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Lundi 16 novembre dans les écoles: le clivage n'a pas eu lieu

Au Blanc-Mesnil, une professeure raconte sa matinée à parler des attentats avec ses élèves de collège.

REUTERS/Phil Noble
REUTERS/Phil Noble

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Ce lundi matin, sur le chemin du collège Nelson Mandela, où j’enseigne le français, au Blanc-Mesnil, j’étais inquiète. Non pas des réactions de mes élèves après les événements de vendredi soir, mais plutôt de ma propre impuissance. Pleurer devant sa classe rend vulnérable. Dire «je ne sais pas», «je ne comprends pas» fragilise toujours un peu l’enseignant. Les nuits ont été courtes depuis vendredi et l’énergie, si nécessaire face à une classe, me manque. Mais je ne me sens pas seule, comme au lendemain des attentats du 7 janvier. Pendant tout le week-end, des mails ont été échangés entre professeurs. La direction de l’établissement a décidé de banaliser très intelligemment la matinée pour que chacun puisse, avec sa classe, laisser le temps à la parole. En clôture, nos élèves seront rassemblés dans le hall pour allumer des bougies (s’ils le souhaitent), accrocher leurs poèmes ou dessins réalisés et respecter la minute de silence. Un cadre précis et défini, une réponse collective, une temporalité extraordinaire: depuis le 7 janvier, nous avons appris.

8h. Me voilà face à ma classe de 4ème. Ils veulent connaître à tout prix mon récit des événements. Comme pour incarner cette réalité qu’ils n’ont vue qu’à travers le prisme de la télévision, depuis leur quartier. Je décide, sans l’avoir prévu, de leur décrire les lieux, Le Carillon, Le petit Cambodge, Le Bataclan, la rue de Charonne, de leur confier ma familiarité avec chacun des endroits visés. Ils sont extrêmement concentrés et touchés. Ils voient mes yeux hagards et entendent ma voix éraillée. Les figures lointaines et parfois critiquées des journalistes de Charlie Hebdo ont pris aujourd’hui le visage de leur professeure de français. Après l’écoute, les questions fusent, très vite, dans tous les sens. Avec l’énergie et la précipitation qu’ils ont toujours quand un des mes cours «prend». Une envie de provoquer et de s’amuser un peu pousse un élève à me demander, en montrant du doigt un camarade: «Madame, est ce que je peux dire maintenant “Attention, là, il y a un arabe, c’est un terroriste”?» Je rebondis: «C’est quoi un arabe?» L’un d’eux tente une réponse vague: «Quelqu’un qui habite en Arabie.» «Bah non y a des arabes chinois tu sais», lui répond-on, avec assurance. «Madame, un arabe, c’est un musulman.» Les approximations se multiplient. Toujours étonnantes pour des élèves qui se revendiquent «rebeus» pour plus de la moitié de cette classe. Ici je joue mon rôle de pédagogue et cherche à définir les termes avec eux. Ils sont calmes et s’écoutent attentivement.

Loin du 7 janvier

La discussion durera deux heures. Parmi la vingtaine d’élèves présente, je suis frappée par leur envie de comprendre. Il leur manque un nombre incalculable d’informations importantes. Certains n’ont pas entendu une seule fois le nom de Daech ce week-end alors qu’ils peuvent me citer des détails anecdotiques et totalement dénués d’intérêt. Parfois leur voyeurisme d‘adolescents me gêne. Je leur dis. Ils se rappellent alors que nous ne sommes pas dans un film à effets spéciaux et s’excusent.

Je les invite à répondre eux-mêmes à leurs propres questions quand ils le peuvent: «Madame, est-ce qu’ils sont musulmans les terroristes de vendredi?» À l’unanimité, les élèves s’exclament «il ne faut pas tuer, c’est écrit dans le Coran», «et puis, dans les victimes, il y a des musulmans», «ces gens-là n’ont plus de cœur, ils sont comme morts». Le clivage du 7 janvier que j’écoutais et comprenais n’est pas à l’ordre du jour en ce lundi 16 novembre.

Mais Madame, les ‘vrais Français’, ils vont vouloir nous mettre dehors?

L’inquiétude traverse aussi leurs interrogations. Ils sont pour la majorité de confession musulmane et craignent terriblement d’être stigmatisés. «Mais Madame, les “vrais Français”, ils vont vouloir nous mettre dehors?» Il faut alors rassurer sans minimiser. Et oui, c’est dur, deux jours après le choc, de prendre de la distance et de réconforter, quand soi-même on est inconsolable.

Lorsque nous rejoignons les autres classes, nous sommes près de 500 dans le hall; bien sûr, il y a de l’agitation, des éclats de rires, quelques bousculades. Mais à midi pile, le silence règne. Pas un bruit. Sur le mur, une immense banderole: «Tous unis contre la terreur». Sur le mur, un texte écrit par sept de mes élèves, malgré la difficulté qu’ils ont ressentie ce matin à nommer l’inexprimable:

À TOUS

 

À toi, homme qui a tué,

Comment en es-tu arrivé là?

Quelle était ta pensée?

Quel était ton but?

Quelle était ta foi?

Quel était ton avenir?

Ton Dieu ne t’a jamais dit de tuer en son nom.

 

À toi qui as perdu un être cher

Moi Grace

Moi Laura

Moi Lenny Kais

Moi Moussa

Moi Brahim

Moi Lina

Moi Kadidja

Je partage ta peine inexprimable et infinie

Tôt ou tard justice sera faite.

 

À toi qui as perdu la vie en t’amusant

En rigolant

En partageant

En dansant

En souriant

En criant

Sans penser à demain

Toi, métisse, blanc, noir, musulman, juif, chrétien, athée

Repose en paix.

 

À toi, à nous, à vous encore vivants

Jamais on s’arrêtera

Jamais on baissera les bras

On préfère mourir debout que vivre à genoux.

Ce matin, j’ai délaissé les nouvelles fantastiques de Maupassant pour laisser place à l’actualité.

Ce matin, j’ai lu aux élèves du collège Nelson Mandela le poème «Et nous, nous aimons la vie autant que possible», de Mahmoud Darwich. Pour penser autrement le réel, aussi.

Et surtout, ce matin, mes élèves ont pris soin de moi autant que j’ai pris soin d’eux. 

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