Culture

Pourquoi cherche-t-on toujours le «nouveau Balzac»?

C'est devenu presqu'un lieu commun journalistique. De nombreux écrivains qui tentent d'écrire le réel sont comparés à l'illustre auteur du XIXe siècle. Une référence qui a aussi sa part de pertinence.

<a href="https://commons.wikimedia.org/wiki/File:Honor%C3%A9_de_Balzac_(1842).jpg#/media/File:HBalzac.jpg">Honoré de Balzac par Louis-Auguste Bisson</a> | via Wiki Commons CC License by
Honoré de Balzac par Louis-Auguste Bisson | via Wiki Commons CC License by

Temps de lecture: 5 minutes

Il y a quelques semaines, Bibliobs présentait Mathias Enard, l'auteur de Boussole –prix Goncourt 2015–, comme «le nouveau Balzac». Cette comparaison à l'auteur de La Comédie Humaine est loin d'être inédite; Michel Houellebecq, Virginie Despentes, Michel Tremblay... Certains écrivains contemporains se voient affublés du nom de celui qui est bien souvent un modèle pour eux. On les voit dresser «une comédie humaine contemporaine», ou une «fresque balzacienne». Mais pourquoi cherche-t-on toujours le «nouveau Balzac», 165 ans après la mort de l'auteur? Pourquoi est-il resté une référence?

Balzac, tout le monde le connaît. Si vous n'avez pas lu Les Proscrits, La Femme Supérieure ou Facino Cane, peut-être avez-vous parcouru Les Chouans ou Le Cousin Pons, ou entendu parler du Père Goriot. L'école a joué un rôle important dans la transmission de l’œuvre de Balzac, s'accordent à dire les spécialistes de l'auteur. «Le nom de Balzac fait autorité», développe l'un d'entre eux, Boris Lyon-Caen. Pour ce maître de conférences, «il existe aussi une tendance assez française de rechercher constamment des modèles, des patrons consacrés pour qualifier les auteurs». Il y voit même une « affaire stratégique » des journalistes qui, en comparant un auteur à Balzac, lui apposent une « image de marque ».

Un «mot de passe»

«Bien sûr que c'est aussi pour que l'article soit lu», reconnaît Grégoire Leménager, auteur du portrait de Mathias Enard. Mais c'est d'abord dans l'apparence physique et dans certaines touches de Boussole qu'il avait pensé à Balzac: d'une part, «la dose d'érudition qu'il injecte dans quelque chose qui se veut romanesque. Et puis, Enard révèle un aspect de Balzac méconnu: l'orientalisme. Balzac a été l'un des premiers auteurs français à utiliser l'arabe dans ses textes». Laurence Houot, qui elle avait vu dans le Vernon Subutex de Virginie Despentes des éléments balzaciens, se plaît à dresser des comparaisons. Avec Balzac, mais aussi avec d'autres auteurs, «et pas forcément avec la littérature; ça peut être du cinéma, des séries télé... Ça permet de donner au lecteur une idée de l'univers auquel il peut s'attendre.»

Alors certes, Balzac sert de «mot de passe», selon les mots de Judith Lyon-Caen, sœur de Boris Lyon-Caen dans la vie et dans sa spécialité. Le nom de l'auteur résonne dans notre culture générale. Mais ce mot de passe donne tout de même accès à plusieurs portes.

La référence du réalisme à l'heure du retour du réel

Quand on évoque un «roman balzacien», le «nouveau Balzac», ou une «comédie humaine moderne», on se réfère souvent, en premier lieu, à l'écriture réaliste du romancier. «Balzac, c'est le nom que l'on donne au réalisme dans sa forme descriptive, analyse Boris Lyon-Caen. Il est l'un des premiers écrivains à accorder autant d'intérêt au temps présent, à l'actualité.» Comme –à tort ou à raison– Zola pourrait être l'auteur d'aspects plus décriés de la société de son époque (Nana, Germinal), comme Proust est vu comme un auteur mondain, Balzac est l'auteur du réalisme par excellence. Des paysans à la haute bourgeoisie, des jeunes filles célibataires aux hommes veufs, des Parisiens aux Provinciaux, du médecin au curé, Balzac a entrepris d'explorer tant les acteurs de la société française de son époque que leur environnement dans les moindres détails.

Attention: Balzac n'est pas forcément fidèle à la réalité. Il donne à voir, par la fiction, une vision de cette réalité

Nathalie Preiss

«Attention: il n'est pas forcément fidèle à la réalité, tempère Nathalie Preiss, spécialiste du romancier. Il donne à voir, par la fiction, une vision de cette réalité.» Dès lors, quand un auteur contemporain s'attaque à décrire notre société, on tend à le qualifier de «balzacien». Laurence Houot a été interpellée, dans Vernon Subutex, par la manière dont Virginie Despentes décrivait de manière fouillée toute une galerie de personnages et leur entourage. On est bien loin des deux à trois mille personnages de La Comédie Humaine; mais à chaque fois, c'est avec précision que l'auteure décrit ses protagonistes, en les inscrivant dans son temps, comme cette conseillère de Pôle Emploi, «la trentaine, pimpante, fausse rousse, dodue, grosse poitrine», qui a vu «AC/DC et Guns N'Roses en concert», mais qui préfère aujourd'hui «Camille et Benjamin Biolay».

Si Balzac trouve plus d'écho depuis quelques années, c'est aussi parce que le roman a pris une nouvelle tournure. Pour le nouveau roman (entre 1950 et 1990 environ) Balzac n'est plus un modèle, au contraire: «À partir des années 1950, les auteurs s'attelaient davantage à des expérimentations sur le langage qu'à une restitution des expériences sociales», justifie Jérôme David, professeur à l'université de Genève. «Mais à partir de la fin des années 1980, il y a un retour du réel dans la littérature», poursuit-il, citant notamment François Bon. Et donc un retour à Balzac comme référence. Mais le réel ne se conte parfois pas à la manière de Balzac. Pour Judith Lyon-Caen, la comparaison se justifie surtout dans les romans en dehors de l'autofiction, grande tendance aujourd'hui: «Ces auteurs réussissent à saisir la société contemporaine sans utiliser le je. C'est en ce sens qu'on peut peut-être les rapprocher de Balzac.»

Une œuvre «contemporanéisable»

Au-delà de cet aspect réaliste et descriptif, Balzac résonne encore aujourd'hui par la contemporanéité de son œuvre. «Notre société n'a pas beaucoup changé depuis le XIXe siècle, observe Jérôme David. Nous sommes toujours dans le type de société capitaliste qui dominait déjà sous Balzac. Les inégalités d'aujourd'hui sont à peu près les mêmes qu'à l'époque, alors qu'il y avait eu un recul au XXe Ainsi, les personnages de l'auteur et leurs expériences sont transposables à notre époque. Judith Lyon-Caen renvoie notamment à «ces personnages à idée fixe comme Schmuke dans Le Cousin Pons, à cette obsession de l'argent, ou encore à la description des grands jeux des intérêts: jusqu'où peut-on aller pour arriver à ses fins?». Qui n'a jamais entrevu, dans tout personnage ambitieux, un Rastignac des temps modernes?

Jérôme David va même plus loin dans l'analyse ; pour lui, en créant des «types sociaux», Balzac nous a donné une manière d'appréhender la société: «C'est lui qui a créé le type “petit bourgeois”, et tout le monde voit à peu près qui il est, développe Jérôme David. Après Balzac, nous avons créé de nouveaux types, comme le “bobo” par exemple.» Nous continuons à déchiffrer le monde à travers le prisme qu'utilisait Balzac. Dans les romans réalistes contemporains, les types sociaux sont pléthores: cela va de l'informaticien, cadre moyen et célibataire de Houellebecq (Extension du domaine de la lutte) au «transsexuel ex-star du porno épanoui, à la jeune fille voilée en quête de valeurs, en passant par un réalisateur de télé looser, frustré bobo et plein de haine», liste Laurence Houot sur le Vernon Subutex de Virginie Despentes.

Le «nouveau Balzac», une question d'ambition

Mais si «faire du Balzac», c'était autre chose que d'écrire à sa manière? Boris Lyon-Caen fait une différence entre le «roman balzacien», qui reprendrait le caractère romanesque de l'auteur, notamment à travers des personnages à la Balzac, et le «nouveau Balzac», capable de décrire sa société. Un raisonnement qui trouve écho chez ses confrères: pour Judith Lyon-Caen, on pourrait qualifier de «nouveau Balzac» un auteur qui aurait «la même ambition que lui, à savoir devenir le “peintre de la société”». En résumé, quelqu'un capable d'envisager une Comédie Humaine moderne, dans la même «démesure» que Balzac. «Qui aurait seulement envie de s'y attaquer?», se demande Nathalie Preiss.

Pour moi, le “nouveau Balzac” ne ferait surtout pas du Balzac

Jérôme David

En plus de donner une description à la fois large et précise de la société, le nouveau Balzac devrait, comme son modèle, donner à ses lecteurs des éléments pour la comprendre. «Par le roman, Balzac donne un moyen d'intellection du réel, continue la spécialiste. Il donne des clés de déchiffrement de la société». Cela passe notamment par les types sociaux qu'il décrit, et dans lesquels se reconnaissent les lecteurs. Plus encore, Balzac répond aux «angoisses» de ses contemporains, affirme Jérôme David, «dont la plus grande était la mobilité sociale». Voilà pourquoi, selon le professeur, un «nouveau Balzac» serait celui qui saurait saisir l'angoisse de notre époque. «Je ne crois pas que ce soit l'islam, commente-t-il, en référence au Soumission de Houellebecq. Peut-être pourrait-on penser aux mutations du travail.»

Une fois ces angoisses identifiées, le nouveau Balzac serait aussi celui qui parviendrait, par une nouvelle forme d'écriture –comme Balzac par son réalisme et ses types sociaux– à saisir la société, et à apporter des réponses à ses lecteurs. Ce serait celui qui, comme Balzac, apporterait une vraie rupture dans la littérature, et ne se contenterait pas de décrire la société de manière réaliste, en utilisant de nouveaux types sociaux. «Pour moi, conclut Jérôme David, le “nouveau Balzac” ne ferait surtout pas du Balzac.» «Balzac n'a pas d'équivalent», répètent les passionnés de l'écrivain. Et c'est peut-être finalement pour cela que l'on ne cesse de chercher le «nouveau Balzac».

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