Monde

L'homme qui tente d'empêcher les jeunes Bruxellois de rejoindre Daech

Rencontre exclusive avec un des quatre «M. Radicalisme» de la capitale belge, chargé de prévenir le départ de jeunes Belges vers l'Irak ou la Syrie.

À Molenbeek, le 15 novembre 2015. REUTERS/Yves Herman.
À Molenbeek, le 15 novembre 2015. REUTERS/Yves Herman.

Temps de lecture: 9 minutes

Bruxelles (Belgique)

Depuis près de deux ans, Sébastien* est l'un des quatre «M. Radicalisme» en poste à Bruxelles. Cet homme de terrain est chargé d'organiser la prévention de la radicalisation des jeunes Bruxellois afin de les empêcher de rejoindre Daech.

«Cette problématique est venue à moi dans le cadre de mon travail de terrain à la fin 2012. On a eu des premiers échos, des rumeurs que de jeunes Bruxellois partaient en Syrie et on ne savait pas pourquoi, on ne savait pas combien. En février 2013, les premiers Belges sont décédés. C'était des habitants de Laeken, donc sur le territoire de la ville de Bruxelles. Les parents de ces Belges sont venus nous trouver, moi et mes collègues, parce qu'on travaillait sur le quartier. Ils sont venus nous trouver parce qu'on faisait partie des structures de proximité.»

L'homme qui nous parle dans une petite salle de l'hôtel de ville de Bruxelles, superbe bâtiment jouxtant la Grand-Place, n'avait jamais rencontré les médias. Ce mercredi 18 novembre dans l'après-midi, cinq jours après les attentats de Paris, le «M. Radicalisme» de Bruxelles-Ville, l'une des dix-neuf communes de la capitale européenne, a accepté de recevoir Slate.fr et deux quotidiens belges, mais pas de divulguer son identité. Vous ne connaîtrez pas son nom, ni son prénom et encore moins son visage. «Je ne suis pas en danger, c'est juste que je préfère garder mon anonymat pour garder la confiance du public. Je ne suis pas certain que le fait d'avoir un profil médiatique puisse m'aider dans mon travail. Je préfère être discret...», affirme-t-il en jouant machinalement avec son téléphone.

Il faut dire que la tâche qui incombe à ce quadragénaire belge, juriste et politologue de formation, travailleur social sur le terrain depuis dix ans, n'est pas la plus facile: empêcher les jeunes Bruxellois en voie de radicalisation ou déjà radicalisés de partir grossir les rangs de l'organisation État islamique. Faut-il encore rappeler, après les attaques du 13 novembre, que le Plat pays est le premier État européen d’où partent les djihadistes en proportion de la population?

«Le phénomène était plus important que ce qu'on pensait»

Comme ses trois collègues des autres communes bruxelloises qui ont mis en place un «M. Radicalisme» (Anderlecht, Schaerbeek et Molenbeek), Sébastien a tout d'abord mené un long travail pour établir un diagnostic du problème, entendre les questions que se posaient les gens de la commune directement touchés par le phénomène. «Une centaine de personnes sont venues. Des personnes de tous âges, des responsables de la mosquée voisine... Il y a pu avoir un échange. Cela nous a permis de nous rendre compte que le phénomène était plus important que ce que l'on pensait. Ça, c'était le point de départ.»

Ce travail de recherche et d'écoute (et son expérience de terrain) lui ont permis de tirer des conclusions et de dépoussiérer quelques vieux clichés qu'il nous énumère d'emblée:

«Les radicaux ne viennent pas forcément des quartiers paupérisés. Tous les milieux socio-économiques sont concernés.»

 

«L'Etat islamique cible de plus en plus sa propagande sur le recrutement de femmes.»

 

«On parle beaucoup du volet religieux mais derrière ce discours religieux, il y a une réponse à des questions identitaires. Des réponses très simples, binaires, à des interrogations complexes.»

 

«Il y a souvent un événement déclencheur, un décès, une rupture amoureuse, un licenciement, un acte vexatoire (racisme...) qui fragilise la personne. Le recruteur va s'engouffrer dans cette brèche à ce moment-là.»


Sensibiliser les acteurs de terrain

Ce travail de désengagement, je le fais avec un réseau de partenaires constitués petit à petit avec mon expérience de terrain.

Depuis le début de l'année, sept cents personnes qui côtoient les jeunes sur le terrain ont ainsi été formées à la détection du radicalisme dans la commune. C'est le cas de certains assistants sociaux, des éducateurs, du personnel des maisons d'arrêt ou des directeurs d'école, entre autres: «Ce travail de désengagement, je le fais avec un réseau de partenaires constitués petit à petit avec mon expérience de terrain.»

Le but étant évidemment de ne pas répéter les mêmes erreurs que dans le parcours de Bilal Hadfi. Une ancienne professeur d'histoire de ce Belge de vingt ans, l'un des kamikazes du Stade de France, a ainsi affirmé sur la RTBF se sentir en quelque sorte coupable. «Après les attaques de Charlie Hebdo, on a eu un cours très agité lors duquel il a presque monopolisé la parole. ll défendait les attaques, il disait que c'était normal, qu'il fallait que la liberté d'expression s'arrête. Que les insultes à la religion s'arrêtent. Oui, à l'époque, ça m'a vraiment inquiété et je l'ai à nouveau signalé lors d'un conseil de classe et par écrit à la direction», se rappelle la jeune femme. La direction n'aurait rien entrepris pour éviter de stigmatiser l'élève.

Le but de «M. Radicalisme» est justement d'encourager les personnes qui sont dans l'environnement de ces jeunes à agir, et c'est évidemment le cas aussi des familles.

«Un peu comme les victimes de violence conjugale...»

Car les parents de ces jeunes radicalisés se trouveraient bien isolés lorsqu'ils sentent que leur fils ou leur fille est en train de changer. Ils ont surtout peur d'en parler:

«On a vu qu'il y avait un énorme tabou social. Que les familles confrontées à cette problématique étaient isolées. Elles avaient peur de reconnaître qu'il y avait un problème, peur de savoir comment les voisins allaient réagir. C'est quelque chose de très lourd. Je fais souvent la comparaison avec des problématiques qui sont stigmatisées socialement, comme la violence conjugale. C'est difficile pour les victimes de demander de l'aide, elles se sentent isolées. Elles ont peur que le fait d'admettre la réalité de ce qu'elles vivent puisse aggraver leur situation. Elles se sentent coupables. C'est la même chose pour les familles de jeunes en voie de radicalisation. La difficulté, c'est de faire en sorte que les familles fassent ce premier pas pour être aidées.»

Et rapidement... Plus le temps passe, plus il est difficile de sortir le jeune de sa radicalisation. Surtout, on imagine bien qu'il est beaucoup plus compliqué d'agir une fois qu'il ou elle est parti(e)...

«Le but est d'intervenir avant que la personne ne parte et qu'elle ne commette par la même occasion une infraction du point de vue judiciaire. Il faut bien comprendre et expliquer aux familles que la radicalisation n'est pas une infraction. Beaucoup de familles croient que si elles parlent de ça, elles vont être sous le coup de la justice. Il est important que les familles comprennent que non. Avant tout cela, il est possible de faire des choses. On a empêché des départs in extremis...»

«Aider à maintenir la communication»

Que dire justement aux familles confrontées à un jeune qui se radicalise?

«Il n'y a pas une réponse unique par rapport à un fait de radicalisation. Il faut comprendre où la personne en est. Pourquoi elle est rentrée dans ce processus ? Quand a-t-elle commencé à changer? La famille ne sait pas comment réagir, ne sait plus comment lui parler. Les gens réagissent avec ce qu'ils ont, souvent de manière émotive et intuitive sans connaître ce qu'il se passe derrière, qu'il y a des recruteurs qui jouent un rôle. Donc, souvent, ils vont tenter des choses et cela peut être contre-productif. Ils n'ont pas les clés de lecture. Notre rôle, c'est de leur fournir les outils adéquats.»

Sébastien prend l'exemple d'une famille dont la fille est partie soudainement rejoindre Daech en Syrie. Après avoir «cuisiné» ses parents, il se rend compte que le changement s'est produit après l'appel téléphonique d'un ami d'enfance:

«Il a demandé au père d'épouser sa fille en Syrie. Pour le père, il était évidemment hors de question d'envoyer sa fille là-bas. Le jeune homme a raccroché, sa fille a changé quelques jours après. Cette personne a guidé son recrutement. Elle a changé de vêtements, de fréquentation, de comportement, à un point où cela a créé un conflit à la maison. Ils ne comprenaient pas pourquoi elle changeait.»

Après le départ de leur fille et son appel juste avant de passer en Syrie, les parents, en colère, et plus particulièrement le père, avaient décidé de couper les ponts avec leur enfant. La plus mauvaise chose à faire:

«Il lui a dit que si elle passait en Syrie, elle n'était plus sa fille. Evidemment, la gamine a senti une rupture de dialogue et elle a franchi le pas. J'ai essayé de leur faire comprendre que l'espoir que leur fille puisse rentrer en Belgique, c'est qu'ils maintiennent un dialogue avec elle. Notre but, c'est ça, c'est d'aider les gens à reconstruire un lien émotionnel affectif et maintenir la communication. Ce que l'on fait maintenant dans ce cas-ci. C'est un travail de longue haleine. Ce n'est pas un cas encore résolu mais on a beaucoup avancé. Elle était complètement acquise à l'idéologie véhiculée par ce jeune homme; aujourd'hui elle veut rentrer, elle a des contacts quotidiens avec sa famille, elle cherche les moyens de pouvoir revenir.»

Ne pas se substituer à la police

Ce ne serait pas la première djihadiste repentie à rentrer en Belgique et à être passée entre les mains des fonctionnaires bruxellois. Car leur rôle est également de s'occuper de ceux qui ont souhaité rentrer d'une zone de conflit: ceux qu'on appelle les returnees. Ce serait le cas d'une fille de treize ans partie en Syrie et aujourd'hui revenue au Plat pays. Après être passée par la justice des mineurs, elle est aujourd'hui scolarisée et semble-t-il «parfaitement réinsérée»:

«Notre mission est aussi de lutter contre leur exclusion, de mettre en place les conditions d'une réinsertion mais sans angélisme. Certains sont dégoûtés, d'autres détruits et ont besoin d'un soutien psychologique. D'autres sont encore plus décidés. Pour ces derniers, c'est évidemment la police qui prend le relais.»

En tant que travailleur social, pas question, en effet, de prendre la place des forces de l'ordre. Ce programme de prévention avait d'ailleurs fait parler dans le milieu associatif avant son instauration. «Je me mets à la place d’un éducateur de rue. S’il commence à raconter ce qu’il a vu sur le terrain et qu’on apprend qu’il a parlé, c’est fini, il peut oublier. Il ne sera plus jamais un interlocuteur de confiance», commentait ainsi Khaled Boutaffala, directeur d’AtMOsphères, un service d’aide en milieu ouvert (AMO) de Schaerbeek, à Alter Échos.

Des craintes tout de suite balayées par Sébastien. «La police le comprend très bien. Elle sait que notre travail se situe en amont et qu'on travaille en tant qu'acteur social. Ils respectent notre secret professionnel, qui est d'ailleurs bien encadré par la loi. Sinon, on briserait la confiance de nos interlocuteurs. On en parle à la police uniquement lorsque les familles nous le demandent», assure-t-il.

«Avec des bouts de ficelle»

Après les attaques de Paris et le rôle des djihadistes belges dans ces attentats, les acteurs de la prévention contre la radicalisation bruxelloise sont contraints bien évidemment de se poser des questions sur le travail effectué depuis leur entrée en fonction somme toute récente. «Bien sûr, on est tenté de tout remettre en doute mais on a fait un travail intense, méthodique et sérieux, beaucoup de choses ont été réalisées.» D'autres institutions, d'autres villes belges et françaises les solliciteraient pour leur expertise. «J'ai rencontré cette semaine tous les inspecteurs généraux du ministère de la Justice et de l'Intérieur français.»

500

Une estimation du nombre
de Belges partis ou revenus d'Irak ou de Syrie ces dernières années

La question des moyens se pose également. Une personne affectée par commune pour coordonner tout ce travail de prévention de la radicalisation, ce n'est pas non plus la panacée. D'autant, on le rappelle, que seulement quatre communes sur les dix-neuf qui composent la capitale belge ont mis en place un tel service. «La commune a rassemblé les moyens qu'elle pouvait mettre. Les différents niveaux de pouvoir ont essayé et essayent encore de comprendre quels sont les besoins du terrain», se défend «M. Radicalisme», avant d'admettre un peu plus tard dans l'interview que le projet avait été construit «avec trois bouts de ficelle», selon ses mots.

«Au départ, c'était un projet pilote, évidemment on n'a pas des moyens énormes, mais à l'époque, on n'était même pas sûr qu'il fallait investir par rapport à cela. On a maintenant plus de recul et le phénomène est plus évident. On espère donner du courage pour que tout le monde prenne davantage ses responsabilités car si chacun avait pris ses responsabilités, on n'en serait pas là», conclut-il sans vouloir communiquer le nombre de jeunes radicalisés ou en voie de radicalisation dans sa zone.

Un article de La Libre Belgique évoquait un nombre total de 500 Belges partis ou revenus d'Irak et de Syrie au cours des dernières années, dont 128 returnees, 77 personnes décédées et 62 personnes stoppées dans leur projet. Des chiffres fournis par l'Onu, qui recommandait dans un rapport à la Belgique «de mieux travailler à la réhabilitation des “combattants étrangers”, au soutien à leurs familles et à l'intégration sociale des citoyens qui ne sont pas d'origine européenne».

Le Premier ministre Charles Michel (Mouvement réformateur) vient quant à lui d'annoncer cette semaine un nouveau plan de 400 millions d'euros pour lutter contre le terrorisme et notamment les returnees, qui seront dorénavant constamment envoyés en prison ou en tout cas privés de liberté.


 

Un nouveau plan visant la commune de Molenbeek-Saint-Jean a également été annoncé par le ministre de l'Intérieur Jan Jambon. Reste à savoir si la prévention aura une large place, si Bruxelles-Ville sera aussi concerné et, dans ce cas, quel montant lui sera alloué.

* — Le prénom a été changé Retourner à l'article

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