Culture

Maureen O'Hara et John Ford, couple infernal de cinéma

Pour John Ford, né en Amérique mais très attaché à ses racines celtiques, la somptueuse actrice rousse aux yeux verts Maureen O'Hara, décédée ce samedi 24 octobre 2015 à 95 ans, incarnait par excellence la mère et l'épouse irlandaises. Le réalisateur n'aurait pas détesté en faire aussi sa maîtresse, mais elle se refusa à lui et leur relation devint tumultueuse.

Maureen O'Hara et John Wayne dans L'Homme Tranquille de John Ford
Maureen O'Hara et John Wayne dans L'Homme Tranquille de John Ford

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En lui lisant les lignes de la main alors qu’elle était enfant, une bohémienne avait annoncé à Maureen Fitzsimons qu’elle quitterait l’Irlande et deviendrait riche et célèbre. En effet, elle traversa l’Atlantique en 1939 après avoir été arbitrairement rebaptisée Maureen O’Hara par ses premiers mentors, Charles Laughton et Alfred Hitchcock. Elle devint l'actrice fétiche du plus irlandais des américains et du plus viril des metteurs en scène, John Ford. Trois de ses cinq films avec Ford –Qu’elle était verte ma vallée (1941), Rio Grande (1950) et L’Homme tranquille (1952)– dominent son abondante filmographie.

Sa chevelure rousse était particulièrement mise en valeur dans les films de pirates ou dans les westerns en Technicolor, mais Maureen O’Hara n’obtint jamais d’Oscar ni même de nomination. Dans ses mémoires, elle attribue à sa trop grande beauté le fait de n’avoir jamais interprété les valorisants personnages tragiques qui firent la gloire d’actrices comme Bette Davis. Elle se désolait de tourner dans un «film pouilleux» comme La Belle rousse du Wyoming (western de 1953 où on la voit pourtant chevaucher fièrement) au moment même où la critique célébrait sa prestation dans L'homme tranquille.

Maureen O’Hara joue souvent des femmes au tempérament de feu –des latines (Pavillon noir, 1945), des bohémiennes (Quasimodo, 1939) ou des orientales (Sinbad le marin, 1947)– mais rarement des filles faciles. Elle n’a jamais pardonné à Sam Peckinpah de lui avoir donné dans New Mexico (1961) un rôle de femme de mauvaise vie, pourtant très intéressant. «Le principal souvenir que je garde de Peckinpah,» écrira t-elle dans ses mémoires, «c’est l’inconfort que j’éprouvais à le voir se gratter l’entrejambes pendant tout le tournage».

La reine d'une Atlantide celtique

Comédienne altière et désirable, c’est lorsqu’elle doit combiner volupté celtique et retenue britannique que Maureen O'Hara se sent dans son élément. Elle reste pour toujours Angarhad, la plus jolie fille du village de mineurs ou se déroule Qu'elle était verte ma vallée, un chef d’œuvre en noir et blanc, l’un des films les plus profondément émouvants réalisés par John Ford.

En 1941, Ford fait de l'actrice une star, dans ce film produit par la Fox, chronique sociale sur la vie des mineurs gallois qui sera couronnée de cinq Oscars. Le réalisateur est sensible à deux qualités très celtiques de Maureen O'Hara: sa beauté flamboyante et son caractère bien trempé. Angarhad est la plus belle fille du village. Elle va épouser le détestable fils du propriétaire de la mine, alors que son cœur penche pour un pasteur aux nobles idéaux incarné par Walter Pidgeon, qui l’aime aussi mais ne veut pas la soumettre à la dure vie d’une femme de prêcheur. Plus tard, alors que son mari est à l’étranger, elle devra subir des ragots injustifiés lui prêtant une liaison avec l’homme d’église. Toutes les scènes où apparaît Maureen O’Hara sont poignantes: celle de son mariage si peu désiré, avec un époux (Marten Lamont) qui sort de l’église la mine autosatisfaite, tandis qu’elle marche comme un zombie catastrophé, désignée à l’attention de tous par son voile que soulève le vent; celle où, indifférente aux ragots, le regard bouleversé mais encore illuminé d’un filet d’espoir, elle prend la main de Pidgeon qui s’apprête à descendre dans la mine pour secourir son père. Le film est empli de nostalgie pour un monde disparu: Angarhad est la reine de cette Atlantide celtique.

Neuf ans plus tard, John Ford inscrit Maureen O’Hara dans la légende du Far West, aidé d’un certain John Wayne avec qui l’actrice formera l’un des couples célèbres de l’écran. Rio Grande (1950), toujours en noir et blanc, est un film d’amour autant que de bravoure, et l’alchimie des deux acteurs fonctionne parfaitement. Ils interprètent un officier et sa femme, qui se sont séparés mais vont être paradoxalement rapprochés par une dispute sur l’avenir militaire de leur fils, après son échec à l’école des cadets de West Point. Alors âgée de 30 ans, jouant une femme qui en a au moins 35, Maureen O’Hara est désormais plus mûre mais toujours magnifique. Son jeu retenu est une réussite. Son regard, ses sourires discrets et son expression angoissée lors du retour des soldats après le combat montrent combien son cœur continue de battre pour son colonel de mari.

L'homme tranquille, le film auquel personne ne croyait

Avec L’Homme tranquille, John Ford, Maureen O’Hara et John Wayne se retrouvent en 1952 pour tourner ensemble une histoire d’amour en Technicolor qui est aussi un hommage à leurs communes racines irlandaises, même si Maureen O’Hara est la seule des trois à être née en pays gaélique. L’actrice incarne une femme nettement plus jeune que la mère de famille de Rio Grande: une fille de la campagne taciturne et explosive, austère et sensuelle, terre à terre mais dominée par ses élans du coeur. La belle rousse est remarquée par un ancien boxeur américain (John Wayne), venu en Irlande pour renouer avec ses racines et oublier un combat tragique qui a vu la mort de son adversaire. Dotée d’un caractère bien trempé, elle ne s’incline que devant une chose, la tradition. Sensible au charme du bel Américain, elle lui fait néanmoins comprendre qu’il n’est question de brûler aucune des étapes des rites ancestraux avant de s’unir. D’abord attiré par sa beauté sauvage et rayonnante, le boxeur fatigué ne mesure pas immédiatement à quel point elle représente profondément ce qu’il est venu chercher en Irlande. Si une femme peut incarner l’âme d’un pays, c’est Maureen O’Hara dans L'homme tranquille

Personne ne croyait à ce projet si important pour John Ford, et le film fut produit par Republic Pictures, l’un des studios fauchés de la «Poverty Row» (littéralement rue de la pauvreté) d'Hollywood. C’était déjà le cas de Rio Grande: les dirigeants de Republic avaient signé avec Ford un accord pour les deux films et lui imposèrent de réaliser le western en premier, espérant que ses recettes compenseraient les pertes de sa fantaisie celtique. En fait, L'homme tranquille fut le plus grand succès de toute l’histoire du studio! Tous les extérieurs furent tournés sur place, en Irlande, sur des lieux méticuleusement choisis par John Ford.

Un réalisateur obsédé par l'actrice

La relation entre John Ford et Maureen O’Hara fut chaotique mais intense. Après la mort du cinéaste en 1973, elle se dit bouleversée: «Comment décrire quelqu’un que vous admirez et que vous aimez et qui pourtant a des défauts rédhibitoires?». Selon le réalisateur George Sherman, «John Ford considérait Maureen comme étant sa merveilleuse actrice, aussi proche de lui que ses propres enfants. Chaque fois que j’ai travaillé avec elle, Ford lui téléphonait plusieurs fois par semaine. Il m’a raconté qu’elle l’avait aidé quand il préparait L'homme tranquille. En fait, c’est elle qui a tapé à la machine le script définitif». Pourtant, à la fin de sa vie, Ford déclara à Bertrand Tavernier: «L’une des actrices que je déteste le plus est Maureen O’Hara. Tout le monde a cru que j’étais son amant. En fait, je la haïssais et elle me haïssait, mais elle convenait très bien aux rôles». Des propos sans doute excessifs, même s’il est certain que leur relation fut rythmée de nombreux accrochages! Pendant le tournage de Qu'elle était verte ma vallée, Ford fait disposer de puissants ventilateurs pour figurer le vent qui soulève son voile de mariée à sortie de l’église. Ce dispositif envoie les cheveux de Maureen O’Hara dans ses yeux, ce qui n’empêche pas John Ford de recommencer la prise indéfiniment. Furieuse, l’actrice lui lance: «Je voudrais vous y voir, espèce de vieux déplumé ! Ce ne sont pas vos cheveux qui risquent de vous piquer les yeux!».

Sur le tournage de L'homme Tranquille, l'ambiance est perturbée par le fait que John Ford, qui n'est pas exactement un sex-symbol, fait des avances de plus en plus pressantes -et sans retour- à Maureen O’Hara. L’actrice se défend dans ses mémoires d’avoir eu la moindre romance avec le réalisateur, mais elle reconnait qu’il lui a envoyé des lettres très amoureuses. «Il pouvait être impossible parfois, surtout après avoir bu», commentait-elle sobrement. Le moins que l'on puisse dire, c'est qu'en ces temps où Hollywood est dominé par un insondable machisme, Ford ne se conduit pas en gentleman. Sur le tournage de L'homme tranquille, il donne à Maureen O'Hara une chambre particulièrement inconfortable pour qu’elle vienne lui en réclamer une autre, ce qu’elle s’abstiendra prudemment de faire. Le réalisateur, de plus en plus obsédé par l'actrice, se vengera de manière mesquine, notamment dans une scène où il s'arrange pour que John Wayne la traîne sur une colline où il a fait épandre du véritable fumier!

Pourtant, après Rio Grande et L'homme tranquille, Maureen O’Hara est encore dirigée par Ford dans Ce n’est qu’un au revoir (1955), un émouvant biopic consacré à un coach sportif de l’Académie de West Point, incarné par Tyrone Power. Maureen O’Hara y joue un rôle dont elle a déjà exploré les facettes dans des films précédents, celui d'une vertueuse épouse irlandaise telle que l'imaginait le réalisateur dans sa vision idéalisée de la terre de ses ancêtres. Le couple héros du film a reconstitué à West Point un petit îlot celtique où l’on retrouve l’univers de L'homme tranquille, fait d’interpellations vigoureuses, de piété fervente, de fierté inflexible et de tendresse pudique. Au début, lorsque Tyrone Power fait la cour à celle qui deviendra sa femme, il recueille une forme de sympathie, mais impossible de lui extorquer le moindre mot… jusqu’au moment où il lui fait une demande en mariage ampoulée, à laquelle elle répond abruptement: «Yes.» Elle devient comme une mère pour les cadets qui partent pour la guerre en 1917, et bien souvent n’en reviennent pas: elle se signe discrètement en apprenant leur mort. Tyrone Power célèbre les vertus domestiques de son épouse: «Bénie soit cette femme que j’ai épousée, avec son art de faire le ménage, son esprit d’économie et sa façon de mettre de l’argent de côté!». Lorsque les années auront passé, la belle irlandaise s’endormira pour toujours dans son fauteuil, un crucifix à la main.

Le trio Ford-Wayne-O’Hara se reformera une fois dans L’Aigle vole au soleil (1957), un autre biopic, consacré à «Spig» Wead, un pilote de l’aéronavale qui devint dramaturge et scénariste pour Hollywood après un grave accident domestique. Robert Parrish disait que chez John Ford, les personnages de femmes se divisent en deux catégories: «celles qui agitent des mouchoirs blancs quand leur mari va à la guerre et les prostituées au grand cœur.» Maureen O’Hara incarne ici une femme un peu plus complexe, affirmant son caractère face à un homme intenable, mais continuant à lui rester fidèle en pensées même lorsque la vie les sépare. Cependant, l’alchimie entre les deux acteurs fonctionne moins bien dans L'aigle vole au soleil que dans Rio Grande et L'homme tranquille. Maureen O’Hara subit les épreuves de la vie et les frasques de son mari avec une exaspération théâtrale, qui se marie mal avec la nonchalance de John Wayne. L'actrice tournera encore avec ce dernier, mais c'est sur ce rôle que s'achève sa tumultueuse aventure de cinéma avec John Ford. L'année où sort L'aigle vole au soleil, Maureen O'Hara est la cible du magazine à scandales Confidential, qui prétend l'avoir surprise en train de faire l'amour en pleine séance au Grauman Chinese Theatre. Elle parviendra à démonter ces ragots et à faire condamner cette publication qui terrorisait Hollywood, mais sa carrière ne s'en remettra jamais vraiment...

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