarisés, certains basculent dans le djihadisme au nom d'une religion qu'ils insultent. Pendant ce temps, une génération, ni insouciante, ni l'inverse, rêve de tout oublier en fantasmant un «vivre-ensemble» éternel qui n'existe pas réellement. 

Le commun est l'impensé de toute cette réflexion. Cette génération déchirée a toujours interprété le monde en fonction des communautés, des styles, des tribus, des particularismes, quand les évènements nous forçaient à réfléchir en terme de commun, de République, de valeurs partagées. C'est ainsi: nous avons vécu avec l'idée qu'il fallait «vivre-ensemble», malgré nos différences, accepter l'autre, sans jamais définir les termes exacts de ce contrat. Nous sommes la génération Benetton et nous trouvons ça évident. Pour nous, c'est normal: il y a des juifs, des homosexuels, des musulmans, des fils de divorcés, des noirs, des reubeus, et chacun avec sa différence, qui vient apporter une touche supplémentaire à l'ensemble. C'est vrai: quand on a vingt ans, trente ans, peut-on légitimement soutenir Jean-Pierre Chevènement, qui a par exemple tenu un discours inverse durant toute notre adolescence? En 2002, il s'est présenté à l'élection présidentielle. J'avais treize ans. Il a tenu un discours de vérité sur toutes ces questions. En retour, notre génération voit en lui un dinosaure du PS, ministre avant même que nous soyons nés.

Le retour du réel

Notre génération n'avait pas connu l'arrivée du sida: elle a vécu avec. Elle n'a pas connu l'arrivée soudaine du chômage : elle n'a rien vécu d'autre, elle est la «génération chômage». Elle sait qu'elle n'aura pas de retraite et pourtant, elle s'échine à payer celle de ses grand-parents. Tout ça, c'est concret.

Le terrorisme, en revanche, était loin. C'était 1985 et 1986, c'était 1995. Une éternité, quand on est né en 1989, beaucoup moins concrète que des tirs de kalachnikov à travers des cafés que toute cette jeunesse fréquente en happy hour. Une éternité, quand on est né avec la «Fin de l'histoire» ou celle des «idéologies», qui nous sont toutes les deux revenues en pleine figure après cette série d'attentats. Nous n'avons jamais connu les aéroports sans portiques de sécurité ni les contrôles et les palpations dans le métro. Et pourtant, notre monde est celui de la fin des frontières. On peut passer de France en Allemagne sans frontières, on glisse en Espagne sans croiser de douaniers. Quel paradoxe.

Les jeunes de cette «génération attentats» «ont grandi dans une France ouverte et pluriculturelle. Ils ont été habitués à la rencontre avec l’autre, au respect de la différence», avance dans le Monde Anne Muxel, directrice de recherche au Centre de recherches politiques de Sciences Po (Cevipof) et auteure de l’ouvrage Avoir 20 ans en politique. Les enfants du désenchantement (Seuil, Paris, 2010). «De ce fait, ces attentats qui manifestent une haine violente de ce qu’ils représentent n’ont pas fini de les interroger… "Pourquoi nous détruire?" […] Ils se raccrochent à une symbolique de rassemblement. C’était déjà le cas après les attentats de janvier, mais c’est aujourd’hui plus fort. Car c’est une appartenance collective, un vivre-ensemble qu’ils veulent défendre. Ils cherchent à se rassurer, à affirmer une identité commune qui, cependant, ne relève pas d’un nationalisme de repli ou de fermeture.»

C'est parce que cette génération est née avec les attentats, dans un climat sécuritaire et policier, qu'elle est aussi attachée à la neutralité du net, à la liberté d'expression et à la protection des données, par exemple, plus qu'à un attachement viscéral à la nation, à la sauvegarde de la patrie, à l'amour de son pays. «Il existe en effet une jeunesse étudiante, traditionnellement à gauche, qui n’a pas l’habitude de se référer à la symbolique de la nation. Le nationalisme n’est pas sa marque de fabrique. Au contraire d’une autre jeunesse, moins diplômée, moins urbaine, salariée, qui, elle, vote plus à droite, est sensible aux sirènes du Front national et ne boude ni La Marseillaise ni les couleurs du drapeau. Aujourd’hui, ces deux jeunesses s’emparent des mêmes symboles, mais dans un sens différent. [...] Ces deux jeunesses se retrouvent sur les symboles de la République, mais en font une lecture opposée», ajoute Anne Muxel. Cette «génération attentats» n'a donc jamais été si faible et si forte en même temps, à la fois mobilisée et divisée, à la fois légère et grave. Trouvera-t-elle quand même des mots en commun pour réagir? «L’attaque du 13 novembre restera dans la mémoire de la jeunesse d’aujourd’hui comme une initiation terrible à la dureté du monde, mais aussi comme une invitation à l’affronter en inventant un nouvel engagement. Je sais que cette génération tiendra solidement le flambeau que nous lui transmettons», a espéré François Hollande. «Je salue cette génération nouvelle. Elle a été frappée, elle n’est pas effrayée, elle est lucide et entreprenante, à l’image des innocents dont nous portons le deuil. Elle saura, j’en suis convaincu, faire preuve de grandeur. Elle vivra, elle vivra pleinement, au nom des morts que nous pleurons aujourd’hui.»

On a cité le chef de l'Etat, mais une autre phrase nous est revenue à la mémoire, signée d'un des personnages du Adieu Gary Cooper de Romain Gary:

«Toutes les générations sont des générations perdues. C'est à ça que ça se reconnaît, une génération.»

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