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Désormais, le scénario est bien connu. Des terroristes attaquent une cible occidentale et des politiques jouent à qui sortira l'adjectif le plus sidéré, le plus vitupérant. Les dirigeants britanniques, chinois et japonais se sont dit «choqués» par les attentats de Paris, des événements décrits comme «scandaleux» et «horribles» par le président américain. François Hollande a parlé de «lâches assassins» et de «méprisables tueurs». Pour le Premier ministre indien Narendra Modi, leurs crimes sont «barbares», ils sont «répugnants» dans la bouche du secrétaire général de l'ONU, Ban Ki-moon. Et selon John Kerry, le secrétaire d’État américain, il s'agit d'actes «haineux, malfaisants et vils»– son vocabulaire étant le plus fourni d'entre tous.
Les massacres du 13 novembre satisfont à tous ces épithètes. Mais il y a un qualificatif qui ne leur convient pas du tout: en aucun cas, ces attentats auront été surprenants.
Que des attentats terroristes surviennent de temps en temps en Occident est un fait pratiquement inéluctable, et il est fort probable que de tels événements en viennent à se multiplier –et pas se raréfier– ces prochaines décennies. Si nous voulons diminuer les risques à long terme du terrorisme –et, par la même occasion, réduire sa capacité à transformer les sociétés occidentales en grotesques caricatures d'elles-mêmes–, il nous faut cesser de considérer le terrorisme comme une extravagante aberration. Ce qu'il faut, c'est admettre qu'il s'agit d'un problème au long cours se devant d'être «géré», et non pas «détruit».
Un propos que n'aiment pas tenir les politiques. Mais comme nous n'en sommes pas, voici la liste des dix vérités les plus désagréables à entendre en matière de terrorisme.
1.Impossible de repousser tous les méchants
Les frontières sont perméables. Les États-Unis possèdent plus de 150.000 km de côtes, la Grèce a 6.000 îles et quelque 15.000 km de côtes. Il est possible de venir d'Irak et de Syrie à pied pour arriver en Turquie, avant de passer de la Turquie à la Bulgarie. 800 millions de personnes arrivent chaque année par avion sur le territoire américain et 1,7 milliard d'individus atterrissent dans des aéroports européens. Aucun mur ne peut être assez long ni assez haut pour bloquer les plus désespérés ou les plus déterminés, et tous les gardes du monde ne seront jamais assez nombreux pour surveiller toutes les côtes et frontières.
2.Qui plus est, la menace est déjà là
En 2005, les attentats terroristes de Londres ont été commis par des citoyens britanniques, ceux du marathon de Boston par un citoyen américain et un résident permanent. Cette année, les attentats de Paris ont globalement été le fait de citoyens français. Tous les pays du monde possèdent leur lot d'hommes jeunes et aigris, pouvant trouver sur internet une dizaine d'idéologies bien commodes pour justifier tout type de ressentiment. Multiplier les gardes-frontières –ou fermer nos portes aux réfugiés fuyant la guerre et la misère, comme piaffent bien trop de responsables politiques américains– ne sert à rien quand la menace est déjà là.
3.Davantage de surveillance ne supprimera pas non plus le terrorisme
Comme le révélait en 2013 Edward Snowden, les États-Unis surveillent déjà un bon gros paquet de la planète, idem pour la moitié des gouvernements européens. Le problème est le suivant: plus vous collectez de données –d'images prises par des satellites ou des drones, d'e-mails, de communications téléphoniques, de textos, etc.–, plus il est difficile de séparer le signal du bruit. Tous les jours, selon une enquête du Washington Post, la NSA intercepte des milliards de communications, mais malgré tous ses logiciels sophistiqués et conçus pour détecter une activité «suspecte», il est impossible de tout analyser –et on gâche aussi énormément de temps sur des faux-positifs.
Les données issues des interceptions électroniques, des caméras de surveillance et tutti quanti se révèlent le plus souvent utiles après les faits
Parfois, c'est le coup de pot et les autorités réussissent à déjouer un attentat avant qu'il ne se produise. Reste que les données issues des interceptions électroniques, des caméras de surveillance et tutti quanti se révèlent le plus souvent utiles après les faits. Une fois que les autorités savent ce qu'elles doivent chercher, elles peuvent tirer le bon fil, comprendre comment un attentat a pu avoir lieu et sont parfois capables de le relier à des terroristes jusque-là inconnus. Quand des attentats sont déjoués, c'est globalement grâce aux mêmes facteurs à l’œuvre dans le contrôle de la criminalité ordinaire: de bons enquêteurs, des communautés vigilantes et des méchants qui commettent des erreurs débiles.
4.Vaincre l’État islamique ne fera pas disparaître le terrorisme
Ne vous leurrez pas. L’État islamique n'est même pas le groupe terroriste le plus meurtrier à l'heure actuelle: ce prix revient à Boko Haram, au Nigeria. Dans tous les cas, avant l’État islamique, il y avait al-Qaïda, à qui on doit le 11 septembre 2001 et les attentats de Madrid et de Londres. Avant al-Qaïda, il y avait le Hezbollah et le Hamas. Et avant le Hamas, il y avait Abou Nidal, Septembre Noir et diverses factions de l'OLP. Dans les années 1970 et 1980, l'Europe a connu davantage d'attaques terroristes –et de morts à cause du terrorisme– que depuis le 11 septembre 2001. Aujourd'hui, l’État islamique est peut-être à la mode chez les hommes jeunes et aigris du monde, mais ce n'est pas en faisant disparaître tous les combattants de Daech d'Irak et de Syrie que le Moyen-Orient cessera d'être à feu et à sang –ou les banlieues de Paris toujours sur les nerfs.
Et non, ce n'est pas qu'un problème musulman. Aux États-Unis, les extrémistes de droite tuent toujours davantage que les djihadistes. En 2011, le massacre d'Utøya en Norvège – qui a fait 77 victimes –a été l’œuvre d'un seul terroriste d'extrême-droite, Anders Behring Breivik. Depuis 2006, en Occident, plus de la moitié des victimes du terrorisme ont été tuées par des «loups solitaires» non islamistes, motivés en majorité par des idéologies d'extrême droite et/ou des causes indépendantistes. Et ne comptez pas sur les bouddhistes pour être forcément pacifiques: le 23 octobre 2012, par exemple, des extrémistes bouddhistes allaient attaquer le village birman de Yan Thei pour y massacrer plus de 70 personnes, dont 28 enfants, pour la plupart tués à coup de hache.
5.Statistiquement parlant, le terrorisme demeure une menace relativement minime
Cela ne console en rien les victimes du terrorisme et leurs proches, mais, pour le reste d'entre nous, la chose pourrait être d'un certain soulagement. Les effrayantes statistiques que vous croisez parfois et qui font état d'une prétendue explosion mondiale du terrorisme concernent des régions en proie à des conflits armés, comme la Syrie, l'Irak, le Nigeria ou encore l'Afghanistan. Selon le Global Terrorism Index de 2015, entre 2000 et 2014, seuls 2,6% des victimes du terrorisme vivaient dans un pays occidental. S'il ne s'aventure pas dans des zones de guerre, l'Américain moyen a largement plus de probabilité d'être victime de la foudre que du terrorisme. Et quid de la violence par armes à feu aux États-Unis? Pas besoin d'en parler.
Si vous vivez en Irak, en Libye, en Syrie ou au Nigeria, en Afghanistan, la mort violente est une possibilité constante
Qu'importe le bout par lequel vous prenez la chose, les Occidentaux ont la vie à peu près belle. Même en intégrant la violence par armes à feu aux États-Unis, nous vivons plus longtemps, nous avons moins de risque de mourir d'une maladie évitable, et bien moins de risque de mourir de mort violente que les habitants de pays non-occidentaux. Si vous vivez en Irak, en Libye, en Syrie –ou au Nigeria, en Afghanistan, au Salvador, au Honduras ou au Soudan du Sud–, la mort violente est une possibilité constante. Mais si vous vivez à Paris, Boston ou Ottawa, détendez-vous.
6.Mais ne vous détendez pas trop quand même…
Les choses vont probablement aller en s'empirant, avant de s’améliorer. D'un point de vue historique, la sécurité et la sûreté relatives dont jouissent aujourd'hui les Occidentaux est une anomalie. Jusqu'en 1850, l'espérance de vie à la naissance tournait autour de 40 ans dans la plupart des pays européens. Aujourd'hui, elle avoisine les 80 ans. Et l'histoire de l'Occident est tout aussi violente que celle du Moyen-Orient actuel, avec de courtes périodes de paix relative alternant avec de longs conflits sanglants.
Ne comptez pas sur cette période de sûreté relative en Occident pour durer. Un jour, les violences politiques, ethniques et religieuses secouant le Moyen-Orient cesseront, mais ce n'est pas demain la veille. Et ce n'est certainement pas une campagne militaire occidentale toujours plus agressive contre l’État islamique qui risque d'accélérer le processus.
En réalité, le monde verra sans doute une hausse des conflits violents au cours des prochaines décennies, et il est peu probable que l'Occident en soit épargné. La crise des réfugiés a offert à l'Europe un avant-goût de ce qui peut se passer quand des populations entières fuient une région et cherchent à s'installer dans une autre. Les contrôles aux frontières, les systèmes d'aide aux réfugiés et les instincts humanitaires ont rapidement été débordés par l'afflux soudain de plus de 750.000 réfugiés, et si l'énorme majorité d'entre eux étaient exactement ce qu'ils affirmaient être, quelques-uns ne l'étaient pas. Imaginez un peu ce qu'il en sera dans quelques dizaines d'années, quand le changement climatique aura alimenté de nouveaux conflits de ressources et que de vastes populations partiront de chez elles pour chercher une vie meilleure ailleurs. Une étude récente laisse entendre que le Moyen-Orient deviendra littéralement trop chaud d'ici la fin de ce siècle pour que des humains puissent y vivre. Que se passera-t-il alors?
7.En attendant, des actions occidentales mal pensées ne pourront qu'aggraver la situation
Alors comme ça, après les attentats de Paris, l'Occident gras, heureux et sur-privilégié veut tourner le dos aux centaines de milliers de familles musulmanes désespérées de retrouver un domicile et la paix, seulement parce qu'une infime fraction de ces réfugiés pourrait être des djihadistes? Les djihadistes n'auraient pas pu rêver meilleur outil de recrutement.
Que se passera-t-il en Syrie si nous éliminons l'EI ou Assad? Comme l'Irak devrait nous le rappeler, la nature a horreur du vide
Ce qui s'applique aussi aux actions militaires contre l’État islamique. Si nous répondons aux attentats de Paris en envoyant de nombreuses troupes au sol en Syrie et en Irak, nous redevenons des occupants étrangers –et de bonnes grosses cibles. Si nous réagissons en bombardant tous les bastions de Daech que nous pourrons trouver, il y a de grandes chances que nous finissions par bombarder des gens que nous n'avions jamais l'intention ni la volonté de bombarder, ce qui ne nous aidera pas vraiment à nous faire de nouveaux amis. De même, si nous détruisons l'EI en Syrie, nous pourrions très facilement faire la courte-échelle à d'autres extrémistes syriens –voire aider le président Bachar el-Assad en déroute, et ce même si l'EI a pu voir le jour notamment à cause du président syrien et d'autres dirigeants autoritaires de la région. En outre, que se passera-t-il en Syrie si nous éliminons l'EI ou Assad? Comme l'Irak devrait nous le rappeler, la nature a horreur du vide.
La force militaire peut jouer un rôle pour éviter un attentat terroriste et y réagir, mais quand nous ne savons pas qui attaquer, ni ne comprenons totalement les dynamiques à l’œuvre dans une région, ce rôle doit être réduit aux portions congrues.
8.Le terrorisme est un problème à gérer
C'est incroyable que j'aie encore à le répéter, mais... non, on ne peut pas «gagner» une «guerre» contre le terrorisme, la terreur ou des terroristes, de même qu'il est impossible de «gagner» une «guerre» contre le crime, la drogue ou la pauvreté. Mais si nous ne pouvons éliminer tout les risques du terrorisme, il nous est possible d'adopter des politiques sensées permettant de réduire ces risques et les dégâts causés par des attentats terroristes. Nous pouvons financer des associations de musulmans modérés susceptibles d'offrir des alternatives aux interprétations extrémistes de l'islam. Nous pouvons aussi améliorer l'intégration civique de communautés ciblées par les recruteurs terroristes, et chercher des moyens d'inciter ces communautés à davantage de vigilance et de fermeté en cas d'activités suspectes –en explorant par exemple des processus de réinsertion pour des jeunes pouvant être attirés par des idéologies violentes, sans être encore passés à l'acte.
Nous pouvons aussi chercher des moyens raisonnables d'offrir des outils supplémentaires aux forces de l'ordre, tant que nous nous attelons aussi à les contrôler pour éviter tout abus de pouvoir. En étant créatifs, on peut aussi envisager des moyens de rendre les attentats un peu plus difficiles à organiser et leurs effets moins dommageables. En somme, faire en sorte que les terroristes aient moins d'intérêt à agir.
9.Il faut sortir de la posture politique caractérisant la plupart des débats sur la lutte contre le terrorisme
Il faut parler au contraire honnêtement des coûts et des bénéfices des différentes approches possibles. Nous pouvons lancer toujours plus de bombes, dépêcher toujours plus de gardes-frontières, d'agents de sécurité aux aéroports et de surveillance dans nos conversations téléphoniques pour régler le problème du terrorisme, et il est même possible que telles approches puissent avoir quelques effets positifs à court terme. Mais elles ont aussi des coûts, pour certains financiers, pour d'autres humains et pour d'autres encore politiques. Davantage de police, c'est davantage d'attentats déjoués, mais davantage de bavures policières, c'est aussi davantage de potentielles recrues pour Daech ou son successeur. Davantage de police, c'est aussi davantage de budget alloué à la sécurité publique ce qui, dans un monde où les ressources sont limitées, veut dire moins d'argent pour le reste. La même logique s'applique à la sécurité dans les aéroports, à la NSA et aux frappes aériennes. Mal pensées, mal appliquées, elles peuvent avoir des effets très indésirables et contre-productifs. Et dans le meilleur des cas, elles coûtent de l'argent et d'autres postes se voient ainsi dénués de ressources.
À partir de combien de forces de police en plus, pensons-nous faire la différence?
Quatorze ans après le 11 septembre, il est extraordinaire de voir combien nous manquons de données empiriques sur l'efficacité –ou l'inefficacité– de telle ou telle approche. Globalement, c'est parce que le financement ou la conduite de recherches factuelles sur la lutte contre le terrorisme n'a été une priorité pour aucun gouvernement. Une situation qui doit changer.
Sur le sujet du terrorisme, il nous faut garder la tête froide et le cœur sec, de la même manière que nous analysons avec détachement et lucidité la prévention de la criminalité, des maladies, des accidents de voiture et des milliers d'autres risques dont est fait notre quotidien. À partir de combien de forces de police en plus (ou de gardes-frontières ou d'agents de sécurité dans les aéroports ou de bombes) pensons-nous faire la différence? Et à partir de quand passerons-nous le seuil des rendements décroissants? Quand dirons-nous: oui, nous pouvons réduire de 5% supplémentaires le risque d'attentats terroristes en dépêchant 5.000 gardes-frontières de plus, mais nous ne le ferons pas car les coûts sont trop élevés? Ou encore: nous pouvons réduire ce risque de 85% si nous transformons la France et les États-Unis en États policiers, mais nous préférons accepter les risques à court terme plutôt qu'abandonner les valeurs qui font de nos pays ce qu'ils sont?
10.Nous devons cesser de récompenser le terrorisme
Nous pouvons modifier la balance coûts/bénéfices des potentiels terroristes en réduisant aussi les bénéfices du terrorisme. Le terrorisme est une arme de choix autant pour des acteurs étatiques que non étatiques car elle est relativement simple et économique, mais aussi parce qu'elle fonctionne. Du point de vue d'al-Qaïda, les attentats du 11 septembre ont été un succès phénoménal. Ces attentats ont coûté des milliards de dollars aux États-Unis: nous avons fermé la bourse, stoppé le trafic aérien et nous nous sommes lancés dans des guerres dispendieuses et infructueuses en Afghanistan et en Irak. Du point de vue de l'EI, les attentats de Paris ont aussi très bien marché: la défiance croissante envers les réfugiés alimentera les efforts de recrutement de Daech et le tourisme en a déjà pris un coup, même aux États-Unis où la peur aura été suffisante pour annuler des sorties scolaires à Washington. Plus l'Occident agite le bâton des bombes, des fermetures de frontière et de la police, plus l’État islamique jubile.
La façon la plus simple et la plus économique de réduire les bénéfices du terrorisme, c'est d'arrêter de sur-réagir. Que 130 personnes aient été tuées à Paris est une terrible tragédie et un crime odieux, mais 16.000 personnes meurent aux États-Unis chaque année lors d'homicides «ordinaires», 30.000 meurent à la suite de chutes accidentelles, 34 000 sur la route et 39.000 par empoisonnement accidentel. Nous devons regretter et pleurer chaque mort, et nous devons faire tout notre possible pour prévenir de manière raisonnable ces décès, et punir tous ceux qui font volontairement du mal à autrui.
Mais nous devons cesser de considérer le terrorisme comme un phénomène unique et aberrant. Plus nous paniquons, plus nous agitons les bras et plus nous réagissons de manière excessive, plus nous aurons de terrorisme.