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Le PKK, outsider des élections turques

Le Parti des travailleurs du Kurdistan est un acteur-clé des élections turques même s’il est interdit. Pour le comprendre, encore faut-il savoir ce qu’il se cache derrière les lettres PKK.

Membres masqués du YDG-H, aile du PKK, exhibant un portrait de leur leader, emprisonné, Abdullah Ocalan, Diyarbakir, en Turquie, le 1er septembre 2015 | REUTERS/Osman Orsal
Membres masqués du YDG-H, aile du PKK, exhibant un portrait de leur leader, emprisonné, Abdullah Ocalan, Diyarbakir, en Turquie, le 1er septembre 2015 | REUTERS/Osman Orsal

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Interdit en Turquie, inscrit sur la liste des organisations terroristes de l’Union européenne et des États-Unis, le PKK (parti des travailleurs du Kurdistan) est pourtant indirectement l’un des acteurs-clés de ces élections.

Après la reprise fin juillet de la «sale guerre» qui l’oppose à l’armée, à la police et aux unités anti-terreur turques  (plusieurs centaines de morts dont environ 150 forces de l’ordre en près de deux mois et demi), le PKK a décrété un cessez-le-feu unilatéral durant les trois dernières semaines de la campagne électorale. Son existence divise et clive les quatre principaux partis turcs entre eux et parfois même au sein de certains d’entre eux. D’un côté: les ultranationalistes du MHP, qui le rejettent catégoriquement, et les islamo-conservateurs de l’AKP, qui n’ont pas nourri le processus de paix qu’ils avaient initié avec lui en 2011. De l’autre côté: les laïcs, tendance socio-démocrate du CHP, qui viennent de dire qu’ils n’excluaient pas de s’asseoir à la même table de négocations, et le HDP, une alliance de plusieurs partis de gauche dont la base est favorable au PKK.

Or que se cache-t-il derrière ces trois lettres PKK apparues en 1978? Qu’est-ce que le Parti des travailleurs du Kurdistan aujourd’hui? Un mouvement nationaliste kurde, une organisation terroriste, un parti marxiste-léniniste? Quel rôle pour son chef, Abdullah Öcalan, emprisonné depuis seize ans? Quel soutien le PKK trouve-t-il dans la population? Et en Europe? Et enfin que veut-il vraiment?

Le point avec Olivier Grojean, maître de conférences en science politique à Paris 1–Panthéon et co-auteur d’Identités et politique. De la différenciation culturelle au conflit (Paris, Presses de Sciences-Po, 2014), qui en est l’un des meilleurs connaisseurs français.

1.Quels sont les effectifs du PKK en Turquie même?

On ne sait pas vraiment: 2.000 ou 3.000 combattants, peut-être moins. En revanche une grande partie de la population kurde vivant dans les régions du sud-est de la Turquie est pro-kurde, donc actuellement «pro-PKK».

Crée en 1978, «le PKK s’inscrit dans la continuité des révoltes kurdes des années 1920. Dans une même famille, les trois générations peuvent s’y retrouver», explique Olivier Grojean:

  • Les grands-parents d’abord, qui, après le coup d’État de 1980, ont subi une politique de répression féroce visant tout sympathisant supposé du PKK entré en insurrection en 1984.
  • À partir des années 1990, c’est la génération des parents: le PKK élargit sa base aux femmes et à une minorité d’alévis kurdes. À cette époque, «les villageois étaient pris en enclume entre l’armée et le PKK. Les hommes du village devaient choisir: soit rejoindre les milices des protecteurs du village, soit soutenir le PKK, qui menaçait sinon de cesser de les protéger, voire de les considérer comme des suppôts de l’État. Cette atmosphère de guerre, très polarisante, a poussé certains à choisir le PKK alors qu’ils ne l’auraient peut-être pas fait en temps de paix», décrit Olivier Grojean.
  • Les enfants, âgés de 17-20 ans, n’ont pas connu la «sale guerre» des années 1990. «Ils remettent en cause la stratégie du PKK et d’Öcalan, qu’ils considèrent comme les représentants légitimes du peuple kurde. Mais ils pensent que la génération précédente s’est fourvoyée dans des négociations vaines avec l’État turc. Öcalan est cependant toujours pour eux une icône, même quand il tente de négocier, car ils retiennent ce qu’ils veulent de ses paroles». Ces jeunes kurdes organisent des insurrections populaires, montent des barricades et s’opposent à l’armée turque dans le sud-est du pays. Ils peuvent se procurer des armes qui circulent depuis la Syrie. «Ils se considèrent eux-mêmes comme le PKK (alors qu’ils n’en font généralement pas partie) et agissent ainsi au nom du PKK.»

2.Comment le PKK est-il organisé?

«Le PKK est une organisation clandestine qui regroupe très peu d’individus. À côté de cela, existe une mouvance extrêmement large en Turquie faite de nombreuses associations légales qui sont conseillées par ces individus clandestins», selon Olivier Grojean.  

En Turquie, ces associations qui agissent au grand jour sont chapeautées depuis 2007 par le groupe des communautés du Kurdistan (KCK), accusé par Ankara d’être «la branche urbaine du PKK». Le KCK est donc interdit en Turquie, sa direction s’est repliée en Irak, dans les montagnes de Quandil, avec la direction et les unités militaires du PKK.

«En Allemagne, par exemple, le PKK compte sans doute une centaine de cadres, ce qui lui suffit pour mobiliser facilement 80.000 à 100.000 sympathisants.» En France, ils seraient sans doute une vingtaine.

3.En Turquie, le PKK veut-il un Kurdistan indépendant ou une autonomie des régions kurdes?

Lors de sa création, en 1978, le PKK expliquait que le Kurdistan était une colonie qu’il fallait libérer des Turcs, des Persans et des Arabes. Mais, dès 1993, Abdullah Öcalan se prononce en faveur d’une solution limitée à l’autonomie.

Ça fait vingt-deux ans que le PKK n’est plus indépendantiste. Depuis que le PKK défend le confédéralisme démocratique, même l’autonomie n’est plus réellement réclamée

Olivier Grojean

«Cela fait vingt-deux ans que le PKK n’est plus indépendantiste et pourtant l’AFP continue à le définir ainsi régulièrement, s’agace Olivier Grojean. Cela dit le rêve de l’indépendance est toujours présent chez les militants et sympathisants, de même que chez de nombreux cadres du PKK. Mais, de manière pragmatique, l’indépendance ne fait plus du tout partie des revendications affichées du parti. Depuis que le PKK défend le confédéralisme démocratique, même l’autonomie n’est plus réellement réclamée: on parle aujourd’hui d’autogestion, de communalisme mais plus d’autonomie.»

4.Le PKK est-il toujours marxiste-léniniste?

Non, même si Öcalan fait toujours références à Marx; mais il aurait pris acte de l’échec des expériences communistes et de lutte de libération nationale.

«L’idéologie qui anime le PKK, c’est le “communalisme libertaire”, explique Olivier Grojean, le confédéralisme démocratique, l’autogestion des communautés kurdes à un niveau local. On est censé régler la plupart des questions sans faire appel à l’État. Cette idéologie s’inspire de la pensée du philosophe américain Bookchin, mort au début des années 2000. Öcalan s’en revendique. Ainsi, les associations proches du PKK revêtent un visage alternatif, font conférences communes avec des groupes de gauche. En France , le 12 novembre à l’Assemblée nationale, son colloque réunira des gens du Front de gauche et des Verts voire l’ancien ministre Bernard Kouchner.»

Depuis cet été, plusieurs municipalités kurdes de Turquie se sont ainsi déclarées autogérées.  Il y a cette idée que le pouvoir peut s’exercer au niveau local. Une gouvernance différente s’affirme: places rebaptisées en kurde ou arménien, désobéissance civile, institutionnalisation du trilinguisme (kurde, turc, zaza), parité femme-homme , etc. Et les jeunes se mobilisent pour défendre ces «zones kurdes libérées».

«En revanche, au niveau clandestin, le mode d’organisation du PKK est toujours très léniniste. C’est un peu comme la LCR en France, trois, quatre militants peuvent monter une manifestation monstre», ajoute Olivier Grojean.

Et puis le PKK est en guerre depuis trente ans. Ce qui implique une série de dispositifs spécifiques pour faire face aux trahisons, aux attaques, aux infiltrations. Comme pour d’autres mouvements de libération et de guérilla, «il lui est arrivé de procéder à des liquidations expéditives et à de sales règlements de compte. Il est cependant moins autoritaire que dans les années 1990, non pas vraiment parce qu’il aurait décidé d’être plus “démocratique” mais parce qu’il a gagné une telle légitimité au sein de la population, dont il a canalisé les revendications, qu’il a moins besoin d’être coercitif».

5.Le PKK est-il féministe?

Non, il ne se définit pas ainsi. Le PKK a une grande théorie selon laquelle la société kurde était d’abord matriarcale, puis, avec la colonisation, les femmes auraient perdu leur pouvoir, ce qui a conduit à l’aliénation de la société kurde dans son ensemble.

Drapeau du PKK et portrait d’Öcalan lors d’une manifestation le 17 octobre 2015 à Marseille à la mémoire des victimes de l’attentat d’Ankara du 10 octobre | REUTERS/Jean-Paul Pelissier

«Ce serait donc aux femmes kurdes qu’il reviendrait d’oeuvrer à la libération du Kurdistan. Mais, attention, la femme est aussi vue comme une menace pour le groupe depuis qu’au début des années 1980 la femme d’Abdullah Öcalan, qui était entrée en conflit avec lui, a fui le PKK pour se cacher quelque part en Europe, où elle vit toujours. La notion de “Namûs” (honneur) fait traditionnellement des femmes des traîtres potentielles , il faut donc qu’elles soient les plus dévouées à la cause. On est loin du féminisme à l’occidental!» nuance Olivier Grojean, qui rappelle que, parmi la vingtaine d'auteurs d'attaques-suicides attribuées au PKK depuis 1996, les femmes sont plus nombreuses que les hommes.    

Les jeunes filles doivent pouvoir partir dans la guérilla en montagnes sans que ce soit un drame familial dans une société très conservatrice. Il est donc nécessaire d’organiser de manière très précise les rapports sociaux de sexe au sein de l’organisation. En d’autres termes, «de réguler l’économie libidinale dans une organisation très fermée, résume Olivier Grojean. Les relations amoureuses et les relations sexuelles sont proscrites. Tout est codifié, la façon de se serrer la main, les cheveux des femmes doivent être attachés. Le combattant doit couper tout lien avec son ancienne vie. Le PKK est censé créer une femme libre et un homme nouveau».

6.Le PKK est-il à l’origine de la rupture du processus de paix?

«Si l’on considère qu’un processus de paix a jamais existé, oui», répond Olivier Grojean. Ces négociations avaient été lancées à l’initiative du PKK et du gouvernement turc en 2011. Elles ont capoté cette année-là, puis ont repris fin 2012. En mars 2013, Abdullah Öcalan, le chef du PKK, a déclaré un cessez-le-feu unilatéral avec retrait des combattants du territoire turc, ce qu’Ankara a respecté.

Dès le début du processus de paix, il y a eu côté kurde «des propositions sur la constitutionnalisation de l’identité kurde, l’autonomie des régions kurdes, les droits culturels kurdes, l’enseignement du kurde à l’école, le statut d’Öcalan, l’amnistie des combattants. Mais le gouvernement, lui, n’a fait aucune proposition, si ce n’est d’envoyer les réfugiés politiques kurdes en Europe», énumère Olivier Grojean.

À partir de septembre 2013, le processus de paix est en «stand-by» et les combattants du PKK cessent leur repli.

Certes, le Parti de la justice et du développement (AKP, islamo-conservateur, au pouvoir depuis 2002) est divisé sur cette question kurde. Mais on peut se demander si on n’a pas plutôt assisté à un simulacre de processus de paix, lequel aurait eu pour objectif de gagner des voix dans les régions kurdes. «En se rapprochant du PDK irakien de Barzani, le très conservateur AKP souhaitait montrer à la population kurde de Turquie que le gouvernement n’était pas anti-kurde tout en écartant le PKK, mouvance de gauche avec qui il pourrait beaucoup moins s’allier. Le processus de paix était donc une manière de tenter de gagner des voix dans les régions kurdes, où l’AKP et le parti pro-kurde s’opposent frontalement.»

On peut se demander si on n’a pas assisté à un simulacre de processus de paix, lequel aurait eu pour objectif de gagner des voix dans les régions kurdes

Lorsque le 20 juillet 2015 a lieu l’attentat de Suruç, faisant trente-quatre morts, jeunes kurdes et turcs de gauche rassemblés pour aider à la reconstruction de Kobané, les négociations sont au point mort depuis plus d’un an et demi.

Mais, en représailles, c’est effectivement le PKK qui rompt la trêve et tue deux policiers. Le PKK, au début, en endosse pourtant la responsabilité. Devant la réaction disproportionnée de l’armée turque, qui a commencé à bombarder les positions du PKK dès le lendemain de ce double meurtre, et voyant venir l’engrenage, le PKK revient finalement sur sa déclaration et dément être à l’origine de ce double meurtre.

«L’État turc attendait sans doute le moindre dérapage pour enterrer officiellement le processus de paix. Ce double assassinat a donc sans doute été une aubaine pour ceux qui rêvaient de repolariser la situation», avance Olivier Grojean.

7.Le Parti démocratique des peuples, qui présente des candidats aux élections, est-il une branche politique du PKK?

Conduit par Selahattin Demirtas, le Parti démocratique des peuples (HDP) est une alliance «pro-kurde» de Kurdes et de Turcs de gauche. Régulièrement accusé par le Président Erdogan de soutenir le terrorisme, il a remporté 13% des suffrages et quatre-vingts députés le 7 juin dernier. Reste que les partis pro-kurdes légaux n’ont jamais constitué une branche politique du PKK, selon Olivier Grojean. Le premier de ces partis, le Parti du travail du peuple (Halkın Emek Partisi, HEP), a été fondé par des députés kurdes de Turquie après qu’ils ont participé à la Conférence internationale, organisée à Paris en 1989, sous l’égide de Danielle Mitterrand.

Il sera dissous l’année suivante sur décision d’Ankara. Sept autres partis «pro-kurdes» suivront. Avec, chaque fois, le même processus: dissolution du parti par les autorités turques,  un autre parti (mis sur pied avant la dissolution du précédent) prend le relais. «Ces partis avaient des liens avec le PKK, ils défendaient la même chose et pouvaient donc difficilement se positionner contre le PKK. Mais ils en étaient autonomes et parfois concurrents», précise Olivier Grojean.

Avec la fondation du HDP en 2012, quelque chose change. Le HDP inclut le Parti de la paix et de la démocratie (BDP, parti dans la lignée des partis «pro-kurdes» historiques avec une assise plutôt régionale) au sein d’une large coalition nationale d’une trentaine d’associations (LGBT, féministes), de partis politiques (gauche révolutionnaire, socialiste, verts) et de groupes.

Il n’y a sur le plan organique aucun lien direct entre le HDP et le PKK. Mais en même temps, il peut arriver que certains candidats HDP aux législatives mettent en avant leurs liens avec le PKK comme argument électoral.

Olivier Grojean résume ainsi le dilemme du HDP:

«Il se trouve dans une position instable vis-à-vis du PKK, qu’il doit convaincre de cessez-le-feu et appeler à la négociation tout en reconnaissant une légitimité à son action militaire. Aux yeux de la communauté internationale, c’est la même chose: le HDP doit tout à la fois soutenir le PKK et s’en distancier.»

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