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Pourquoi nous ne pouvons pas gagner la guerre contre Daech

Les raids aériens ne suffiront pas à vaincre l’État islamique, les troupes syriennes et irakiennes sont incapables de repousser les islamistes et la Turquie, l'Arabie Saoudite et le Qatar sont des alliés douteux.

Des soldats irakiens brandissent le drapeau de l’État islamique qu'ils viennent de saisir après des combats à Anbar le 26 juillet 2015 | REUTERS/Stringer
Des soldats irakiens brandissent le drapeau de l’État islamique qu'ils viennent de saisir après des combats à Anbar le 26 juillet 2015 | REUTERS/Stringer

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François Hollande a annoncé «une guerre impitoyable» contre Daech et Manuel Valls a surenchéri avec «une guerre totale». Dimanche 15 novembre, une dizaine d’avions français ont bombardé Raqqa, la capitale de l’État islamique, qui a été frappée à nouveau mardi et mercredi. Mais il en faudra bien plus pour gagner cette guerre. Cela fait deux ans que Daech subit les bombardements américains, français et depuis peu russes et cela fait près de quatre ans qu’il se bat à la fois contre l’armée iraquienne, l’armée syrienne, les milices kurdes et le Hezbollah libanais. Et Daech ne perd pas vraiment de terrain.

Les revers qu’il aurait subis au cours des dernières semaines semblent plus tenir de la propagande que de la réalité. La tentative pour présenter la conquête par les milices kurdes de la ville de Sinjar comme une victoire importante ne résiste pas aux images montrant une ville vide et en ruine abandonnée par l’État islamique… sans combats.

Sur le terrain, un armement trop limité

Les États-Unis et les Kurdes ont aussi proclamé avoir coupé la route principale entre les capitales de Daech en Irak et en Syrie, entre Mossoul et Raqqa. Mais l’État islamique a cessé d’utiliser cette route depuis des mois car elle est trop exposée aux frappes américaines.

Il existe un consensus, notamment à Paris et Washington, parmi les politiques et les chefs militaires pour ne pas envoyer de troupes occidentales au sol contre Daech. On en restera «à un peu plus de la même chose», explique un expert américain des questions de défense. Le même consensus consiste à considérer que, si les guerres ne peuvent pas se gagner seulement avec des interventions aériennes, les Égyptiens, les Jordaniens, les Kurdes, les Irakiens, les Turcs, les Saoudiens… pourraient envoyer des troupes.

La Turquie est piégée maintenant, elle a crée un monstre et ne sait plus comment s’en sortir

Un diplomate occidental

Cela ne semble pas vraiment sérieux. Aucune des armées citées n’a les moyens et plus encore la volonté de se lancer dans une guerre à grande échelle contre l’État islamique. Jusqu’à aujourd’hui, seuls les Kurdes ont vraiment affronté Daech et n’ont cessé de demander en vain les armes dont ils ont besoin. Les Américains ont jusqu’à aujourd’hui refusé de les leur livrer pour ne pas froisser les Turcs et Erdogan.

Le double jeu des alliés

Autre problème de taille, les Saoudiens, les Turcs et les Qataris jouent depuis plusieurs années avec Daech un double jeu dont personne n’est dupe mais que tout le monde dans le camp occidental fait mine d’ignorer.

Au mois de mai dernier, des forces spéciales américaines ont lancé un raid contre la propriété du responsable financier de Daech, Abou Sayyaf. Il était notamment à la tête des opérations de contrebande de pétrole, qui sont une des sources principales de financement de l’État islamique. Abou Sayyaf est mort dans l’opération qui a permis de saisir des documents prouvant sans le moindre doute les liens économiques avec des officiels turcs… Comme le déclarait cet été un diplomate occidental sous le couvert de l’anonymat au Wall Street Journal«la Turquie est piégée maintenant, elle a créé un monstre et ne sait plus comment s’en sortir».

Les mêmes diplomates n’ont aussi aucun doute sur le jeu trouble de l’Arabie saoudite. Grâce à Wikileaks, nous savons même qu’Hillary Clinton, alors secrétaire d’État des États-Unis, demandait en 2010 dans une note signée «qu’il soit fait beaucoup plus car l’Arabie saoudite reste un soutien financier critique pour al-Qaida, les talibans et d’autres groupes terroristes… Les donneurs saoudiens constituent la source la plus significative de financement des groupes terroristes sunnites dans le monde». 

Vous devez vous demander qui arme et finance les troupes de l’État Islamique. Le mot clé est Qatar

Gerd Müller, ministre allemand du Développement

Plus explicite encore, il y a un peu plus d’un an, le vice-président américain, Joe Biden, a soudain dit la vérité lors d’un discours à la Kennedy School of Government de l’université d’Harvard:

«Nos alliés dans la région sont notre principal problème en Syrie. Les Turcs étaient de grands amis, tout comme les Saoudiens, les Émirats, etc. Que font-ils? Ils mettent des centaines de millions de dollars et des dizaines de tonnes d’armes à la disposition de tous ceux qui veulent se battre contre Assad –sauf que les personnes qui ont été aidées sont al-Nosra, al-Qaida et en fait les éléments djihadistes extrémistes qui viennent du monde entier.» 

Revers pour les Gardiens de la révolution

On peut ajouter à cela les 100 milliards de dollars et plus dépensés par l’Arabie saoudite pour promouvoir depuis des décennies dans le monde musulman sa forme radicale de l’islam, le wahhabisme, qui prône ouvertement la guerre sainte contre les infidèles.

Gerd Müller, ministre allemand du Développement, a eu soudain l’an dernier la même franchise que Joe Biden et s’est laissé aller à quelques confessions en public: «Vous devez vous demander qui arme et finance les troupes de l’État islamique. Le mot-clé est Qatar.» Le gouvernement allemand a présenté quelques jours plus tard ses excuses à Doha…

Il reste donc pour vaincre Daech au sol les Irakiens, les Syriens et leurs alliés. Sur le terrain, l’armée irakienne et les milices chiites irakiennes, même entraînées et équipées par les États-Unis et l’Iran, se sont révélées incapables jusqu’à aujourd’hui de regagner le moindre terrain et même de soutenir le choc des combats contre Daech sans se débander.

Le Hezbollah libanais et, depuis peu, les Gardiens de la révolution iraniens sont engagés fortement, notamment pour la milice chiite libanaise, en Syrie. Ils ont subi des pertes sensibles mais ont permis à Bachar el-Assad de rester au pouvoir et à l’armée syrienne de ne pas s’effondrer. Pour autant, ils ne peuvent sans doute pas vaincre. Étant des armées chiites, ils ne parviendront jamais à obtenir un soutien quelconque des populations sunnites et à mettre ainsi un terme au conflit comme les Américains avaient réussi à le faire dans la province irakienne d’Anbar en 2007. L’oppression en Irak et en Syrie des populations sunnites est en grande partie à l’origine de l’existence de Daech. Et la résistance aux troupes chiites est féroce.

Ni les renseignements français ni leurs homologues occidentaux ne connaissent avec certitude le nombre de personnes ayant participé aux attaques

Jordanie, Égypte, Liban, France… série noire

Il y a ainsi un peu plus de deux semaines, les Gardiens de la révolution iraniens ont subi un sérieux revers lors de la bataille pour la ville d’As-Safira, qui se situe à vingt kilomètres au sud d’Alep. L’Iran a envoyé 2.000 hommes de ces troupes d’élite qui ont joué le rôle de fer de lance aux côtés du Hezbollah et de l’armée syrienne pour percer les défenses de Daech qui bloquent les routes entre Alep et Damas. L’intention était ensuite de marcher sur Alep. L’offensive a très mal tourné. Les combattants de Daech et d’al-Nosra se sont unis et ont stoppé les troupes iraniennes et syriennes et les ont même forcées à abandonner les positions qu’elles tenaient. Depuis, l’État islamique semble tenir ces positions face aux contre-attaques.

Si, depuis l’intervention russe, Daech est plus en difficulté, cela ne se remarque pas vraiment. Il vient de démontrer en l’espace de deux semaines sa capacité à frapper en France, au Liban, en Égypte et en Jordanie. Ni les services de sécurité et de renseignement français ni leurs homologues occidentaux ne connaissent aujourd’hui avec certitude le nombre de personnes ayant participé de près et de loin aux attaques du 13 novembre à Paris et ils ont encore moins d’informations sur le nombre et la localisation des cellules terroristes implantées en Europe par Daech. 

Le 12 novembre, deux kamikazes se sont fait sauter dans le fief du Hezbollah à Beyrouth tuant 43 personnes et en blessant 240. Un message adressé à Téhéran et à la milice chiite libanaise, qui ont déployé, selon les estimations, au moins 13.000 hommes en Syrie. Dix jours auparavant, Daech avait fait exploser un Airbus russe au-dessus du Sinaï tuant les 224 personnes qui se trouvaient dans l’appareil. Le 8 novembre, un capitaine jordanien recruté par l’État islamique a ouvert le feu dans un centre d’entraînement dans la banlieue d’Amman tuant deux instructeurs américains, un Sud-africain et deux Jordaniens.

Les précédents en Afghanistan et en Irak

Même si la France et ses alliés avaient les moyens et plus encore la volonté de mener une guerre sur le terrain pour «détruire le terrorisme» pour reprendre les derniers mots prononcés par François Hollande devant le Congrès lundi 16 novembre, les précédents de telles interventions sont tout simplement désastreux. Ce qui était alors l’URSS a utilisé tous les moyens à sa disposition dans les années 1980 pour «pacifier» l’Afghanistan en tuant un million de personnes et en créant le premier incubateur de l’islam radical. En 2003, les Américains ont tenté de faire la même chose en Irak avec les  mêmes résultats. Quand ils se sont retirés en 2011, environ 200.000 Irakiens étaient morts, pour la plupart des civils, Daech était né dans la province d’Anbar et l’Irak était en voie de désintégration.

Les États-Unis, disposent d’une supériorité militaire dans tous les domaines. Mais elle ne sert à rien ou presque

Est-il possible alors de trouver une voie négociée et dite politique pour mettre fin au conflit en Syrie? Cela reviendrait à offrir suffisamment de garanties aux sunnites pour qu’ils lâchent Daech. Un scénario qui semble sortit d’un conte de fées tant les exactions des deux côtés ont atteint un tel niveau dans l’horreur et la barbarie et tant les modérés sunnites ont été laminés après avoir subi à la fois les assauts des troupes de Bachar el-Assad et ceux de Daech et maintenant les bombardements russes.

Il n’y a pas le moindre doute sur le fait que les Occidentaux, surtout les États-Unis, disposent d’une supériorité militaire dans tous les domaines. Mais elle ne sert à rien ou presque. D’une part parce que la volonté de s’en servir pleinement n’existe pas, même après le 13 novembre, et surtout parce que l’emploi de cette force a dans le passé donné des résultats diamétralement opposés à ceux qui étaient recherchés. Nous sommes dans une impasse.

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