Culture

Pourquoi faudrait-il être original à tout prix?

Et si l’homme qui a inventé la fonction copier-coller était le plus grand génie de tous les temps?

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À la poubelle l’originalité | Pete via Flickr CC (domaine public)

Temps de lecture: 6 minutes

Vous pensiez que le succès de Beyoncé reposait sur ses body lamés et l’éviction de Kelly et Michelle des Destiny’s Child? Pas du tout. Le succès de Beyoncé résiderait dans l’art de la copie. Et elle ne serait pas la seule, à en croire votre fil Google Actu, infesté d’accusations de plagiat en tout genre. Des chorégraphes, agacés de retrouver leur flow chez Queen B, l’avaient déjà soupçonnée de s’être inspirée de leur travail pour les chorés de «Party» et «Countdown». C’est désormais à Jean-Vincent Placé qu’elle aurait piqué l’idée de poser, une poule dans les bras, d’après le magazine Planet. Peu de chances que la reine de la pop ait réellement voulu copier le look du sénateur vert posant pour Marie Claire, mais l’affaire a quand même fait le tour du web: elle illustre par l’absurde l’obsession actuelle de la pop culture pour le plagiat. Et avouez-le, vous aussi vous adorez être créditée quand on vous demande «qui c’est qui a eu l’idée géniale de la cagnotte Leetchi» ou quand on rappelle que c’est vous –oui, vous– qui avez pris cette photo Facebook qui a récolté 125 likes. Et rien ne vous horripile autant que la sensation de vous être fait voler votre idée. Pourtant, interdire aux autres de regarder votre copie, comme un élève de 6e mal dans son acné, c’est complètement has been.

On vous dit pourquoi. (En temps normal, on se serait senti obligé de vous préciser que l’idée de ce papier venait d’une collègue, mais ça, c’était avant.)

Plagiamania

Laurent Baffie, loleur populo du PAF, accusé par le philosophe de France Culture Raphaël Enthoven d’avoir chipé des anagrammes au compositeur Jacques Perry-Salkow pour son Dictionnaire des noms propres (ou presque). Taylor Swift accusée par Jesse Graham (ne feignez pas de savoir qui c’est, il est inconnu) de lui avoir volé ses meilleurs punchlines pour «Shake It Off». Et même une popstar serbe accusant Beyoncé (encore elle) de lui piquer ses looks. Les accusations les plus inattendues se copient-collent au fil des semaines. À ce train-là, l’Homo erectus qui a inventé le feu va bientôt nous demander de le créditer quand on s’allume une clope. «C’est vrai que les affaires sont prospères», commente la star du barreau de la propriété intellectuelle, Emmanuel Pierrat.

Dans les médias, au moins un cas sort par semaine, de la simple accusation au procès médiatisé. «Il y a une surenchère incroyable, confirme Lionel Maurel, juriste/blogueur qui traque les dérives du copyrighting dans sa chronique en ligne Copyright MadnessOn en vient à créditer des blagues sur Instagram et j’ai même relayé l’histoire de policiers qui voulaient un copyright sur des vidéos de caméras de surveillance.» Aussi étonnant: mi-novembre, Zoé de las Cases, décoratrice parisienne, accuse Airbnb d’avoir plagié la déco de son appart du XVIIe pour ses bureaux de San Francisco. Et les tribunaux sont loin de décourager cette chasse à l’imitation. En mars, la justice américaine a condamné Pharrell Williams et Robin Thicke à verser 7,4 millions de dollars aux héritiers de Marvin Gaye pour avoir «copié» «Got to Give Up» avec le titre «Blurred Lines». Fait rarissime, les juges ont considéré qu’il y avait violation de droits d’auteur sur le style. Résultat, les professionnels de la musique s’inquiètent d’un Blurred Lines effect: une multiplication des procès à la moindre ressemblance et la condamnation pure et simple de l’inspiration.

Les affaires borderline se multiplient. Les règles du droit d’auteur créent le flou. Leur appréciation est subjective, donc autant tenter sa chance

Lionel Maurel, juriste

Ce que montre ce verdict, c’est que nous sommes passés de l’ère de «qui a la bonne idée» à «qui l’a dégaînée en premier». «Les affaires borderline, qui se lancent sur une simple ressemblance, se multiplient, observe Lionel Maurel. Les règles du droit d’auteur créent le flou. Leur appréciation est subjective, donc autant tenter sa chance.»

Le fric a tué l’inspiration

Plagiat? Vol d’idée? Inspiration? Les artistes eux-mêmes finissent par s’embrouiller. Il n’y a qu’à voir le regard vide de Pharrell Williams dans les vidéos de son audition au procès qui ont fuité sur internet. Tellement paumé qu’il ne sait plus vraiment dire si, oui ou non, il pensait à Marvin Gaye en se rasant le matin. «Le flux d’images et d’informations auquel nous sommes soumis modifie notre mémoire et notre manière de créer, souligne Julie Boukobza, curatrice qui chapote la résidence 89+ au Lab de l’institut culturel de Google à Paris, composé de jeunes artistes nés après 1989. Les sources sont si nombreuses qu’on en vient à les oublier et à créer à partir de quelque chose que l’on aurait pu déjà voir ou entendre, mais sans vraiment le savoir.» C’est la cryptomnésie décrite par Carl Jung.

Sauf que, dans une époque où règnent les attention-whores avides de likes, ce qui n’était que le processus logique d’une blague et de la culture orale (être entendu et répété sans être crédité, big up Toto), devient un véritable casus belli gravé dans le marbre d’internet. Au point que, fin juillet, Twitter s’est décidé à bloquer les tweets des internautes qui pompent ceux des autres sans  les créditer. Et on n’était pas loin d’assister à l’Affaire Dreyfus du XXIe siècle quand tout le monde est tombé sur The Fat Jewish, sorte de Pierre Desproges de la pop culture (en plus gros). Accusé de plagier les blagues sur les réseaux à grande échelle, Josh Ostrovsky (son vrai nom) a fini par battre en retraite et crédite maintenant chacune de ses saillies. Sauf que, avant qu’il pèse 6 millions de followers, qu’il signe un contrat avec une agence de mannequin ou avec la société de production qui représente George Clooney, personne n’avait songé à lui chercher des poux dans cet infâme catogan vertical qui lui orne le crâne.

Ce qu’on reproche à The Fat Jewish? C’est d’avoir capitalisé. «La question du plagiat devient cruciale dans les années 1970-80, avec le développement du sample, explique François Aubart, critique d’art. Les labels réalisent que des gens se font de l’argent avec leurs disques et les procès se multiplient.» Alors que les produits culturels ont longtemps été libres, l’économie de marché les a transformés en «propriété». Disney, qui pompe allègrement dans les mythes et les contes, n’a ainsi pas hésité à s’en prendre à une société de production anglaise qui se serait un peu trop librement inspirée de Rebelle. «Si aujourd’hui Picasso voulait réaliser ce qu’il a fait, à savoir copier ses pairs en se les appropriant, il aurait une armada d’avocats à ses trousses», s’amuse la sociologue des usages numériques Laurence Allard.

La culture du remix

Pourtant, face à ces accusations de réappropriation discrète, les artistes ont choisi de la jouer profil haut. En y opposant leur mépris, comme Beyoncé ou Michel Foucault. La première balançant sa ponytail sous-titrée «j’ai 17 grammy et je pèse 115 millions de dollars, qui ai-je besoin de voler?». Le second se moquant d’être plagié avec cette saillie[1] digne d’une Cookie Lyon: «Quel nom dites-vous? Attali. Mais qui est ce monsieur? Il a écrit un livre?» Ou en jouant la carte de la transparence comme Mika (qui assume s’être inspiré de «Sarà Perchè Ti Amo» pour son tube «Talk about You»), ou Karl Lagerfeld (se décrivant lui-même comme un «vampire buvant le sang des autres»).

Si aujourd’hui Picasso voulait réaliser ce qu’il a fait, à savoir copier ses pairs en se les appropriant, il aurait une armada d’avocats à ses trousses

Laurence Allard, sociologue des usages numériques

L’idée d’assouplir les règles du copyright commence d’ailleurs à germer au sein des instances de l’Union européenne (chez des gens importants quoi). Neelie Kroes, commissaire en charge de la stratégie numérique, critiquait en 2012 des lois obsolètes. Boom. Et si vous n’êtes pas convaincus, pensez à «Top Chef»: «Il y a des secteurs qui ne sont pas soumis au copyright et qui s’en sortent très bien, rappelle Lionel Maurel. Regardez les recettes de cuisine!» C’est vrai que quand vous servez votre célèbre couscous, vous ne créditez jamais votre mamie Zorah. Pourtant, avec 14,5 millions de livres de recettes vendus en 2010 et le nouveau branding des chefs, le secteur se porte à merveille. Idem du côté de la mode, qui n’est pas soumise au copyright aux États-Unis. Selon la chercheuse Johanna Blakley, l’industrie tient son succès à la force de la copie. Des enseignes font leur chiffre d’affaires sur l’imitation de grands créateurs, mais pour des cibles différentes.

En clair, le plagiat est mort, vive le remix. «Sur le web, on s’exprime par des contenus qui ne sont pas les nôtres, en les partageant ou même en les modifiant, sans en citer la source», explique Laurence Allard. On parle en screenshot, que l’on use et abuse des fonctions «partage» sur les réseaux sociaux et que l’on répond à nos mails avec des GIF animés 0% crédités. «En 2012, Lady Gaga avait organisé un concours de remix à l’occasion de la sortie de l’album Born This Way en France et de la tournée, rappelle Laurence Allard. Se laisser remixer participe à sa propre popularité.» Des internautes reprochent à Drake d’avoir pompé l’univers de l’artiste James Turrell, 72 ans (Drake l’adore) pour son clip? L’artiste a l’air ravi! Son titre serait copié sur «Cha Cha», du rappeur D.R.A.M.? Drake avait déjà annoncé que son titre était la version rap de «Cha Cha». Tout internet remixe le clip en faisant de Drake un mème? Le chanteur se hisse en deuxième position du Top Billboard Hot 100. Tout le monde a copié tout le monde, et pourtant tout le monde est content.

1 — Dits et Écrits, tome 2 (Gallimard, 1994). Retourner à l'article

 

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