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Daech nous attaque-t-il vraiment «pour ce que nous sommes»?

La France est, selon certains observateurs, la cible privilégiée de l’organisation Etat islamique. Mais les djihadistes nous visent-ils pour nos valeurs et notre modèle culturel ou pour notre politique étrangère?

Un partisan de l'organisation Etat islamique à Raqqa, en Syrie, en mars 2015. Crédit photo : REUTERS.
Un partisan de l'organisation Etat islamique à Raqqa, en Syrie, en mars 2015. Crédit photo : REUTERS.

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«L'Etat islamique ne rêve que d'une chose c'est d'attaquer la France, et ils mettront les moyens nécessaires», expliquait l'ancien juge anti-terroriste Marc Trévidic sur France 2, au lendemain des attentats du vendredi 13 novembre qui ont coûté la vie à 129 personnes dans l’est parisien et à Saint-Denis. Il ajoutait: «Si l’émir de l’Etat islamique demande à mains levées à ses recrues: "qui veut aller faire un attentat en France?", vous allez avoir 200 bras levés en une demi-seconde».

Pourquoi la France? Nombre de spécialistes qui se sont exprimés depuis les attaques assurent que c’est moins ce que la France aurait fait (notamment intervenir en Syrie) que ce qu’elle est qui la rend une cible prioritaire.

Le 14 novembre, dans un entretien à Mediapart, Trévidic soulignait ainsi: «les terroristes détestent notre façon de vivre, notre mixité et notre rapport à la laïcité».

Dans l’avant-propos du dernier numéro de Dabiq, le magazine de propagande de Daech, publié après les attentats de Paris on lit d’ailleurs:

«Les huit chevaliers ont mis Paris à genoux, après des années d’arrogance de la France devant l’islam.»

La même analyse était portée au micro de France Inter par l’historien spécialiste du Moyen-Orient Jean-Pierre Filiu, professeur à Sciences Po: 

«Une fois pour toutes, ils faut les poser pour ce qu’ils sont, c’est à dire des barbares, extérieurs à nous, et qui ne se définissent pas par rapport à nous pour ce que nous faisons mais pour ce que nous sommes»

Sous-entendu: nos valeurs, nos mœurs libérales, la laïcité si particulière à la Franceou la liberté d’expression, comme lors des attentats de Charlie Hebdo, il y a à peine plus de dix mois.

Dans son discours à l’Assemblée nationale jeudi 19 novembre pour l’examen du projet de loi sur l’état d’urgence, le Premier ministre Manuel Valls allait encore dans ce sens:

«Le terrorisme a frappé la France, pas pour ce qu’elle fait en Irak, en Syrie ou au Sahel, mais pour ce qu’elle est»

La viralité d’un commentaire sous un article du New York Times qui célébrait le mode de vie français («La France incarne tout ce que les fanatiques religieux haïssent: la jouissance de la vie ici, sur terre, d'une multitude de manières (...) Aucun pays ne profite aussi bien de la vie sur terre que la France»), suggère que beaucoup d’entre nous souscrivons à cette explication. Ou avons envie d'y souscrire. De l’appel à boire et à manger en terrasse, «Tous au bistrot», aux plaidoiries pour la liberté comme la «lettre à Daech» d’un des cousins d’une victime des attentats «Oui, je suis pervers et idolâtre», les très nombreuses réactions traduisent ce sentiment d’avoir été attaqués par haine pour nos valeurs occidentales et leurs symboles, comme la musique.

«Mitrailler une terrasse de café, c’est tuer un mode de vie fondé sur le plaisir et les valeurs intellectuelles –la pensée française est largement redevable aux établissements de boisson– et le terrorisme ne hait rien tant que l’union du plaisir et de la pensée»clamait dans Le Monde l’écrivain Thomas Clerc, auteur de Paris, musée du XXIème siècle. Le dixième arrondissement quelques jours après les attentats.

Attaquer nos valeurs: une explication pratique

Cette lecture d’une haine viscérale des valeurs libérales qui pousserait les partisans/combattants de l’organisation Etat islamique (OEI) à la radicalisation n’est pas partagée par tous les spécialistes du djihadisme et du terrorisme. «Il n’y a pas de haine idéologique du modèle culturel et de l’identité française, c’est une vision un peu romantique pour nous permettre de résister à l’émotion», commente Amel Boubekeur, sociologue de l’université Pierre-Mendès-France de Grenoble et spécialiste des questions d’islam en Europe.

«Premièrement, Daech n’est pas obnubilé par la France, c’est d’abord tout le voisinage immédiat dans le monde arabe qui est concerné», explique la chercheuse associée au Centre Jacques-Berque, à Rabat, au Maroc. La veille des attentats, le 12 novembre, une bombe a tué 43 personnes à Beyrouth, au Liban; le lendemain, une autre à Bagdad, en Irak faisait 18 morts.

Dire que Deach s’en prend à «notre amour des libertés» est une explication «trop simpliste» pour François Burgat, directeur de recherches à l’Institut de recherches et d’études sur le monde arabe et musulman (Iremam) à Aix-en-Provence, qui préfère une lecture beaucoup plus «réaliste» et politique pour ne pas tomber dans le même «aveuglement sectaire [que] nos adversaires]».

L’engagement de la France dans différentes opérations militaires extérieures depuis plusieurs années contre des groupes djihadistes ou en terre d’islam joue dans les décisions de Daech. Depuis janvier 2013, la France est notamment engagée –seule– au Mali, dans le cadre de l’opération «Serval» pour stopper la progression des islamistes et notamment d’Al-Qaïda au Maghreb islamique (Aqmi). Opération «Serval» remplacée en juillet 2014 par l’opération «Barkhane» aux côtés des forces mauritaniennes, maliennes, burkinabé ou tchadiennes pour poursuivre la lutte contre le terrorisme dans le Sahel.

Et puis, la France, après être intervenue en 2011 en Libye –désormais effondrée et facteur de déstabilisation régionale– sous l’égide de l’Organisation des Nations-unies (Onu), est aujourd’hui impliquée dans la guerre contre Daech en Irak et en Syrie –depuis septembre 2015–, au sein de la coalition internationale menée par les Etats-Unis et la Grande-Bretagne.

Une participation pour l’instant modeste, de l’ordre de 5% des frappes aériennes, mais où elle fait entendre sa voix. «La France est, après les Etats-Unis, en parole sinon en puissance effective, en pointe dans l’engagement militaire contre Daech», explique également François Burgat, auteur de L’islamisme à l’heure d’Al-Qaïda, (La Découverte, 2010) joint par Slate.fr.

Cela va dans le sens de ce que les teroristes ont déclaré devant les otages terrorisés au Bataclan, vendredi 13 novembre, d’après un témoin de la scène qui s’est exprimé auprès de l’Humanité.

«Vous pouvez remercier le président Hollande, parce que c’est grâce à lui que vous subissez ça. Nous, on a laissé nos femmes et nos enfants en Syrie, sous les bombes. On fait partie de ‘l’Etat islamique’ et on est là pour venger nos familles et nos proches de l’intervention française en Syrie.»

David Thomson, qui a publié Les Français jihadistes (Les Arènes, 2015), explique:

«C’est le changement de stratégie de la France, qui a décidé en août 2014 de rejoindre la coalition internationale, qui explique le changement de stratégie de l’EI, qui est passé depuis plus d’un an à une stratégie de djihad global, comparable à ce que faisait Al-Qaïda, et non plus à une stratégie de gain territorial et militaireEn septembre 2014, pour la première fois, le porte-parole officiel de l’EI, Abou Mohammed al-Adnani, enjoint les membres de l’EI à tuer, par tous les moyens et partout, les ressortissants des pays membres de la coalition».

Mais la stratégie militaire de la France ne suffit pas à expliquer qu’elle soit une telle cible. David Thomson nuance d’ailleurs: 

«La stratégie de djihad global faisait partie de la génétique de tous les combattants de l’EI avec lesquels je me suis entretenu depuis des années. Tous rêvaient de faire des attentats en France (...). Il ne faut donc pas tout lier aux opérations extérieures de la France».

Deach exploite nos failles

Ni les éléments conjoncturels comme les opérations militaires françaises au Moyen-Orient, ni les éléments plus structurels comme nos valeurs et notre mixité entre musulmans et non-musulmansciblés abondement dans la «littérature» de l’OEI ne suffisent seuls à expliquer pourquoi Daech et ses combattants s’en prennent aujourd’hui aussi violemment à la France. 

«Dans les écrits de Daech, on peut lire une détestation séculaire d’un occident qui mépriserait le monde musulman, mais ce n’est pas une idéologie très cohérente», observe Haoues Seniguer, maître de conférences en  sciences politiques à l’IEP de Lyon.

Il appelle à dépasser «cette dialectique ‘ce que nous sommes’/’ce que nous faisons’. L’Etat islamique exploite toutes les failles possibles dans un contexte post-colonial fragile, c’est pourquoi il parle aussi des lois de 2004 sur l’interdiction du voile à l’école et de 2010 sur l’interdiction du port du voile intégral».

«La communication de Daech est stratégiquement mortifère. Tout élément susceptible d’avaliser l’idéologie qui est la sienne est réutilisé. Au final, on ne sait plus trop pourquoi ils nous en veulent. Est-ce une question ontologique ou politique? Le brouillage est volontairement entretenu», conclut Haoues Seniguer, reconnaissant la stratégie opportuniste de l’OEI.

Cela confirme ce qu’explique dans un article publié en français dans le Guardian, le jeudi 19 novembre, le journaliste Nicolas Hénin qui a été otage de l’EI pendant dix mois, en Syrie:

«Pourquoi la France? Pour de nombreuses raisons sans doute. Mais je crois qu’ils considèrent mon pays comme le maillon faible de l’Europe, comme un pays où il serait facile de semer la division.»

Parmi ces failles, ces divisions, comptent celles surgies du passé colonial de la France. «La France, c’est une ex-puissance coloniale, notamment au Maghreb et les maghrébins sont parmi les plus nombreux aujourd’hui au sein de l’Etat islamique, or les jihadistes ont la mémoire longue», soulignait encore David Thomson, sur France Inter.

Le contingent des ressortissants français partis combattre aux côtés de l’organisation Etat islamique est d’ailleurs le plus important pour un pays occidental estimé à au moins «500 sur place dont un quart de femmes», rappellait le journaliste de RFI.

Les dirigeants de Daech en Syrie et en Irak, héritiers de l’idéologie djihadiste à la Al-Qaïda, que Raphaël Liogier, sociologue et philosophe, auteur du tout récent Le complexe de Suez. Le vrai déclin français (et du continent européen) qualifie «d’entrepreneurs de terreur» ont eux «bien compris que le monde avait changé» depuis 2001 et instrumentalisent nos propres failles pour attirer des coreligionnaires.

Dans un article publié mercredi 18 novembre sur The Washington Post, Graig Klein, spécialiste du terrorisme à l’université de Binghamton, à New York, défend par exemple que l’OEI a grandement besoin de nouvelles recrues, et la réponse militaire française aux attentats du 13 novembre pourrait largement contribuer à renforcer le contingent des djihadistes français. 

«Plus la France ripostera, plus ce sera facile pour l’Etat islamique de recruter de nouvelles recrues, écrit Graig Klein. Un contreterrorisme violent radicalise les modérés et produit des appels à la vengeance que l’Etat islamique exploite pour recruter de nouveaux soutiens».

Quelle sortie de crise ?

Face à cette stratégie purement opportuniste teintée de nihilisme –«leur but était de faire le maximum de morts», rappelait Jean-Pierre Filiu sur France inter–, notre politique extérieure est-elle remise en question et doit-elle changer pour s’adapter aux fondements de la menace? Plusieurs voix à l’image de l’ancien Premier ministre Dominique de Villepin en septembre 2014 récusent l’idée de faire la «guerre au terrorisme» car «elle ne peut pas être gagnée».

Pour le politologue François Burgat, la sortie de crise doit avant tout être diplomatique, à côté de l'amélioration de la représentation des musulmans en France. «Il faut ainsi travailler réalistement à une sortie de la crise syrienne. Et une telle sortie, qui implique de repenser des pans entiers de notre diplomatie au Proche Orient, ne peut en aucune manière se construire autour du raccourci dangereux du seul affrontement armé avec Daech, qui n’aurait jamais du être notre priorité». Et son collègue, Olivier Roy, professeur à l’Institut universitaire européen de Florence, en Italie, ne dit pas autre chose dans une tribune en français au New York Times:

«Une opération occidentale terrestre massive comme celle conduite en Afghanistan en 2001 est sans doute à exclure; toute intervention de ce type s’enliserait dans d’interminables conflits locaux. Une offensive terrestre coordonnée des acteurs locaux reste improbable tant sont diverses leurs motivations et leurs arrière-pensées. Pour cela il faudrait d’abord trouver un accord politique entre les acteurs régionaux, à commencer par l’Arabie saoudite et l’Iran», écrit-il tout en soulignant que Daech s’est aussi peut-être tiré une balle dans le pied vendredi 13 novembre, en s’isolant encore plus.

«Regardons ce que font les Etats-Unis: la doctrine de Barack Obama est en rupture avec la doctrine des administrations précédentes, l’action multilatérale est valorisée dans l’esprit du discours du Caire de 2009, ils ne se mettent pas en avant et mènent des actions en Syrie très ciblées», propose de son côté Haoues Seniguer de Sciences Po Lyon.

Reste aussi le «problème Bachar al Assad». Pour certains spécialistes comme François Liogier, l’équation ne sera résolue qu’à partir du moment où le dictateur syrien, de la dynastie alaouite, sera parti. Car, Barchar al Assad en massacrant les populations sunnites qui voient dans Daech un moindre mal fait le jeu de l’Etat islamique. Et c’est une des raisons pour lesquelles la France est aussi dans le viseur de l’OEI. Jean-Pierre Filiu: 

«La France est le seul pays du monde qui dit que Bachar et Daech, c’est la même chose. Daech adore les gens qui veulent traiter avec Bachar, il ne les menace pas, ne les frappe pas. Par contre, un pays qui met exactement le doigt sur la plaîe comme le notre le gêne infiniment».

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