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Les polémiques autour du filtre bleu-blanc-rouge sur Facebook sont dérisoires

Le succès du filtre Facebook rappelle que l’indignation est parfois sélective. Est-ce une raison pour brocarder ceux qui l’adoptent pour exprimer publiquement leur solidarité?

Minute de silence Place du Capitole à Toulouse, le 16 novembre 2015. REUTERS/Fred Lancelot
Minute de silence Place du Capitole à Toulouse, le 16 novembre 2015. REUTERS/Fred Lancelot

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Après les attentats de Paris le 13 novembre, Facebook a mis en place un filtre temporaire que l’utilisateur peut activer sur sa photo de profil pour la recouvrir des couleurs du drapeau français.

Voilà ce que ça donne (j'ai pris pour exemple une photo de profil d'un petit farceur qui a choisi une tête d'âne, pour conserver son anonymat):


Depuis, on peut s'amuser à lire les fractures du pays en fonction des attitudes des abonnés à Facebook. Une partie de la France a habillé son avatar de bleu-blanc-rouge sans trop se poser de questions. Une autre, statistiquement plus anecdotique, est capable de discuter des heures durant de la symbolique du drapeau tricolore, de ce qu’il véhicule aujourd’hui, de ses connotations possiblement impérialistes, racistes, colonialistes, capitalistes et ainsi de suite jusqu’à ce que le dictionnaire des mots en «isme» soit épuisé. Ces derniers finissent par décider dans la majorité des cas qu’ils ne souhaitent pas s’associer à cet élan collectif de patriotisme.

Certains encore sont réservés à cause de l’implication de Facebook, qui propose à ses utilisateurs la manipulation à condition qu’un de leurs contacts l’ai déjà fait. En d’autres termes, Facebook a lancé une opération grandeur nature d’épidémie émotionnelle, et plonge dans le travers qui lui est souvent reproché comme à tous les réseaux numériques: créer une chambre d’écho au sein de communautés homogènes, qui le deviennent de plus en plus à mesure que leur cercle adopte des points de vue univoques. Facebook se prend déjà pour le QG des opérations de recensement de victimes avec son «Safety Check», qui permettait aux Parisiens de signaler via le réseau qu’ils étaient en sécurité le vendredi 13 novembre. Voilà qu’il veut aussi nous proposer quelle réponse émotionnelle nous souhaitons communiquer à nos proches.

Bien entendu, la pose du filtre bleu-blanc-rouge peut avoir plusieurs significations. Pour beaucoup, il s’agit d’une simple volonté de manifester leur appartenance à un collectif qui a été indistinctement touché le 13 novembre. C’est le cas de beaucoup de Français et notamment d’expatriés à l’étranger, qui veulent envoyer un message de soutien à leurs concitoyens. C’est aussi le cas de beaucoup d’étrangers, où qu’ils vivent, pour manifester leur solidarité avec les Français. Pour d’autres, il y a une «connotation agressive» dans cet acte numérique, une manière de se positionner sur la riposte aux attaques.

Je vous encourage à faire un test facile pour sortir de votre bulle numérique: cheminez au gré de vos contacts Facebook de manière aléatoire. Autrement dit, prenez une personne au hasard, cliquez sur sa page Facebook, cliquez ensuite sur la page d’un de ces amis choisi au hasard et ainsi de suite jusqu’à vous retrouver dans un univers social dont vous ignorez tout. A moins de tomber sur un cercle de complotistes vindicatifs ou de membres du club de ceux qui découpent leur fil Facebook en quatre pour savoir quoi penser d'un tel filtre, vous devriez voir quelque chose qui ressemble à ça:

Oui, c'est de l'eurocentrisme: et alors?

Aussi, la tribune d’une journaliste de The Independent, très relayée sur les réseaux, semble passer totalement à côté de la plaque:

«J’espère juste que vous allez aussi changer votre photo de profil avec un drapeau d’un pays différent à chaque fois que des personnes seront tuées à tort en représailles d’un conflit international –par exemple, comme pour les attaques à Beyrouth au Liban la veille [de l’attaque de Paris]

Une telle injonction donnée à ses lecteurs est surprenante venant d’une journaliste, dans la mesure où le sentiment d’identification croît avec la proximité géographique, sociale, culturelle, ce que les journalistes nomment cyniquement par l’expression de «loi du mort / kilomètre», en vertu de laquelle un crime violent près de chez vous bénéficiera d’une couverture médiatique plus large qu’une catastrophe lointaine ayant fait plus de victimes. Il est vrai que la journaliste s’adresse à ses concitoyens britanniques, mais leur reprocher leur «eurocentrisme» témoigne d’une connaissance assez limitée de la psychologique humaine. La capacité à être en empathie est limitée et sélective.

Facebook offre un sondage grandeur nature

Lors de la légalisation du mariage gay par la Cour suprême américaine, Facebook avait proposé un drapeau arc-en-ciel comme filtre temporaire sur les photos de profil. Il s’agissait d’envoyer un message à ses contacts, de communiquer son soutien à cette cause. Après tout, votre photo de profil Facebook n’est-elle pas votre meilleur vecteur d’information auprès de votre entourage? Le filtre bleu-blanc-rouge propose le même service: un outil de communication à destination de nos proches et amis, une manière –certes minimale– de prendre position.

Il y a avait deux France en janvier. Une partie composée de ceux qui habillaient leurs avatars sur les réseaux sociaux du logo «Je Suis Charlie», et une autre de gens qui avaient autre chose à faire ou bien ne se sentaient pas suffisamment associés à la tragédie. Ou qui refusaient sciemment toute idée d’unité nationale. Sans oublier ceux qui pensaient que cette manifestation de solidarité était trop angélique, trop molle, face à la menace. Plus on gravissait l’échelle sociale, plus les «Je Suis Charlie» étaient nombreux. C’est un peu la relation inverse qu’on observe avec le filtre bleu-blanc-rouge quand on se balade de profil en profil sur le plus grande réseau social du monde: il révèle ce qu’on savait déjà. Une majorité de Français se reconnaissent dans le patriotisme et l’idée d’un Etat fort, des sentiments décuplés depuis le choc du 13 novembre alors que les demandes d'autorité et de protection se situaient déjà à un niveau important.

Comme après les attentats des 7 et 9 janvier derniers, les photos de profil Facebook sont donc un bon indicateur de l’état de l’opinion. Elles montrent aussi que plus qu’en janvier, les tentatives de divisions et les refus ostensibles de célébrer une forme d’union (non pas en appliquant ou pas un filtre sur Facebook, mais en expliquant par le menu pourquoi c'est mal de le faire) isolent radicalement leurs auteurs.

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