Boire & manger

Faut-il laisser de la place au hasard en cuisine?

Le hasard a-t-il sa place dans les cuisines d'un restaurant? Faut-il le laisser faire, le supprimer, le contrôler, en jouer? Où se cachent les imprévus? Des chefs répondent à ces délicates interrogations.

<a href="https://www.flickr.com/photos/aigle_dore/17065409740/">Cooking</a> | Moyan Brenn via Flickr CC <a href="https://creativecommons.org/licenses/by/2.0/">License by</a>
Cooking | Moyan Brenn via Flickr CC License by

Temps de lecture: 15 minutes

En septembre, René Redzepi, chef du Noma, a annoncé qu’il allait déménager sa célèbre adresse au beau milieu d’une future ferme urbaine. Les cultures de cette exploitation agricole citadine approvisionneront bien entendu les cuisines de l’ex-«meilleur restaurant du monde». Dan Barber, un chef new-yorkais qui expérimente déjà ce fort lien entre une ferme et une table gastronomique au Blue Hill at Stone Barns, avait alors affirmé au New York Times que c’était un gros défi, assez risqué.

Selon lui, quand un restaurant a sa propre ferme, cela peut signifier que le chef a un désir de «contrôle ultime» des ingrédients, mais qu’évidemment, «la meilleure manière de faire de l’agriculture est dans le manque de contrôle», et que les cuisiniers doivent apprendre à travailler avec tout ce que produit la terre.

Plus généralement, cela pose la question de la place du hasard en cuisine (du point de vue des chefs, car il est évident que les cuisiniers amateurs que nous sommes ont une certaine tendance à se laisser plus ou moins porter par les aléas). Faut-il lui laisser libre cours? Ou maîtriser absolument tous les paramètres, du potager à la touche finale? De la création d’un plat jusqu’au service en salle, faut-il contrôler, supprimer ou laisser faire l’imprévu? Des chefs nous ont donné leur point de vue et leurs expériences sur le hasard, cette «circonstance de caractère imprévu ou imprévisible dont les effets peuvent-être favorables ou défavorables pour quelqu’un», d’après le Larousse, sur les évènements fortuits, toutes les choses que l’on ne peut pas contrôler à l’avance, prévoir avec certitude. 

Ciseler l’échalote  

Il y a d’abord une différence non négligeable entre la théorie et la pratique. Dans les écoles de cuisine, tout semble un peu plus carré que dans la réalité. Bruno Doucet, chef de La Régalade, explique ainsi:

«Pendant l’apprentissage, heureusement qu’on ne laisse pas de place au hasard! Quand on apprend à travailler, il faut essayer de contrer l’imprévisible. Quand on apprend à un jeune à ciseler une échalote... On lui apprend à ciseler une échalote. Quand j’ai appris à ciseler une échalote – c’est ce qu’on fait tous les matins en arrivant – il fallait que ce soit carré, régulier, constant».

Julia Sedefdjian, chef du restaurant étoilé Les Fables de la Fontaine, confirme ces expériences d’apprentissage:

«On nous apprend à être carré. Les bases, on n’y touche pas, c’est écrit. Les cuissons, les jus, ce n’est pas du hasard».

La théorie, les recettes au gramme près, les techniques détaillées dans de gros pavés, l’exécution sans sortie de route permise, très encadrée et scolaire: tout cela servira en réalité plus tard à dompter le hasard sans souci. «Après, avec le temps, quand on est bien intégré dans une maison, si à la dernière minute il nous manque un produit, il faudra improviser. Il y a plein de petites choses qui font que ça se passera pas comme prévu», poursuit Julia Sedefdjian.

Producteurs et produits

Absolument aucun hasard n’est laissé dans le choix des fournisseurs, les (bons) chefs connaissent et choisissent soigneusement ceux qui vont produire leurs légumes, fromages, viandes et autres ingrédients… Voire gèrent tout cela eux-mêmes, comme bientôt René Redzepi ou Alain Passard qui possède déjà deux potagers et un verger, et explique sur son site: «Avec ces jardins, j’ai confié ma créativité à la nature, c’est elle qui dicte mon geste, il y a une cuisine pour chaque saison».

En fait, l’imprévu va venir de ce que la terre ou la mer vont produire. Et les chefs d’aujourd’hui vont s’adapter, souvent produire une cuisine du jour (ou de la semaine), «du marché». Guillaume Sanchez, chef du restaurant Nomos, raconte:

«En pâtisserie, il n’y a pas de hasard, énormément de précision [Guillaume Sanchez a fait 12 ans de pâtisserie avant d’ouvrir son restaurant cette année]. C’est très rigoureux, il faut faire tant de pièces par jour, avec un système de grammage très précis. En cuisine, c’est plus du feeling, qui part de l’émotion ressentie avec un produit. C’est très instinctif. Le goût que peut avoir un merlu va inspirer un légume, une texture qui ira bien avec… Ici, on cuisine en fonction des producteurs. Le pêcheur me dit j’ai ça, et en fonction, on s’adapte».

Céline Pham, chef indépendante passée par plusieurs belles cuisines parisiennes, explique quant à elle:

«Chez Septime ou Saturne, l’imprévu c’était les marchandises. On avait la surprise du produit tous les matins en arrivant. Pas un jour où le produit ne ressemble à celui de la veille. Un légume peut avoir plus pris le soleil, ou être cueilli plus jeune… Mais on a des techniques pour contrôler et jouer avec tout cela».

Valentine Davase, chef et fondatrice du Réfectoire (food-truck, traiteur et restaurant depuis peu), travaille aussi en fonction du produit, et souligne qu’«ici, on est juste à côté d’un marché. Le jour où il y a des nouveaux brocolis, on essaye, on goûte, on voit si ça plait ou pas. On travaille en direct avec les fournisseurs. Si un jour on reçoit un thon blanc ou un cochon fermier, on va se dire: qu’est-ce qu’on en fait?». 

Au final, quand les produits changent au jour le jour (ou un peu moins souvent, selon les restaurants et les fonctionnements), l’imprévu est donc dans les ingrédients qui débarquent, dans la saison elle-même, bonne ou mauvaise. Mais les chefs connaissent tellement leur boulot que le hasard de l’arrivage est totalement contrôlé. Julie Mathieu, rédactrice en chef des magazines Fou de Pâtisserie et Fou de Cuisine, précise que «les chefs sont beaucoup dans l’improvisation. Ils ne savent pas forcément à l’avance ce qu’il vont faire. Mais ils maîtrisent tellement leur art qu’il n’y a pas d’imprévu négatif. Même dans les restaurants avec une carte changeant chaque jour, je ne ressens pas cet imprévu dans l’assiette». Les chefs n’essayent pas de tout prévoir, mais plutôt de contrôler les imprévus avec talent. 

La journaliste se rappelle ainsi d’un reportage auprès du chef Akrame. Plutôt stressée de ne pas savoir sur quoi allait porter la prise de vue, elle a vu le chef débarquer sans savoir ce qu’il allait faire, puis avoir une idée et concocter un plat magnifique, avec des accords parfaits. «Mais c’est plus de la spontanéité, une liberté totale, de l’inspiration, avec un tel savoir-faire que les chefs ne partent jamais au hasard». Julia Sedefdjian raconte par exemple que le jour où les oignons rouges prévus pour une tarte ne sont pas arrivés, elle a fait une tarte au chou rouge – un produit qu’elle travaille moins souvent – à la place, avec une petite compotée, pour un résultat qui lui a finalement beaucoup plu. Simplement avec de l’inspiration et de la maîtrise. 

L’imprévu du produit est peut-être encore plus présent lorsque, comme Jean Sulpice, on s’inspire souvent de champignons ou des plantes cueillies en montagne. «Si je trouve des bolets, ça va me donner envie de créer une recette… Si je trouve des myrtilles, je les utiliserai pourquoi pas avec les branches de sapin trouvées à côté. Parfois, je pars en montagne chercher des choses bien précises, et je reviens avec d’autres choses, ou plus de choses!», explique le chef étoilé basé à Val-Thorens.

Une différence de génération?

Les cuisiniers d’aujourd’hui s’amusent peut-être plus de cet imprévu –toujours grâce à ce savoir-faire et ces techniques bien précises– que les chefs d’il y a trente ans. Franck Pinay-Rabaroust, journaliste gastronomique et fondateur du site Atabula.com, analyse ainsi:

La nouvelle génération improvise souvent avec l’arrivage du matin. C’est une identité culinaire: les chefs acceptent le hasard, ce que va donner dame nature

Franck Pinay-Rabaroust

«Avant, il y avait des recettes très précises. Aujourd’hui, la nouvelle génération improvise souvent avec l’arrivage du matin. C’est une identité culinaire: les chefs acceptent le hasard, ce que va donner dame nature. Mais ils ont une grille de lecture. Ils savent que le kiwi et l’huître, ça va bien ensemble… Ils ont des bases de données dans leurs têtes, en fonction des saisons. Il y a une vraie différence entre les générations, les chefs d’aujourd’hui sont obligés de se réinventer sans cesse. Il y a une exigence de créativité.»

Entre changer une carte tous les jours voire toutes les semaines, et la renouveler deux, quatre ou six fois par an, il y a une vraie différence de méthode. D’ailleurs, les recettes créées au débotté ne sont pas souvent écrites, ou alors seulement crayonnées dans les grandes lignes.

Chez Robuchon, explique Franck Pinay-Rabaroust, les plats sont totalement maîtrisés depuis trente ou quarante ans. Il n’y a pas de surprise... mais c’est exécuté à la perfection. Quand on créé des recettes chaque jour, il y a moins «de constructions à long terme, de plats pensés pendant six mois. Est-ce que c’est du hasard? Les chefs savent où cela va les emmener. Le hasard est dans l’amont, mais après c’est plus un jeu de créativité, un instinct. C’est sans doute plus excitant de travailler avec ce jeu. Mais cela peut être usant et risqué quand l’inspiration n’est pas là. Ils sont sur le fil au quotidien. Et exposés plus que jamais à la critique», poursuit le rédacteur en chef d’Atabula.com. 

Inspiration, humeur et créativité

La créativité et l’inspiration, plus largement, sont des forces qu’on ne peut pas prévoir avec certitude, qui iront dans telle ou telle direction en fonction de multiples facteurs. On peut parler de sérendipité en cuisine, pas seulement en sciences: on peut tout à fait trouver ce que l’on ne cherchait pas, ou autre chose que ce que l’on cherchait. C’est un «état d’esprit à cultiver pour faire des trouvailles» d’après le magazine Sciences Humaines. Les chefs peuvent parfois, lors de la création de certains plats, se placer à la frontière entre maîtrise, connaissances, créativité et sérendipité. 

La recette peut par exemple venir d’une rencontre. Céline Pham, amenée à cuisiner pour le magazine Fricote avec Simone Tondo, ancien chef du Roseval, a ainsi vécu une sorte de coup de foudre culinaire, menant à des plats nouveaux d’inspiration à la fois vietnamienne et italienne, complètement inattendus, comme ce pho concocté avec des pâtes de riz liées comme des pâtes à l’italienne, avec beaucoup de parmesan.

«On a ouvert les frigos, on ne savait pas si ça allait fonctionner. Ce plat, on l’a construit cuillère par cuillère, sans mesurer, et ça a donné quelque chose de tellement réconfortant. Au début, je me disais que le parmesan, c’était pas possible… C’était confus mais ça a donné quelque chose de bien. Je l’ai reproduit à Londres, maintenant je porte vraiment ce plat avec moi», explique Céline Pham, qui apprécie beaucoup de travailler à l’inspiration, en improvisant à partir d’ingrédients, en cherchant des associations techniquement réussies de goûts et de textures. 

Jean Sulpice explique que «dans notre métier, la technique est très importante. Mais le hasard joue aussi car la sensibilité est importante. Des grandes recettes naissent comme ça, par des envies... La création, c’est beaucoup d’essais sur différents produits. On goûte, on se met dans la peau du client. En cuisine, quand on sort des sentiers battus, ça ne s’explique pas. Certaines recettes sont longuement mûries, réfléchies, d’autres moins».

Par exemple, sa recette de langoustine jus de pomme verveine, est venue tout naturellement, parce qu’il y avait du jus de pomme en cuisine à ce moment là, et parce qu’il avait envie de travailler la verveine. Mais toujours grâce à la technique et à la connaissance pointue des produits. «Cela correspond à une envie du moment, une inspiration. Ma cuisine se fait à l’instinct, au feeling, avec des émotions du présent et du passé. Ou alors, parfois, un client me raconte ce qu’il a ressenti en mangeant un plat, et ça me donne une idée», raconte le chef.

Heureux hasard et création spontanée

Parfois, des résultats peuvent être simplement inattendus, des associations fortuites peuvent donner des merveilles. Il suffit de s’ouvrir à l’imprévu, de tirer partie de ce qui arrive. Thibault Sombardier, chef du restaurant étoilé Antoine, explique:

«Le hasard peut arriver sur des produits peu connus. L’autre jour, j’avais de l’Oca du Pérou. J’ai été surpris par une réaction sur la cuisson. Je l’avais centrifugé pour faire un jus, je l’ai fait bouillir, et ça a coagulé dans une sorte de pâte: un condiment à réutiliser. En essayant des choses, ça arrive. Par exemple, des réactions sur des marinades. Le résultat peut être inattendu».

Le chef raconte encore qu’il a un jour mélangé du chou rouge avec un bouillon particulier, et que le mélange est étonnamment devenu bleu. En ajourant du citron, il redevenait rose. Cette surprise chromatique a ensuite servi de base à un plat. Même s’ils ont d’impressionnantes connaissances théoriques et pratiques (sur les produits, les techniques, les recettes, les associations...), les chefs savent donc aussi très bien se laisser surprendre. Toutes les informations, associations et réactions possibles et inimaginables ne sont donc pas déjà dans leurs têtes (et heureusement!). 

S’ouvrir aux possibilités, à l’imprévu, peut façonner la créativité. Jean Sulpice se rappelle quand à lui de la genèse d’une autre recette. Il travaillait des huîtres, avec un velouté de topinambours et foie gras. «Cela marchait bien, mais il manquait quelque chose. On avait cette sauce au vin jaune en cuisine. On a essayé, et ça a très bien fonctionné, même si au départ, je n’avais pas imaginé ça. Des choses qu’on ne voulait pas faire arrivent!» se rappelle le chef, qui a eu des retours très positifs sur ce plat.

La théorie de la tarte Tatin

Le hasard heureux peut aussi parfois venir de l’erreur ou de l’étourderie. C’est la théorie de la Tarte Tatin, ce fameux dessert peut-être né de la géniale bévue de deux sœurs solognotes... C’est un exemple typique - quoique quelque peu légendaire - de sérendipité dont les issues seront positives si on ne se laisse pas dominer par le hasard, au contraire. Thibault Sombardier raconte qu’il lui est déjà arrivé de donner une fiche technique à un cuisinier, que ce dernier «se trompe ou mélange deux recettes… [Lui] goûte et finalement c’est super!»

Valentine Davase a une autre histoire de problème devenu exquis:

«Un jour, on cuisinait du poulpe. J’ai versé par erreur un jus de cerf dedans. Après une cuisson lente, c’était très bon! Mais ce n’est pas tout le temps comme ça… Le hasard, ça surprend, ça fait plaisir. Mais il ne faut pas compter que dessus!».

L’important, c’est de bien se rattraper, de retourner la situation imprévue dans le bon sens. Céline Pham raconte que le jour où ses 300 brioches pour un évènement le lendemain matin n’ont pas levé (et ressemblaient donc à des naans) à cause d’un concours de mauvaises circonstances, elle a, après un gros moment de stress, décidé de transformer l’histoire à son avantage. En passant ces brioches plates à la poêle ou au grille-pain, le résultat était délicieux et croustillant, qui plus est garni d’éffiloché de porc, de pickles et d’herbes. «Plus jamais je ne me laisserai abattre! On peut solutionner un ratage. Depuis, je n’ai plus vraiment de stress en cuisine, je lâche prise et laisse s’exprimer ma cuisine», retient-elle.

S’adapter aux mangeurs du jour

Le hasard, c’est aussi un peu les autres. En l’occurrence, les clients du jour, qui ont des envies, des allergies, des goûts et des dégoûts. «Très souvent, des gens viennent manger ici, des amis ou des potes de potes, et me disent: on ne veut pas regarder la carte, tu fais ce que tu veux, un, deux, trois, quatre ou cinq plats. Ils arrivent à 13 heures et je ne sais pas encore ce que je vais leur cuisiner. Je fais des choses que je n’ai pas l’habitude de faire, sur la carte ou les ardoises», raconte Bruno Doucet.

La créativité fait partie du hasard. Ou le hasard fait partie de la créativité!

Bruno Doucet

On est à la frontière entre spontanéité – du geste, de l’idée – et du hasard – du client, de ses demandes et de son humeur. Pour être paré à travailler avec les produits de son garde-manger, le chef de La Régalade a en tous cas toujours un frigo rempli de «petits trucs en plus». Il s’agit alors de faire son marché, sa cuisine, des associations, avec les produits qui sont là. «La part de hasard est peut-être là… La créativité fait partie du hasard. Ou le hasard fait partie de la créativité!», suggère Bruno Doucet.

Aux Fables de la Fontaine aussi, on s’adapte volontiers, c’est un jeu. «On a souvent des gens qui ont des demandes particulières, des allergies, ou des habitués qui me donnent carte blanche. Je fais en fonction des stocks, et ce hasard m’amuse, on y prend goût, c’est une manière de sortir de la routine!», dit Julia Sedefdjian.

Et le dressage, l’ésthétique de l’assiette? Dans certains restaurant, c’est est une pure expression du chef, reproduite toujours selon le même modèle. Dans d’autres, c’est plus souple, le dressage peut aussi dépendre de la vaisselle disponible, de la forme d’un légume qui n’est jamais la même…

Le food-truck, un nid d’imprévus

Notons aussi que les hasards matériels ne tombent pas de la même manière sur le chefs en fonction de leur manière de travailler et du milieu dans lequel ils évoluent. Le food-truck, par exemple, est un nid d’imprévus techniques à gérer, qui influencent le repas. Valentine Davase se souvient d’un paquet de déboires arrivés à son Réfectoire, «le camion qui disjoncte en plein service, la bouteille de gaz qui fuit…».

L’environnement apporte aussi son lot de circonstances imprévisibles à contrôler. Jean Sulpice, dans son restaurant à 2.300 mètres d’altitude, connaît ça. C’est la montagne et l’altitude qui commandent: les emballages qui explosent à cause de la pression, le vin qui vieillit plus vite, les livraisons annulées quand les routes sont bloquées par la neige… Mais «on s’est adapté. On est entouré de blanc pendant 6 mois de l’année. On a un univers différent», dit le chef.

Globalement, les chefs itinérants, comme Céline Pham, doivent doublement s’adapter aux événements pas prévus. A l’Archipel, par exemple, un lieu parisien installé dans un ancien couvent, les conditions techniques l’ont fait sortir de son cadre:

«En tant que chef itinérante, il faut s’adapter aux lieux et aux produits disponibles. Il n’y a aucun confort, comme je bouge tout le temps. Donc je dois être sereine!»

Plus généralement, la cuisine n’est jamais à l’abri de tout un tas d’imprévus techniques qu’il faut gérer, et dont on ne peut pas supprimer la probabilité. Quand la cuisine est inondée, quand les plombs pètent pendant le service, quand la chambre froide lâche à 18 heures, quand un fourneau ne marche plus, quand le pacojet meurt quand on en a le plus besoin (exemples véridiques)... Tous ces imprévus techniques demandent d’être aux aguêts, prêt à rebondir tout le temps, à adapter le service et la cuisine: sortir les bougies, aller faire turbiner les glaces dans le restaurant voisin... Guillaume Sanchez raconte que le quatrième jour de l’ouverture du restaurant, une voiture a brûlé devant le local, faisant exploser les vitres. Et bien, «on a quand même ouvert. Il fallait juste passer le cap», dit-il.

Deux mondes à part

Les cuisines sont de plus en plus souvent ouvertes, ce qui permet aux chefs de ressentir, de voir ce qui se passe

Julie Mathieu, rédactrice en chef des magazines Fou de Pâtisserie et Fou de Cuisine

L’imprévu a-t-il sa place dans le service, dans le destin du plat une fois sorti de la cuisine? Est-ce que l’ambiance en salle, la réception du plat, dépend de facteurs que l’on ne peut pas toujours prévoir à l’avance? Julie Mathieu explique qu’il faut que «ce soit fluide entre la salle et la cuisine, qui sont deux mondes très particuliers. L’ambiance, c’est assez impalpable, ça dépend aussi des clients. Aujourd’hui, les cuisines sont de plus en plus souvent ouvertes, ce qui permet aux chefs de ressentir, de voir ce qui se passe».

Valentine Davase confirme que «parfois l’atmosphère est conviviale, tout est fluide, parfois moins. Dans tous les cas, on accompagne les gens, on le conseille. Il faut être là, le service, c’est la base. On ne sait jamais sur qui on va tomber, mais il faut que le service soit impeccable, que les gens soient contents». Guillaume Sanchez explique qu’il faut «faire en fonction de l’humeur de l’équipe et des envies des clients. C’est juste une question de communication, de bon mood. Il faut que les gens soient prêts à se laisser surprendre». Il y a beaucoup de facteurs humains, en somme, que l’on ne peut pas toujours anticiper...

Et les clients apportent leur dose d’imprévus. «Si les gens arrivent à 8 au lieu de 6, ça met un peu d’ambiance, les gens sont serrés, il le savent. Parfois, le hasard fait que tout le monde arrive avec une demi-heure de retard, et là j’aime moins, c’est le gros bazar!», dit Bruno Doucet. 

Hasard subtilement maîtrisé

Au final, bon ou pas bon le hasard? « J’adore la surprise, mais c’est dangereux. Pour ne pas avoir de stress et de doutes, il faut de la rigueur », affirme Valentine Davase. 

Le hasard existe bien en cuisine, que ce soit à travers des produits, des surprises, des facteurs humains ou des circonstances. Mais pour les chefs, il s’agit d’être simplement et sereinement prêt à parer et contrôler les imprévus, grâce à l’inspiration et à un rigoureux savoir-faire, voire à les accueillir tranquillement, en jouer, en toute spontanéité. Guillaume Sanchez déclare:

«L’imprévu ne me stresse pas. J’ai une équipe créative qui arrive à rebondir. L’adrénaline de ce qui n’est pas contrôlé met du rythme dans un service».

Et Jean Sulpice, serein, explique:

«L’imprévu fait partie de notre métier. Si une cuisson est ratée, on recommence. Si une sauce tombe par terre, ce n’est pas grave, on recommence. S’il y a une tempête de neige et que la route est coupée, on s’adapte, on s’organise. On fait avec, on réagit vite».

L’important pour ces chefs, c’est que, quoiqu’il arrive, le client mange bien et reparte content de son moment au restaurant. Cuisiner, c’est un travail infiniment technique, mais aussi bien sûr humain, réalisé par des gens, pour des gens: par définition, rien ne peut être vraiment automatisé... Pour Franck Pinay-Rabaroust «le chef qui veut absolument tout contrôler va oublier l’émotion; oublier de transmettre l’essentiel, le sentiment, qui est imprévisible». Il y a un peu de place pour le hasard dans un restaurant, mais surtout un savant mélange entre technique et spontanéité, maîtrise et créativité. 

 

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