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Les mêmes causes tragiques et sanguinaires peuvent produire les mêmes effets de solidarité. Chacun, au lendemain des attentats de Paris, aura pu être frappé par l’afflux spontané de donneurs de sang. Des hommes et des femmes souhaitant, de manière anonyme, faire un don biologique pour aider en urgence à la prise en charge médico-chirurgicale des nombreux blessés hospitalisés dans les établissements de l’Assistance publique-Hôpitaux de Paris. Une solidarité à la fois très concrète et dotée d’une forte charge symbolique. On aura aussi pu ne pas comprendre pourquoi un refus fut bientôt opposé aux volontaires à qui on expliquait ne plus pouvoir les accueillir. Comment comprendre que l’on puisse refuser un tel don?
L’Établissement français du sang (EFS) vient pour sa part de saluer «les 9.474 candidats au don de sang qui se sont présentés sur les lieux de collectes partout en France le samedi 14 novembre». C’est aussi un remerciement qui nécessite quelques explications. Parmi ces «candidats au don», 8.214 personnes ont pu donner leur sang, 1.303 étaient des nouveaux donneurs. L’activité a ainsi été doublée par rapport à celle d’un samedi habituel. Pour la seule région Île-de-France, 2.225 candidats au don se sont présentés; 1.816 personnes (dont 506 nouveaux donneurs) ont pu donner leur sang. Interrogés par différents médias, la plupart des donneurs ont expliqué que ce don était, pour eux, une évidence –l’expression concrète, biologique, d’une solidarité avec celles et ceux qui souffrent dans leur chair.
«Les besoins urgents ont été satisfaits, a expliqué François Toujas, président de l’EFS, au lendemain des attentats. Il est à présent important d’anticiper afin que les niveaux des stocks permettent de répondre à l’ensemble des besoins à venir. La mobilisation des donneurs doit se poursuivre dans les prochains jours et les prochaines semaines. Aussi avons-nous invité les donneurs à se rendre sur les lieux de collectes partout en France dès lundi 16 novembre. Et nous avons rappelé que 10.000 dons sont nécessaires chaque jour.»
Milliers de litres gaspillés
Toutes proportions gardées, ce fut là un phénomène identique à celui observé aux États-Unis après les attentats du 11 septembre 2001 –un phénomène rapporté dans le magazine du mouvement international de la Croix rouge et du Croissant rouge. Dans le cadre du Plan fédéral d’intervention d’urgence des États-Unis, c’est la Croix rouge américaine qui est officiellement chargée d’assurer, à l’échelon du pays, des services d’assistance de masse en cas de catastrophe, naturelle ou pas. C’est ainsi que, dès le 11 septembre, les sections de la Croix rouge du Grand New-York et de Washington D.C. ont commencé à fournir aux victimes, à leurs familles et aux membres des équipes de secours des services de soutien psychologique et des produits sanguins.
Plus de 3.500 unités de sang furent alors immédiatement expédiées dans les deux centres de transfusion les plus proches de New York et de Washington pour répondre aux besoins des patients blessés dans les attentats. L’organisation a également transféré quelque 40.000 unités d’albumine, protéine du sang indispensable à la prise en charge des victimes de brûlures et autres traumatismes. Toujours le 11 septembre, la Société nationale de la Croix rouge américaine recevait sur son site le plus grand nombre de dons en ligne de toute son histoire (près d’un don par seconde, pour un montant global de plus d’un million de dollars en douze heures). Autre manifestation de solidarité; dans les vingt-quatre heures qui ont suivi les attentats, elle enregistrait sur sa ligne téléphonique Give Life plus d’un million d’appels de personnes qui voulaient donner du sang. En l’espace de trois jours, plus de 176.000 dons de sang ont ainsi été recueillis et des milliers de rendez-vous ont été pris pour les semaines suivantes.
Tout, pour autant, ne fut pas exemplaire:
«Il est de notoriété publique qu’au lendemain des attentats de 2001, des milliers d’Américains firent la queue devant des centres médicaux pour donner leur sang, écrit Jacob Copeman dans la revue Terrain (Éditions de la Maison des sciences de l’homme). Dans un article intitulé “Le désastre sanguin du 11-Septembre” (2002), le célèbre historien du don de sang et de la transfusion Douglas Starr expose les problèmes engendrés par cette offrande patriotique: la Croix rouge américaine et les autres organisations, confrontées à une participation sans précédent, collectèrent tellement de sang qu’elles durent en rejeter des milliers de litres. Au cours de ce processus, de l’argent fut gaspillé et du sang de qualité insuffisante fut recueilli.»
Préservation des globules rouges
En France, certains ont été surpris, parfois même choqués, d’apprendre que l’on avait pu, au lendemain des attentats de Paris, refuser des dons de sang. Il faut, pour comprendre, savoir que le système transfusionnel est une chaîne assez complexe, qui va de l’interrogatoire du donneur et du prélèvement jusqu’à la séparation de différents composés (globules rouges, plaquettes, plasma) et leur conditionnement –en passant par leur caractérisation biologique et la réalisation de nombreux examens sérologiques et virologiques. C’est un processus assez long qui ne souffre aucun assouplissement, la priorité demeurant la sécurité absolue du receveur. Les responsables transfusionnels doivent en outre tenir compte du caractère périssable du composant le plus utilisé en thérapeutique: les globules rouges ne peuvent être conservés plus d’une quarantaine de jours.
Pourquoi ne pas avoir, comme aux États-Unis en septembre 2001, accepté ces dons quitte à détruire un sang qui ne pouvait pas être préparé, conditionné et stocké?
«C’est compte tenu de ces différents éléments, et au vu de nos capacités de prélèvements, nous avons décidé de limiter d’autorité le nombre des donneurs qui se présentaient dans les centres le samedi 14 novembre, a expliqué François Toujas à Slate.fr. Nous avons expliqué la situation aux personnes dont le don était refusé et les avons incités à renouveler dès que possible leur geste de solidarité.» S’il avait déjà simulé des situations de crises majeures (attentats terroristes, catastrophes naturelles), l’EFS n’avait jamais été véritablement confronté aux conséquences d’un tel afflux de personnes blessées par balle et dans des états graves ou très graves. Les seules augmentations du nombre de donneurs étaient jusqu’à présent connues et programmées: les journées mondiales annuelles des donneurs de sang organisées chaque année en juin.
Pourquoi ne pas avoir, comme aux États-Unis en septembre 2001, accepté ces dons quitte, ensuite, à détruire un sang qui ne pouvait pas être préparé, conditionné et stocké? «Il s’agit ici pour nous d’une question importante, une question éthique qui renvoie au respect que nous portons à cette substance biologique qui nous est offerte, répond le président de l’EFS. C’est si vrai que nous faisons tout pour utiliser au maximum ce sang qui nous est donné. Et nous avons un taux de produits sanguins non utilisés le plus faible du monde.»
Donner son sang n’est pas un droit
Une autre surprise tient aussi à l’absence, parmi les donneurs, de personnalités du monde politique, artistique ou intellectuel, qui pourraient de la sorte, au-delà de leurs prises de parole, marquer leur solidarité concrète et symbolique. La dernière personnalité à avoir donné publiquement son sang en France est Marisol Touraine. C’était en juin 2012, dans un centre parisien, à l’occasion de la journée mondiale des donneurs de sang. Le Quotidien du Médecin avait alors rapporté que celle qui venait alors d’être nommée ministre de la Santé s’était «pliée à toutes les étapes du don: entretien médical, prélèvement et collation: un verre d’eau et une madeleine».
«Les homosexuels hommes devraient bientôt être autorisés à donner leur sang en France alors qu’ils en sont, jusqu’à présent, exclus en raison d’un risque, considéré comme accru, de contamination par le virus du sida», avait alors déclaré Mme Touraine. Cette mesure ne devrait finalement être mise en œuvre qu’un juin prochain, soit quatre ans après cette annonce. Élaborée, selon nous, au terme d’un long et patient travail de démocratie sanitaire, cette ouverture au don des hommes homosexuels est soumise à des contraintes (abstinence sexuelle prolongée avant le don) qui ont suscité l’ire sarcastique de certains représentants de la communauté homosexuelle, comme Didier Lestrade, sur Slate.fr.
On peut voir là, quinze ans après les affaires du sang contaminé par le VIH, une nouvelle démonstration des difficultés que peuvent rencontrer les responsables politiques quand ils s’attachent à modifier tel ou tel aspect du système transfusionnel. Les difficultés, aussi, qu’il y a à faire comprendre que «donner son sang» n’est pas un «droit». Et qu’il ne faut voir aucune discrimination dans le fait d’être écarté (temporairement ou non) de ce don afin de mieux assurer la sécurité des receveurs et la pérennité d’un système «hors commerce» fondé depuis un demi-siècle en France sur le bénévolat, la gratuité et l’anonymat.