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«J'espère que t'as pris un Yop et des chocos au cas où»: mon week-end de psychose à Bruxelles

Blindés dans les rues, policiers aux aguets, métros fermés, parano dans les bars, des lolcats pour se libérer de l'angoisse... J'ai testé l'état d'alerte maximale à Bruxelles, et ça n'était pas drôle.

Un policier en faction à Bruxelles, le 24 novembre 2015. REUTERS/Yves Herman.
Un policier en faction à Bruxelles, le 24 novembre 2015. REUTERS/Yves Herman.

Temps de lecture: 10 minutes

Samedi 21 novembre, 6 heures 50, Bruxelles. Je sors de mon sommeil en sursaut. Je jette un coup d'oeil à mon téléphone histoire de bien vérifier mon mauvais pressentiment: je commence à 7 heures, mon réveil n'a pas sonné, je suis complètement à la bourre. Le genre de réveil foireux à la Pascal Légitimus dans Les Trois Frères, juste avant qu'il se fasse lourder par son patron. «Une société, c’est comme une montgolfière.» Le week-end commence bien...

Je me brosse les dents en vitesse, me passe de l'eau sur le visage, enfile les premières fringues propres que je trouve, chope un paquet de Prince à l'arrache et je cours vite. Enfin, le plus rapidement possible. Direction l'une des rédactions belges pour lesquelles je bosse, heureusement située à deux pas.

Lorsque j'arrive la tête enfarinée à 7 heures (bon 7 heures 05...), je m'aperçois que mon collègue censé faire le «desk» avec moi n'est pas là. Paye ta bande de bras cassés. J'allume d'emblée mon ordi, vérifie mes mails et vois dans la foulée un message d'un de mes boss. L'objet: «Menace imminente à Bruxelles: le niveau d'alerte au maximum».

Deuxième montée d'adrénaline: manchette, alerte, Facebook et tout le tralala. Un sacré branle-bas de combat car ce niveau 4 n'avait été activé que deux fois dans l'histoire du Plat pays: pour l'ensemble du territoire dans l'affaire de l'évadé Nizar Trabelsi en 2007 et pour les institutions juives après la tuerie du Musée juif de l'an passé.

«Je prends pas de courses à moins de 25 euros»

En fait, mon collègue Romain n'est pas en retard. Enfin si, mais ce n'est pas de sa faute. Suite à la recommandation du Centre de crise belge du ministère de l'Intérieur, la Stib (la RATP bruxelloise) a décidé de fermer les métros et les trams en souterrain de la capitale. 

Une belle aubaine pour certaines personnes vénales. «Un taximan m'a dit qu'il ne prenait pas les courses à moins de vingt-cinq euros. Je prends deux bus et j'arrive», m'assure mon collègue par téléphone. La misère. 

Financièrement, les taxis seront les grands gagnants de ce week-end noir. «Quatre-vingt euros en une heure, autant qu'hier!», se réjouissait un taximan à la gare du Midi. Si certains donnent du grain à moudre aux partisans d'Uber, il ne s'agit pas non plus de stigmatiser tous les conducteurs et d'oublier l'utilité de certains taximans qui ont aussi aidé à gérer les transports les plus urgents...

Putain, si on nous enlève même Johnny

Entre 9 heures et 12 heures, c'est un peu la pagaille à Bruxelles. Le Centre de crise a donné des recommandations mais a laissé aux personnes compétentes le soin de prendre la décision de fermer éventuellement les lieux, d'annuler, ou pas, les événements qu'ils devaient organiser. 

Les fans de Johnny Hallyday se demandent d'ailleurs si l'idole des jeunes va pouvoir se produire comme prévu ce samedi soir au Heysel. Le téléphone de la rédaction sonne:

«Bonjour, est-ce que vous savez si le concert de Johnny est annulé?

 

– Euh, je ne sais pas encore, madame. Consultez notre site, on tiendra au courant nos lecteurs dès qu'on aura la décision.

 

– On doit partir pour aller à Bruxelles, on peut vous voir sur notre téléphone?

 

– Vous avez internet sur votre téléphone? Vous savez comment vous en servir?

 

– ...

 

– Rappelez à ce numéro en début d'après-midi, madame, ce sera plus simple.»

Quelques minutes après, la sentence tant redoutée tombe:

Putain, si on nous enlève même Johnny, maintenant...

Au fil des heures, le pouls de la ville va méchamment ralentir. De nombreux lieux annoncent leur fermeture: les théâtres, les bâtiments publics, les campus universitaires, les salles de concert, les piscines, les cinés, les centres commerciaux, certains supermarchés... De même, toutes les rencontres sportives, quelle que soit la discipline, sont annulées.  

«Le matin, il y avait déjà des enfants sur le terrain qui jouaient et je n'avais pas eu le temps de prévenir tous les présidents de club pour leur demander de se renseigner auprès de leur police locale pour savoir ce qu'ils avaient décidé. J'étais extrêmement mal par rapport à ça, en me faisant des films horribles», m'expliquera le soir même Marc Coudron, le président de la fédération belge de hockey sur gazon, sport en vogue à Bruxelles. «On a finalement décidé de tout annuler. C'est vraiment la matinée la plus stressante de ma carrière.»

Au sein du club de football de Molenbeek, cette décision a été synonyme de grosse déception. Les dirigeants avaient prévu différentes choses avant leur match, comme me l'a affirmé Thierry Dailly, le manager du club: 

«On voulait rendre hommage aux victimes des attaques. On voulait aussi, à côté de ça, démontrer que Molenbeek, ce n'est pas que ça et qu'il y a beaucoup de choses positives, à commencer par le club de football.»

Le message est transmis, Thierry. Retenez-donc qu'à Molenbeek (prononcez «Molenbéék» et non «Molenbèk», ça irrite les Belges), tous les habitants ne sont pas des fous furieux radicalisés, avec quatre grammes de Captagon dans chaque poche, prêts à vous descendre le sourire aux lèvres ou à se faire exploser. N'en déplaise à Eric Zemmour.

Peu avant 11 heures, Charles Michel, le Premier ministre, prend la parole pour expliquer qu'il y a «un risque d'attentat par des individus avec armes et explosifs à plusieurs endroits de la capitale». Il invite aussi la population «à faire preuve de prudence et de vigilance et de ne pas glisser dans la panique». La panique? Quelle panique?

«Tu fais bien attention à toi»

Après 13 heures, la psychose commence à grappiller tout doucement du terrain dans l'Hexagone. Par mail et Facebook, je reçois les premiers messages un peu angoissés de mes potes. J'en recevrai d'ailleurs durant tout le week-end. Petit florilège...

«Bonjour Tono ça va? J'ai vu que c'était la merdouille en Belgique fais attention à toi»

 

«Tu t'en sors sans métro (et sans bistro)?»

 

«Ça va Michel, c'est pas trop la merde?»

 

«Sympa Bruxelles en ce moment!»

 

«Jacky tu fais attention hein, Bruxelles c'est chaud là»

 

«Ca se passe comment là-haut? T'es au bureau. Fais attention»

D'autres messages me rappellent que j'ai des potes drôles mais qui ne sont pas tous des flèches...


Je me décide aussi à rappeler ma grand-mère que j'imagine en train de se faire du mouron. Je me fais engueuler.

«Oui, mais moi je m'inquiète... Tu nous donnes jamais de tes nouvelles, non plus. Tu fais bien attention à toi, hein.

 

– (Tout penaud) Mais oui ne t'inquiète pas grand-mère. Je prends pas de risques.»

J'ai envie d'embrayer et de lui dire que depuis le vendredi 13, je ne connais plus trop la définition du mot «risque». J'ai vite compris que rouler bourrer sur une départementale, voyager seul à Bagdad ou encore fumer du crack au p'tit déj' n'étaient pas les idées les plus futées de l'année. Mais j'ai envie aussi de lui rappeler que je n'aurais jamais imaginé qu'en allant boire un verre, assister à un concert, regarder un match de foot ou commander une pizza, des activités qu'on faisait ensemble quand j'étais petit, j'aurais risqué de me faire tuer. Ou alors, je ne m'en rendais pas compte.

Finalement je renonce, je l'embrasse et j'acquiesce gentiment: «Je vais être prudent, promis.» D'autant que la décision de plusieurs bourgmestres de la ville (les maires en Belgique) de recommander la fermeture des bars et des restaurants de certaines zones –c'est le cas du bourgmestre Yvan Mayeur dans le quartier normalement animé du centre-ville– ne nous pousse pas vraiment à sortir. Merci la ville fantôme. 


La flotte et la perspective de galérer dans les transports auront raison de notre motivation et de notre soirée. «Ouep, laissons tomber, c'est peut-être pas le bon week-end pour faire la fiesta!», m'envoie un pote par SMS. Tu m'étonnes...

«Fumiers de djihadiss', tiens»

Je croise plusieurs fois la une bien anxiogène d'un magazine belge: «Nous sommes
en guerre»

N'ayant pas énormément bougé la veille, c'est le dimanche matin que je suis véritablement confronté à la psychose ambiante. Je dois aller travailler en vélo pour faire un montage pour la télé. Sept bornes jusqu'à Molenbeek. J'opte pour le Villo!, le petit frère du Vélib'. Enfin, un beau bébé quand même, 150 kilos à vue de nez. Je me maudis d'avoir fumé des clopes et bu des mousses. Putain, je n'ai pas de gants et ça caille en plus. Je gueule dans mon manteau un cri de désespoir: «Fumiers de djihadiss', tiens.»

Je me fais aussi mes premiers coups de stress. Lorsqu'une voiture accélère trop vite et me dépasse, je vois Salah Abdeslam et ses potes baisser la vitre et me canarder à la kalachnikov. Vous avez dit parano? En même temps, je croise plusieurs fois la une bien anxiogène d'un magazine belge: «Nous sommes en guerre.» Je fais le lien directement avec la réplique mythique de Rambo: «C'était pas ma guerre! C'est vous qui m'avez appelé, pas moi!»


Pour me détendre, je m'amuse un peu du surréalisme de la situation et repense aux histoires de la Seconde Guerre mondiale que me racontait ma grand-mère. «On partait de Concarneau et on allait à Quimper en tandem avec ton grand-père, on n'avait pas d'autre choix.» Soit 52 bornes aller-retour. A l'époque, j'avais ri en imaginant leur galère. Aujourd'hui, je me dis que je suis quand même un gros branleur. J'appuie du coup de plus belle sur les pédales en me surprenant à siffler «À bicyclette» d'Yves Montand dans les rues de Molenbeek. J'arrive finalement à la rédaction après trente minutes d'efforts, soulagé mais aussi carbonisé qu'un sprinter qui vient de se taper le Galibier.


«Je suis sur la ligne de front, j'arrive!»

A midi, une fois le travail fini, je réponds à l'appel de mon frangin en Bretagne qui s'inquiète. Je contacte aussi un pote que je n'avais pas réussi à capter le samedi. Pas de réponse.

Dix minutes plus tard, ce champion m'appelle. On déconne évidemment:

«Ca va, t'es en vie? On va se boire un café au Parvis?

 

– Je suis sur la ligne de front, j'arrive dans dix minutes.»

On va se boire
un café?
–Je suis sur la ligne de front, j'arrive
dans dix minutes

Je bifurque, à droite toute, et je passe en plein centre devant la Bourse, sur le piétonnier (zone piétonne) de Bruxelles. Blindés, militaires armés jusqu'aux dents, flics aux aguets, avenues à moitié vide, équipes de télévision en duplex, ça fait quand même bizarre...

Quand j'arrive sur le Parvis de Saint-Gilles, ancien quartier très populaire et aujourd'hui quelque peu gentrifié, un repaire de bobos si on caricature, je ne peux pas m'empêcher de penser aux bars et aux restaurants des Xe et XIe arrondissement, cibles des attaques de Paris. 

On se pose dans un troquet peinard. Dos à la vitre, j'ai beau ne pas m'arrêter de vivre, je zieute quand même de temps en temps furtivement l'entrée du bar, la caféine aidant. Nos conversations ne tournent pratiquement qu'autour des événements des dix derniers jours. Mon pote Jonathan a un ami parisien de passage qui habite à côté de la rue de Charonne... Un city trip à Bruxelles en ce moment pour décompresser, on a connu mieux. «On n'a pas choisi le bon week-end pour venir, admet Olivier. Ma copine est en stress.»

Elle est loin d'être la seule. Soudain, un chien se met à aboyer bruyamment sur un gars qui passe à l'extérieur avec un chat sur l'épaule. Son maître se lève rapidement. On sursaute et on se retourne tous un peu affolés. On n'est pas encore guéris... Et encore, j'imagine bien la panique quand un prix Nobel lance des pétards, comme à République. 

Même psychose du côté du restaurant libanais à côté de chez moi. J'entends une conversation entre deux Françaises. «J'ai une amie qui va déménager en Suisse en janvier avec ses enfants pour éviter qu'ils ne grandissent dans un tel climat.» On ne peut même plus manger un shawarma serein et en paix ? 

Je fais une Yohann Diniz en rentrant

En début de soirée, on annonce des perquisitions près de la Grand-Place. Ma pote Nadia m'invite à dîner. Elle habite tout près de la place Flagey: miracle, le tram fonctionne. Sauf que je n'aurais jamais pensé être aussi à l'aise dans un tram qu'en avion. J'ai l'impression que tous les gars qui montent avec un sac de sport sont des assassins potentiels. Oui, c'est moi le mec en avion qui pense au moindre bruit suspect que les sondes Pitot ou les réacteurs viennent de nous lâcher.

En posant le pied sur le bitume ixellois, je ressens en fait le même soulagement que lors de mes premiers pas sur le tarmac d'un aéroport après un long-courrier. «Mais nan, c’est une peur irrationnelle, tu ne stresses pas en caisse alors que t’as beaucoup plus de chances de mourir dans un accident de voiture», tente de me raisonner mon amie. Je pense évidemment au blond de Gad Elmaleh mais je dis rien.

Au cours du repas, je regarde rapidement les sites des médias belges et me rends compte que les rédactions ont dès lors pour mot d’ordre de ne plus parler des opérations qui sont en cours à Bruxelles. Deux heures plus tard, à 22 heures 30, je ressors de chez Nadia, rassasié mais pas très rassuré. Je fais bien. Deux bagnoles de flics passent à toute allure devant moi. Les policiers s’arrêtent, se parlent durant une dizaine de secondes à un stop, puis repartent en trombe toutes sirènes hurlantes. Ces sirènes, à la New-Yorkaise, sont bien plus flippantes que les sirènes françaises. Oui, celles à la Julie Lescaut ou à la Cordier juge et flic... 

Je traverse la rue et passe à côté d'une caisse remplie de quatre gaillards. Une voiture de police rôde, ralentit, les policiers regardent méticuleusement à l'intérieur, puis reprennent leur route. Quelle angoisse…  Y’a même plus de trams. Je me résigne à rentrer à pied et à écouter du son pour me mettre dans une bulle et m'évader. Je ne sais pas pourquoi, je choisis ce titre du groupe Odezenne. 

Mon téléphone s'éteint comme dans un mauvais film. Du coup, je fais une Yohann Diniz pour rentrer bien vite


Les paroles de la chanson, tirées du dessin animé Alice au pays des merveilles, me feront bien rire après coup: «Cats and rabbits would reside in fancy little houses and be dressed in shoes and hats and trousers. In a world of my own.»

A ce moment-là, je ne sais pas encore que les Belges misent sur les chats pour tuer le temps et l'angoisse durant le #BrusselsLockDown. L’ordre de garder le silence dans les médias et sur les réseaux sociaux pour ne pas contrecarrer les opérations policières est d'ailleurs parfaitement respecté.

De mon côté, mon téléphone s'éteint comme dans un mauvais film. Du coup, je fais une Yohann Diniz pour rentrer bien vite. Après trente minutes dans les rues noires d'Etterbeek –j'apprendrai le lendemain que j'ai bien traversé l'une des zones concernées par les opérations de police–, j'arrive enfin chez moi. La copine de mon pote surgit: «J'ai les mains qui tremblent, t'as bien fermé la porte en bas?»

Il est temps pour moi d'aller dormir. Lorsque je m’affale dans mon lit, les yeux rivés au plafond, je me dis que c'était quand même un week-end de merde et qu'on vit une drôle d'époque. En fait, je suis dans le même état qu'en 1994, lorsqu'enfant, j'avais assisté dans mon salon en douce à l'assaut du GIGN à l'aéroport de Marseille après la prise d'otage du GIA. Je ferme les yeux. Impossible, alors, pour moi de ne pas admettre en murmurant, la tête entre les mains: «Putain, ils ont gagné ces enfoirés...»

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