Culture

«Le Caravage» d'Alain Cavalier, cheval gagnant

Le filmeur est allé au Fort Zingaro rendre compte du travail de Bartabas avec sa monture: Le Caravage. Un moment d'harmonie poétique et drôle entre l'art et l'animal.

© Pathé Distribution
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Il semble au début que ce soit une géométrie assez simple, un triangle ABC. A(lain Cavalier) filme B(artabas) faisant faire des exercices à son C(heval). Mais la figure est un peut plus compliquée, il y a un C’, Caravage. C’est le nom du cheval, mais justement, du coup, ce n’est plus un cheval, plus seulement. La géométrie dans l’espace, dans l’espace des petits matins aux écuries et au manège du Fort d’Aubervilliers, ne disparaîtra pas. Elle se complexifiera et s’enrichira. Et il apparaîtra bientôt que c’est tout autant de l’algèbre, de l’amour, et de la mythologie. Algèbre d’une équation équestre qui semble associer trois valeurs (A, B, C), trois êtres de grande valeur. 


Mais c’est une équation à une inconnue. Élémentaire? Oui, au sens où il s’agit bien des éléments, de la matière, de ce qui précède et excède le langage, le savoir, l’imagerie. Mais aussi vertigineux, abyssal. L’inconnu est au centre, il est dans l’écart en C et C’, il est dans cet être qui conquiert et occupe peu à peu tout l’espace, physique et mental. «Le» cheval, Caravage. Alain le filmeur est arrivé avec sa petite caméra, il a dit bonjour, on ne l’entendra plus, presque jusqu’à la fin. Bartabas le cavalier, et maître des lieux (le Fort Zingaro), est arrivé aussi. Chacun, le filmeur, le cavalier, fait ce qu’il a à faire, et où il excelle. Et cela engendre, dans le film, la montée en puissance d’un être de plus en plus présent, masse de 800 kilos, couleurs étonnante et changeante, œil, bouche, cuisse, encolure, crinière. Une être fantastique et très réel. 

Une cérémonie barbare

On n’entend presque pas la voix de Cavalier, on ne voit presque pas le visage du cavalier, tout se focalise sur la présence du Caravage. Et par lui, c’est un monde qui devient visible. Telle une divinité antique, il est servi, nourri, pansé, bouchonné par un groupe de très jeunes filles, vestales d’un culte précis, à la fois technique et très physique –y compris, forcément, dans les dimensions sensuelles de cette relation étrange, rituel répondant à des exigences qui suscitent, dans l’air froid de l’aube, les vapeurs et les bruits sourds et puissants, leur part d’onirisme et de fantasme. 

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Alain Cavalier filme le cheval qui s’appelle Le Caravage monté par le cavalier Bartabas. Pourquoi? Il ne sait pas. Il sait qu’il revient, matin après matin, assister à ce cérémonial et que, comme un aimant, ce qu’incarne (et rarement le mot «incarner» aura été si lourd de sens) cet animal qui tourne et danse, se démène et se pavane. Corps sans tête, centaure où le cheval serait plus que l’humain, Bartabas crie et gueule, ordonne et dirige. Il commande, bien sûr, mais tel que Cavalier les filme, lui aussi devient le servant d’une cérémonie barbare –barbare parce que d’avant le langage, d’avant la séparation entre nature et culture. 

Le dressage à son plus haut niveau, asymptote d’une liberté plus profonde? Peut-être. Les très gros plans passent par le souvenir des études infinies de Gericault, et les dépassent, dans un rapport de présence physique à laquelle, malgré sa passion et son talent, jamais le peintre n’eut accès. Ce cheval-là s’appelle Le Caravage, cet être de nature, ô combien, porte le nom d’un être de culture, ce n’est pas une contradiction, c’est un bond de biais, vers un ailleurs à inventer. Et entre les deux hommes, A et B, il y aurait aussi comme une rivalité amoureuse, joueuse, qui participe de l’incroyable réussite du film, de sa tension à la fois joyeuse et dangereuse, comme étonnée de ce qu’elle est en train de faire. 

Bond vers l'imaginaire

On pense à ce film sidérant des frères Lumière avec la petite fille et le chat, où un monde archaïque surgissait dans un rayon de soleil éclairant une scène domestique, ou la terreur rôdait à la table de la famille. Mais ça durait 50 secondes. Là, 1h10 durant, dans un mouvement difficile à décrire –ascension? approfondissement? décalages successifs? ronde mystique?–, Le Caravage déploie comme en l’inventant, pas à pas, trot à trop, saut à saut, un espace saturé. À la fois saturé de précision (l’art équestre, c’est du sérieux, et pas question de faire le pitre avec ça, ou l’esthète, sous peine de tout rater) et saturé d’imaginaire. 

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C’est grave, c’est tout un rapport au monde presqu’entièrement oublié qui est invoqué ici, dans les voltes dansantes et les bruissements de bouche, la dureté des muscles et le moiré de la robe, les coups brusques et les caresses à plein corps, les appareillages de cuir et de métal, les savoirs de la monte et du soin. C’est drôle aussi, et même très drôle, ces rapports si inégaux, si outrés et pourtant tendant vers une harmonie, la taille de la bête et la taille de celles et ceux qui s’en occupent, les bruits, le dérisoire des colères, le double jeu toujours possible de l’animal avec la volonté de contrôle des hommes. 

Le mystère et la farce

C’est drôle surtout, cette rivalité amoureuse, ou chacun des deux hommes déploie le meilleur de son grand art, l’art du filmeur et l’art du cavalier, pour s’attirer les faveurs de cet être qui ne cesse d’être en même temps imposant bestiau et divinité mouvante. Comme c’est A(lain) qui fait le film, c’est lui qui l’emporte à la fin. Il gagne quoi? Un baiser! Normal, happy end de cinéma –bien sûr le lendemain, Bartabas, sorti de l’équation, continuera sa ronde avec Le Caravage, mais ce ne sera plus du cinéma. 

Mais là, durant ces soixante-dix minutes enchantées, auxquelles on ne peut qu’espérer que se laisseront aller ceux pour qui le cheval est important dans leur vie comme ceux qui d’habitude ne s’en soucient nullement (c’est le cas de l’auteur de ces lignes), dans cette entrée attentive, affectueuse, respectueuse, il se sera joué mystère et farce, travail et jeu, inquiétude et beauté. Lumière et ombres. Silence et bruits. Non-humain et humains, certes pas réconciliés, certes pas non plus dépouillés de ce qui les met en mouvement selon leurs logiques propres, mais reconnus dans leur appartenance commune, et l’infinie richesse de ce qui peut circuler entre eux. Là, dans cet espace-temps du film, aura été rendu sensible un monde.

Le Caravage

d’Alain Cavalier. Avec Bartabas. Durée: 1h10. Sortie le 28 octobre 2015.

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