France

«Réparer les vivants», la juste formule d'apaisement de François Hollande

En citant le titre du livre de Maylis de Kerangal, le chef de l'État a adressé un message de compassion qui plonge au plus profond de la solidarité médicale française.

François Hollande, le 27 novembre I REUTERS/Philippe Wojazer
François Hollande, le 27 novembre I REUTERS/Philippe Wojazer

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«Réparer les vivants». La formule n’aura pas manqué de surprendre. Elle se situait au début du discours prononcé par François Hollande dans le cadre de l’hommage national  aux victimes des attentats du 13 novembre. Le président de la République venait d’évoquer «l’instant si grave et si douloureux, où la Nation fait corps avec elle-même». Il avait adressé, au nom de la Nation «notre compassion, notre affection, notre sollicitude, aux familles et aux proches réunis ici, dans ce même malheur». Puis il a ajouté:

«Des parents qui ne reverront plus leur enfant, des enfants qui grandiront sans leurs parents, des couples brisés par la perte de l’être aimé, des frères et des sœurs pour toujours séparés. 130 morts et tant de blessés marqués à jamais, marqués dans leur chair, traumatisés au plus profond d’eux-mêmes. Alors, je veux dire simplement ces mots: la France sera à vos côtés. Nous rassemblerons nos forces pour apaiser les douleurs et après avoir enterré les morts, il nous reviendra de réparer les vivants.»

«Réparer les vivants»? Difficile de ne pas voir là une allusion explicite à l’ouvrage de Maylis de Kerangal, publié en 2014 et qui empruntait son titre au Platonov de Tchekhov. Il a, depuis, rencontré un considérable écho (300.000 exemplaires vendus en France). De ce point de vue, la formule de François Hollande décuple la portée de son message. Il ne s’agit pas, ici, d’une allusion à l’indispensable prise en charge médicale, corporelle et psychologique, des blessés et des traumatisés des attentats du 13 novembre. Il s’agit aussi d’une formulation à la fois concrète et symbolique qui peut être comprise comme englobant la somme des solidarités biologiques développées en France dans le cadre de la loi de bioéthique; des chaînes solidaires qui visent à prolonger la vie (don de sang et d’organes) où à la donner en luttant contre la stérilité (dons de cellules sexuelles). Un partage, fraternel, égalitaire et anonyme d’éléments de vie.

Au service du collectif

Que nous dit Maylis de Kerangal? Tout d’abord que l’on peut faire œuvre littéraire de la transplantation d’organe. Sa trame, simple, aurait pu donner matière à une série télévisée. C’est un roman, une prouesse d’écriture, une sensibilité à la fois exacerbée et maîtrisée. L’histoire, simple et sublimée, d’un prélèvement de cœur chez Simon, un adolescent en état de mort cérébrale –un cœur greffé chez une femme à La Pitié-Salpêtrière, temple français historique de la transplantation d’organes. C’est aussi la somme de tout ce qui permet à cette chaîne d’exister. Et au-delà des prouesses médicales et chirurgicales, c’est un enchaînement heureusement replacé dans le contexte historique, religieux, national de la fragmentation des corps au service du futur collectif.

«Le cœur de Simon migrait dans un autre endroit du pays, ses reins, son foie et ses poumons gagnaient d’autres provinces, ils filaient vers d’autres corps (…) Le cœur de Simon migre maintenant, il est en fuite sur les orbes, sur les rails, sur les routes, déplacé dans ce caisson dont la paroi plastique, légèrement grumeleuse, brille dans les faisceaux de lumière électrique, convoyé avec une attention inouïe, comme on convoyait autrefois les cœurs des princes, comme on convoyait leurs entrailles et leur squelette, la dépouille divisée pour être répartie, inhumée en basilique, en cathédrale, en abbaye, afin de garantir un droit à son lignage, des prières à son salut, un avenir à sa mémoire –on percevait le bruit des sabots depuis le creux des chemins, sur la terre battue des villages et le pavé des cités, leur frappe lente et souveraine, puis on distinguait les flammes des torches (…) mais l’obscurité ne permettait jamais de voir cet homme, ni le reliquaire posé sur un coussin de taffetas noir, et encore moins le cœur à l’intérieur, le membrum principalissimum, le roi du corps, puisque placé au centre de la poitrine comme le souverain en son royaume, comme le soleil dans le cosmos, ce cœur niché dans une gaze brochée d’or, ce cœur que l’on pleurait.»

«Apaiser les douleurs»

Ainsi, dans cet ouvrage, Maylis de Kerangal nous donne à comprendre ce qu’est, aussi, la fraternité biologique et la solidarité économique qui sous-tendent la chirurgie de la transplantation: la version contemporaine d’un autre partage des corps. «Réparer les vivants» n’est pas que le roman d’une transplantation cardiaque laissant dans l’ombre, bien vivante, celles du foie et des reins. C’est une des rares chansons de gestes réinventées, une chanson sous tension extrême, une chanson faite de brutalités charnelles et de précautions chirurgicales infinies. Une aventure collective et citoyenne inventée dans un nouvel espace, proprement révolutionnaire (dégagé des contingences religieuses), fait d’anonymat, de bénévolat et de gratuité.

Ce sont bien ces perspectives que laisse entrevoir le «réparer les vivants» utilisée par François Hollande dans son discours d’hommage aux victimes des attentats terroristes du 13 novembre. La défense d’un système mis en place et défendu en France comme dans aucun autre pays au monde via la création, en 1983 par François Mitterrand, d’un Comité consultatif national d’éthique suivi d’un long travail de passage de l’éthique au droit et qui a aboutit depuis 1994 aux lois de bioéthique. Un partage citoyen fondé sur le principe juridique de l’indisponibilité du corps humain. Un système qui, hors des lois inhumaines du marché, nous permet de «rassembler nos forces» et «d’apaiser les douleurs» de manière, et «après avoir enterré les morts», à «réparer les vivants».

Face au défi lancé, moins par des «barbares» que par des «ennemis de l’humanité», cela pourrait, finalement, être une assez belle définition de notre civilisation.

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