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La guerre en Syrie, un conflit international d'un nouveau genre

Elle mobilise plus d'un tiers des pays de la planète, mais n'est pas une guerre mondiale. Elle manifeste les frictions entre les Etats-Unis et la Russie, mais n'est pas une nouvelle Guerre froide. Elle rappelle la guerre d'Afghanistan, mais dans un monde multipolaire.

Dégâts causés par les frappes aériennes russes dans la région d’Alep, le 7 octobre 2015 | REUTERS/Ammar Abdullah
Dégâts causés par les frappes aériennes russes dans la région d’Alep, le 7 octobre 2015 | REUTERS/Ammar Abdullah

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Même si le troisième incident militaire en sept semaines entre Ankara et Moscou a été vite contenu par les deux pays, l’abattement d'un Su-24 par l’aviation turque, le 24 novembre, reste un vecteur de tension dans un contexte déjà assez explosif. Si certains voient dans cette succession d’évènements –deux autres incidents similaires avaient eu lieu le 3 et 16 octobre– une simple tentative de conforter les leviers d’influence en vue des négociations actuelles sur la Syrie, d’autres y perçoivent les germes d’un embrasement régional, voire l’étincelle d’un nouveau conflit planétaire entre les principaux protagonistes de la crise syrienne. Entre le 30 septembre, date du lancement officiel de l’opération russe, et le 13 novembre, ces craintes étaient d’ailleurs assez vives malgré la délimitation de l’espace aérien et l’accord conclu entre Moscou et Washington le 20 octobre pour un partage du ciel syrien.

Mais les attentats de Paris et le rapprochement conséquent entre la France et la Russie avaient éloigné ce spectre et laissé croire à l’émergence d’un front mondial contre le terrorisme international –une «autre» Grande guerre, qui aurait déjà commencé, selon certains, en 2001. Cette parenthèse a toutefois vite cédé la place à de nouvelles spéculations sur un troisième conflit planétaire, qui serait différent dans la forme, mais qui partagerait de nombreuses similitudes de fond avec celui de 1914 et de 1939.

Le principal argument: le nombre d’acteurs désormais impliqués dans le conflit syrien, à la tête desquels se trouvent la quasi-totalité des membres permanents du Conseil de sécurité; en effet, quelques 70 Etats, soit plus du tiers des pays de la planète, participent désormais de manière directe ou indirecte à ce conflit à travers des alliances militaires, auxquels s’ajoutent les milliers de mercenaires provenant de pays qui ne sont pas forcément impliqués sur le plan officiel (Kazakhstan, Ouzbékistan, etc.).

À elle seule, la coalition internationale mise sur pied par les États-Unis en septembre 2014 regroupe une soixantaine de pays, même si seule une dizaine d’États sont réellement engagés dans les raids aériens. La récente intervention russe a, en outre, mobilisé davantage de légionnaires antirusses ainsi que certains pays, dont la Chine, qui se serait rangée très discrètement auprès de son voisin et allié stratégique.

«Conflits de grande envergure»

Parmi les autres arguments évoqués par les théoriciens d’une «WWIII» figurent les similitudes entre certains événements récents et ceux ayant précédé la Seconde Guerre mondiale. Le parallèle porte notamment sur la Grande Dépression de 1929 et la crise internationale de 2008, lesquelles ont été suivies d’une radicalisation de l’Allemagne, dans le premier cas, et du monde arabo-musulman, dans le second, mais aussi de la Russie dans une certaine mesure, dont le nouveau «tsar» cherche à venger l’humiliation subie lors de la chute du bloc soviétique il y a vingt-six ans. À ces analogies se greffent enfin des points de convergence entre le conflit syrien et la guerre d’Espagne, qui fut également un prélude à la guerre de 1939.

Pour d’autres, les probabilités d’un scénario catastrophe à l’échelle internationale restent néanmoins faibles. «L’expression “Guerre mondiale” est généralement assimilée à une série de conflits de grande envergure et simultanés entre divers États, provoquant des destructions massives ainsi que des millions de morts. Certes, ce qui se passe en Syrie est une tragédie, mais nous sommes loin d’un conflit planétaire», tempère Aron Lund, rédacteur en chef de Syria in Crisis au centre Carnegie pour la paix internationale.

«Pour la première fois depuis la guerre de Corée (1950-1953), l’armée russe combat sur le même théâtre que les États-Unis. Mais aucune puissance n’est prête ou désireuse d’engager des ressources conséquentes, à commencer par Washington», ajoute de son côté Julien Nocetti, chercheur à l’Institut français des relations internationales (Ifri).

Ce qui se passe en Syrie est une tragédie, mais nous sommes loin d’un conflit planétaire

Aron Lund, rédacteur en chef de Syria in Crisis au centre Carnegie pour la paix internationale

Cette volonté d’éviter toute dynamique frontale, même par procuration, a été, du moins officiellement, réitérée à maintes reprises par le président Barack Obama –une attitude prudente que les Américains ne sont d’ailleurs pas les seuls à adopter. «L’Europe, en voie de démilitarisation, reste tiraillée entre plusieurs approches. Quant à la Russie, la réalité de sa situation économique rattrapera sans doute ses ambitions stratégiques, surtout si le prix du pétrole reste à son niveau actuel», ajoute Nocetti, spécialiste de la politique russe au Moyen-Orient. 

Guerre froide par procuration

Il n’en demeure pas moins que le conflit syrien, qui rentrera dans sa sixième année en mars prochain, a pris, depuis le début de l’intervention russe, les allures d’une guerre par procuration entre les deux anciens ténors de l’ère bipolaire. L’offensive militaire russe intervient au lendemain de l’annexion de la Crimée en Ukraine et de la guerre dans le Donbass, où la Russie tente toujours d’étendre son influence malgré le cessez-le-feu et les accords Minsk 1 et Minsk 2.

Dans une tribune intitulée «Pourquoi une nouvelle guerre froide entre la Russie et l’Occident se dessine» publiée en octobre sur le site Challenges, le géopolitologue Jean-Sylvestre Mongrenier soutient ce point de vue:

«La diplomatie russe met l’accent sur la menace commune incarnée par l’État islamique, mais l’engagement militaire sur le théâtre syro-irakien, un espace complexe où plusieurs guerres se superposent, s’inscrit dans une logique d’opposition à l’Occident.»

Pour Julien Nocetti, cette intervention «sans mandat onusien mais “à la demande de l’État syrien” constitue, en outre, une forme de pied de nez aux Américains en matière d’interventionnisme». Il précise: «Le langage utilisé par Moscou pour justifier son opération militaire emprunte d’ailleurs à la terminologie utilisée par les Américains pour décrire leur invasion de l’Irak [en 2003, NDLR]

Dans un univers unipolaire ayant érigé les États-Unis et son principal appui, l’Otan, en gendarme du monde au cours du dernier quart de siècle –avec comme ultime épisode la guerre en Libye, perçue comme une trahison par Moscou–, Vladimir Poutine chercherait à «rééquilibrer» un rapport de force longtemps en défaveur de son pays depuis la chute de l’URSS, et à redorer le blason d’une ancienne puissance mondiale en déclin. 

Monde multipolaire

Après le coup de force en Ukraine, l’homme fort du Kremlin semble ainsi vouloir «briser le monopole de l’Otan en matière d’interventions militaires au Moyen-Orient, soixante ans après que la Russie a rompu le monopole occidental sur les armes dans cette région», rappelle le spécialiste à l’Ifri.

Le révisionnisme géopolitique entamé par Poutine ne vise pas pour autant à «reconquérir» la moitié de la planète et à l’intégrer à un bloc politique transnational, fondé sur une idéologie spécifique, face à un autre, comme cela a été le cas entre 1945 et 1989.

«À l’époque, les Américains et les Russes étaient à la tête de deux camps idéologiques rivaux. La situation est désormais différente. En outre, les États-Unis sont toujours une superpuissance, tandis que la Russie, en dépit de son arsenal nucléaire, d’une grande armée et d’importantes ambitions, reste une puissance moyenne à supérieure, en raison de sa posture économique», souligne Aron Lund.

Selon lui, Moscou chercherait, parmi d’autres objectifs, à réaffirmer son rôle d’acteur incontournable sur l’échiquier mondial et à être pris «plus au sérieux» dans les calculs et les desseins de la politique internationale.

Désormais, la Russie fait face à la concurrence de plusieurs acteurs, ce qui est, en soi, antinomique avec l’ère bipolaire

Aron Lund

Autre dissonance majeure avec l’époque du Rideau de fer: la montée en puissance de nouveaux acteurs au cours des deux dernières décennies –la Chine et l’Inde en tête– et l’émergence conséquente, quoique encore balbutiante, d’un monde multipolaire post-occidental. Dans cette nouvelle configuration ou équation géopolitique globale, le défi du pouvoir russe est d’autant plus laborieux pour asseoir son rôle de premier rang. «Désormais, la Russie fait face à la concurrence de plusieurs acteurs, ce qui est, en soi, antinomique avec l’ère bipolaire», souligne Aron Lund. «L’histoire se répète toujours deux fois, la première comme une tragédie, la seconde comme une farce», ajoute-t-il, citant Karl Marx. 

Guerre d’Afghanistan bis

Si le conflit en Syrie n’est donc pas tout à fait une nouvelle Guerre froide, encore moins le noyau d’une Troisième Guerre mondiale, il risque néanmoins de se transformer, progressivement en une nouvelle guerre d’Afghanistan, en cas d’échec des négociations actuellement en cours. Avec la récente intervention russe, l’Arabie saoudite et la Turquie vont sans doute «renforcer leur aide militaire aux groupes opposés au régime syrien. La question est donc de savoir si l’on s’apprête à vivre un “Afghanistan bis”: dans les années 1980, les États-Unis et l’Arabie saoudite avaient financé la rébellion islamiste face aux Soviétiques en leur livrant notamment des missiles portatifs Stinger, qui avaient causé des pertes considérables à l’Armée rouge», souligne, à cet égard, Julien Nocetti.

Cette guerre, qui avait duré dix ans, de 1979 à 1989, s’était finalement soldée par un retrait des troupes soviétiques et avait provoqué la mort de plus de 1,2 million d’Afghans, dont 80% de civils. Loin d’être achevée au lendemain du retrait russe, elle s’est poursuivie avec l’arrivée des talibans au pouvoir en 1996 avant qu’une nouvelle guerre «contre le terrorisme» ne soit lancée, après les attentats du 11 septembre 2001. Celle-ci aura duré jusqu’en 2014 et coûté aux États-Unis 800 milliards de dollars, sans que l’Afghanistan ne renoue avec la stabilité ou que le risque terroriste ne soit anéanti.

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