Économie / France

Pour qui roule Carlos Ghosn?

Pour défendre les intérêts de Renault dans l’Alliance Renault Nissan, l’État français doit s’appuyer sur un patron qui est aussi celui de Nissan. C’est lui qui devra faire progresser l’ensemble vers une plus grande intégration. Sachant que Nissan pèse deux fois plus lourd que Renault.

Carlos Ghosn, PDG the Renault-Nissan Alliance, lors de la présentation de la nouvelle Renault Talisman, au château de Chantilly, le 6 juillet 2015 | REUTERS/Philippe Wojazer
Carlos Ghosn, PDG the Renault-Nissan Alliance, lors de la présentation de la nouvelle Renault Talisman, au château de Chantilly, le 6 juillet 2015 | REUTERS/Philippe Wojazer

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En matière de gouvernance, on pouvait craindre que le cumul des présidences de Carlos Ghosn à la tête à la fois de Renault, de Nissan et de la filiale commune des deux groupes automobiles Renault-Nissan BV (de droit hollandais) aboutisse un jour à une situation schizophrénique. L’écueil n’a pu être évité!

Un différend est apparu sur la place publique entre le ministre de l’Économie Emmanuel Macron, représentant l’actionnaire principal de Renault –l’État–, et Carlos Ghosn, dont on ne sait trop s’il parle en tant que patron de Renault ou de Nissan lorsque la question des participations réciproques des deux groupes automobiles au sein de l’Alliance fait débat.

Montage financier légitime pour Renault

Les 43,4% détenus par Renault au capital du Japonais sont le fruit d’un accord passé en 1999 lorsque Nissan était menacé de disparition et que le premier avait contribué au redressement du second. Faudrait-il que, au prétexte que Nissan vend aujourd’hui presque deux fois plus de voitures que Renault (5,2 millions de véhicules contre 2,7 millions –y compris Dacia– en 2014), la participation du Français au capital du Japonais soit réduite afin qu’un rééquilibrage soit opéré? 

Renault a pris des risques financiers et il tire aujourd’hui les bénéfices de son engagement, rien de plus normal, a tranché Emmanuel Macron dans une forme de «recadrage» du patron automobile. Sur un plan strictement capitalistique, cette participation rapporte à Renault quelque 1,5 milliard d’euros par an (un bon placement, et des dividendes tout à fait légitimes)… sans parler des synergies dont les deux constructeurs profitent.

On ne demande pas, dans le système capitaliste, à un actionnaire de se retirer pour la seule raison qu’il pèserait moins lourd que la société dont il détient des parts. Ni parce qu’il en tirerait un bénéfice; c’est même le moteur du système. Renault suit la logique d’un modèle économique dont Carlos Ghosn est lui-même fervent défenseur.

On ne demande pas, dans le système capitaliste, à un actionnaire de se retirer pour la seule raison qu’il pèserait moins lourd que la société dont il détient des parts

Et il ne viendrait à personne l’idée de contester la légitimité d’un investisseur au capital d’une entreprise au seul prétexte que celle-ci s’est redressée et n’a plus besoin de son soutien.

En outre, cette situation ne nuit pas à la coopération industrielle et commerciale sur laquelle reposent les principes de l’Alliance entre les deux groupes. Limpide, la cause défendue par l’État actionnaire devrait aussi être celle défendue par le patron de Renault.

Rééquilibrage justifié vu de Nissan

Mais la partie japonaise ne l’entend pas forcément ainsi, surtout depuis que l’État français a porté, en avril dernier, sa participation au capital de Renault à 19,7% au lieu de 15%, pour imposer l’application de la loi Florange, qui prévoit des droits de vote doubles pour les actionnaires de long terme.

Du coup, l’État se retrouve chez Renault avec 35% des droits de vote. L’équilibre est rompu avec Nissan, qui dispose de 15% du capital de Renault… sans droit de vote. Et Renault étant le principal actionnaire de Nissan, l’État français est de fait devenu le premier actionnaire du japonais. Ce qui n’était pas prévu dans les principes de l’Alliance.

Ce fut la goutte qui fit déborder le vase alors que, déjà, le conseil d’administration de Nissan plaidait en faveur d’un rééquilibrage qui reflète mieux le poids de chaque groupe (la question s’était d’ailleurs déjà posée avant que la structure du capital de Renault évolue en 2010 avec l’entrée Daimler dans le tour de table, recevant alors une fin de non-recevoir de l’État français).

Mais en épousant les positions de son conseil d’administration, le patron de Nissan n’est plus forcément en phase avec le patron de Renault… En matière de gouvernance, on peut imaginer plus transparent.

Certes, une fois acquis les droits de vote double, l’État devait revendre les 4,7% de Renault à l’origine de la rupture d’équilibre. Mais le cours de l’action ayant baissé dans l’intervalle, l’actionnaire public ne les a pas encore remis sur le marché, au nom de la sauvegarde de ses intérêts patrimoniaux.

Quelle gouvernance pour quelle transparence?

De toute façon, la problématique a maintenant dépassé ce stade. Et pour Carlos Ghosn, c’est le grand écart. Il aurait tenté une solution de compromis, proposant une montée au capital de Nissan à 25% dans Renault alors que le Français aurait abaissé la sienne à 35% dans le capital du Japonais. Dix points de plus dans un cas, dix de moins dans l’autre. Et des pouvoirs encore élargis pour Carlos Ghosn lui-même au cas où, en tant que patron de Nissan, il profiterait du renforcement de la place du Japonais dans le tour de table de Renault. Une escalade du pouvoir pas forcément bien vue à Paris.

Les multiples casquettes du patron automobile ont déjà été la cause de polémiques au sein de Renault. En 2013, la CFDT s’était fait le porte-voix de ceux qui estimaient que Nissan profitait d’une priorité au sein de l’Alliance pour le renouvellement des gammes, celles de Renault ayant eu le temps de vieillir alors que Nissan modernisait les siennes. Aujourd’hui, après avoir déserté le haut de gamme, Renault a entamé son rajeunissement, mais bien tard… Même chose pour le partage des grands marchés mondiaux, Renault ayant par exemple été tenu longtemps à l’écart de la Chine en plein essor, où Nissan est bien implanté.

Aujourd’hui, la CGT reprend la même critique, condamnant une dévitalisation méthodique de Renault au sein d’une Alliance où Nissan pilote de plus en plus les projets du Français. Des commentaires acerbes entretenus par la baisse continue des effectifs chez Renault, passés en France de 53.000 salariés en 2012 à 46.300 en 2014.

Pas question pour Nissan de reconduire le même genre de gouvernance, avec autant de casquettes pour un PDG qu’elle n’aurait pas choisi

Le problème, c’est que, après avoir adoubé chez Renault un PDG dont les rémunérations seraient au moins trois fois plus importantes chez Nissan, l’État français aurait pris un très grand risque à ne pas le reconduire par la suite. Impossible de couper les ponts avec celui qui serait resté à la tête de Nissan et aurait pu se retourner contre son ancien co-employeur. 

L’autre problème, c’est aussi pour Nissan d’imaginer un après-Ghosn sans être prisonnier de la structure mise en place par ce dernier. Quel profil l’État choisira-t-il pour Renault? Pas question en tout cas pour la partie japonaise de reconduire le même genre de gouvernance, avec autant de casquettes pour un PDG qu’elle n’aurait pas choisi.

Car, alors, les réserves émises en France sur la stratégie mise en œuvre pour Renault face à Nissan pourraient bien être reproduites à l’identique au Japon… mais en sens inverse.

Renault confronté à l’idée d’une plus grande intégration

D’où la nécessité d’envisager une évolution de la structure du groupe. Or, sur ce point, Emmanuel Macron et Carlos Ghosn sont d’accord. «Nous partageons une même vision industrielle de l’Alliance, qui doit aller vers une intégration plus forte»affirme le premier. De quoi satisfaire le second, au nom d’un renforcement de l’Alliance: «À partir du moment où nous partageons tous cette conviction, tout le reste est facile à résoudre.»

Pour l’hyper-patron, toutes ces passes d’armes pourraient finalement n’être que l’écume d’un processus menant à une imbrication toujours plus étroite des deux groupes. Ce qui, compte tenu de la différence de poids –Nissan pèse globalement aujourd’hui deux fois plus lourd que Renault–, aurait peu de chance d’aboutir à l’avantage du groupe français.

Mais comme il n’est de salut pour Renault que dans l’Alliance –quatrième au hit-parade des constructeurs automobiles dans un monde où les géants imposent leurs règles–, l’issue va être compliquée pour l’État actionnaire.

On peut comprendre qu’à ce stade l’État français aurait préféré s’appuyer sur un patron qui ne cherche pas à défendre en même temps les intérêts de l’autre partie. Mais il n’a d’autre option que de compter sur la loyauté de Carlos Ghosn malgré ses différentes casquettes.

Sachant que Renault a déjà l’expérience d’une fusion qui l’amena à sortir du jeu: dans les poids lourds avec Renault Trucks, fusionné avec Volvo et aujourd’hui complètement absorbé par le Suédois après le désengagement de son ancienne maison-mère malgré les assurances qui avaient été données.

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