Culture

Dire que les «jeunes lisent moins qu'avant» n'a plus aucun sens à l'heure d'internet

Derrière cette affirmation se cache une nouvelle manière d’aborder, ou de repousser, la littérature, qui nous dépasse, nous autres les adultes.

<a href="https://www.flickr.com/photos/jaygalvin/15244245608">Girl reading </a> / Jay Galvin via Flickr <a href="https://creativecommons.org/licenses/by/2.0/">CC License By</a>
Girl reading / Jay Galvin via Flickr CC License By

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Dans le grand auditorium de la Bibliothèque François Mitterrand à Paris, une lycéenne prend la parole au milieu de plusieurs centaines de jeunes de son âge. Après avoir surmonté son trac, son rire nerveux, et les gentilles moqueries de ses camarades, elle arrive enfin à articuler la question qu’elle destine aux vedettes du jour: Nathalie Azoulai, Nicolas Fargues, Thomas Reverdy, Alain Mabanckou et Christine Angot. Ces auteurs, et neuf autres, sont en lice pour le Goncourt des lycéens, organisé depuis 1988 par le gouvernement et la FNAC –et dont Slate.fr est partenaire. Sans forcément chercher à convaincre leur jeune public de voter pour eux, les vedettes du monde littéraire sont surtout venues pour expliquer leur œuvre et rappeler l’importance de la lecture.

Les lycéens posent leurs questions aux auteurs nominés pour le prix Goncourt des lycéens, dans le grand auditorium de la BNF, le jeudi 8 octobre. Alfred Cromback/Picturetank

Et à en croire le nombre de questions posées et la longueur de la file d’attente au moment des dédicaces, on peut se dire que la rencontre connaît un vrai succès. Pourtant, si l’on parle avec les jeunes présents ce jour-là, on se rend compte que tout n’avait pas forcément bien commencé pour le Goncourt des lycéens. Un peu poussés par leur professeur de français, les élèves de seconde générale d’un lycée de Romorantin n’ont pas caché leur agacement au début. «Quatorze livres, ça fait beaucoup», lance Marie, 14 ans, qui comme ses camarades, devait tous les lire pour émettre un avis final. Avant que sa camarade Tania, 15 ans, avoue ne «pas lire du tout» et «préférer sortir avec les potes», comme bon nombre des jeunes de son âge. Même les élèves de Terminale L au lycée Bellevue du Mans, flattés d’avoir été choisis pour participer, ont d'abord été effrayés par la quantité de livres. «J’avais peur de tomber sur des livres trop adultes, ou qu’on ne nous prenne pas au sérieux… c’est le Goncourt quand même!», concède Corto, 17 ans.

Pourtant, tout le monde semble y avoir finalement trouvé son compte. Et pas seulement parce qu’ils échappaient à une journée de cours. 

Julie par exemple, âgée de 17 ans, était très heureuse qu’on lui donne «autre chose à lire que du John Green» auteur, entre autres, du roman pour ados Les étoiles contraires. Tania, qui n’a pas forcément aimé les livres ou le principe même du concours, y a aussi trouvé son compte grâce aux rencontres avec les auteurs, qu’elle a trouvés «intéressantes et enrichissantes».

Alain Mabanckou, auteur de Petit piment, en train de signer un autographe à la BNF, le jeudi 8 octobre 2015.  Alfred Cromback/Picturetank


 

Mais ces élèves, qui ne sont pas triés parmi les plus grands lecteurs ou les plus bibliophile de l'adolescence française, sont surtout représentatifs de ce qu'est le rapport de cette génération à la lecture.

Si l’on se contente des statistiques proposées par les instituts de sondage, le constat semble évident: les jeunes lisent moins qu’avant. En mars dernier, le Centre national du livre (CNL) publiait les résultats d’un sondage effectué auprès de 1.012 personnes, et on apprenait par exemple, chez les 15-24 ans, que seuls 12% d’entre eux estiment «lire beaucoup» et que seuls 40% le font uniquement pour le loisir. Enfin, ils sont 45% à avouer lire de moins en moins, souvent par manque de temps, ou parce qu’ils ont du mal à trouver des livres qui les intéressent.

Des chiffres qui masquent évidemment une autre réalité. Lorsqu’on parle avec «des jeunes» –catégorie dont je suis sorti, disons, il y a quelques mois–, on se rend compte que leur rapport à la lecture est beaucoup plus complexe et diversifié qu’on ne le croit et que tenter de proclamer une sorte de désamour profond entre les jeunes et la littérature est une grave erreur.

Du «Masque et la Plume» à Hunger Games, il n’y a qu’un pas

Les personnages sont jeunes, ils évoquent des choses qui nous parlent à nous

Loric, 15 ans, lecteur du Labyrinthe, roman adolescent récemment adapté au cinéma.

Rien que ce jour-là à la BNF, et malgré le sujet de cette rencontre, nous avons croisé des profils complètement différents. D’un côté, des littéraires purs et durs en passe d’obtenir un bac L, impliqués dans le monde de l’art et à l’aise pour parler de littérature. Un exemple: une fan de Laurent Gaudé (pourtant bête noire des derniers bacheliers) et de certains essais politiques; un autre aime lire de la poésie lui permettant de «ressentir des émotions qu’il n’y a pas dans le roman», et une dernière nous dira même écouter régulièrement «Le Masque et la Plume», mythique émission littéraire de France Inter qui vient de fêter ses soixante ans cette année.

Nous avons aussi croisé le profil inverse, à savoir des lycéens pour qui la lecture représente une contrainte plus qu’un plaisir. Plusieurs d’entre eux, tous fraîchement débarqués en seconde générale, nous ont répondu avec une moue dubitative quand on leur a demandé ce qu’ils pensaient du Goncourt des lycéens. Néanmoins, quand on leur demande individuellement ce qu’ils pensent des romans en général, on découvre que leur relation avec la littérature existe bel et bien. On retrouve évidemment des lecteurs de «young adult» comme Hunger Games ou Le Labyrinthe, deux bulldozers du genre, adaptés au cinéma. «Les personnages sont jeunes, ils évoquent des choses qui nous parlent à nous», explique Loric, 15 ans, qui préfère les livres aux adaptations.

Tania qui –on s'en souvient, n'aime a priori pas lire et préfère sortir «avec ses potes» a lu d’une traite tous les tomes de Cinquante nuances de Grey, le fameux roman érotique, soit plus de 1.600 pages tout de même. Si un roman veut son capter attention, il faut que «son titre et la quatrième couverture [lui] plaisent» et que cela parle d’amour, sinon elle ne l’ouvrira pas.

Un peu comme en musique, [les jeunes] connaissent les artistes d'aujourd'hui et ceux de l'époque de leurs parents

Stéphanie Jousselin, professeur et documentaliste dans un collège du Mans.

Cette diversité de profils n’a pas fini d’étonner Stéphanie Jousselin, professeur et documentaliste au lycée Bellevue du Mans venue avec ses élèves assister aux rencontres du prix. Au sein de son CDI, elle ne manque pas de faire quelques statistiques de fréquentation:

«Les jeunes lisent probablement moins de romans, c’est vrai. Mais, un peu comme en musique, ils connaissent les artistes d’aujourd’hui et ceux de l’époque de leurs parents. Ils lisent beaucoup plus de choses différentes, des textes fondateurs en philosophie parfois, beaucoup de BD pour adultes, la presse en ligne aussi, presque tous les jours.»

La diversité des supports et des contenus rédéfinit l’acte même de lecture

Pour Christelle Proisy, professeur de français à Romorantin, internet joue bien un rôle central dans l’évolution des habitudes de lecture, pour le pire comme pour le meilleur. «Il y a énormément d’objets qui peuvent fonctionner comme des divertissements, surtout sur leur téléphone qui leur permet d’accéder à internet, y compris en classe. Mais cet outil peut aussi être très intéressant, car ils y lisent des choses très différentes, que ce soit sur Twitter ou ailleurs». Il y a quelques mois, nous vous parlions par exemple du site d’auto-publication Wattpad, où des milliers d’adolescents viennent écrire des histoires, lire celles des autres, chapitre après chapitre. Avant ça, nous vous parlions aussi des Chroniques Facebook: des récits plus ou moins personnels, plus ou moins scénarisés, écrits sur le réseau social, et suivis par des milliers de jeunes lecteurs.

Et c’est là que se pose une question essentielle: comment, à l’heure d’internet du flux de mots qui défilent en permanence sur nos écrans, pouvons nous définir l’acte de lecture? S’agit-il de ne compter que la littérature «classique»? (Et, qu'est-ce qu'un classique: vous avez quatre heures). Ou faut-il aussi prendre en compte toutes les lectures parallèles que font les jeunes en permanence et qui sortent du cadre de l'enseignement littéraire? Avec l’évolution des technologies, dire que les jeunes lisent moins n’a plus aucun sens si l’on ne cherche pas à comprendre ce qu'ils font en dehors des lectures obligatoires des cours de français. Et est-ce que lire des textos, des tweets, des statuts Facebook, ne compte pas aussi comme de la lecture, surtout quand on sait à quel point sur certains réseaux, les statuts relèvent de la mise en scène, voire de l'auto-fiction involontaire...

Appliquer la concordance des temps, et des générations

Il faut leur expliquer que même le roman le plus classique [...] a la force de l'actualité

Alain Mabanckou, auteur de Petit piment.

Le cours de français justement, parlons en. Véritable purge pour un certain nombre d’élèves, il serait à l'origine de leur rejet de la littérature classique, jugée déconnectée du temps présent. En ce moment, les élèves de seconde du lycée de Romorantin ont du mal avec Le Père Goriot de Balzac. «Le langage est difficile à comprendre. Ça fait trois semaines qu'on est dessus, il faudrait qu’on varie un peu plus», lance Marie, 14 ans. «C'est vrai qu'il y a beaucoup de préjugés, et une certaine peur même, à propos de la littérature classique, notamment avec les descriptions dans les romans du XIXe siècle», ajoute sa professeur Christelle Proisy, qui reste néanmoins convaincue que des «choses miraculeuses peuvent se produire si on laisse les élèves s'exprimer».

Face à ce désamour qui semble se creuser entre les élèves et la littérature, Alain Mabanckou, l’un des auteurs en lice pour le Goncourt (également professeur de littérature aux Etats-Unis), nous a livré sa vision du problème. Dans les couloirs de la BNF, après une interview à rallonge avec le ministère de l’Education et juste avant d’aller attraper un train, il nous a expliqué que «le problème n’est pas le Père Goriot», mais bien l’orgueil de «nous autres les adultes qui pensons mieux savoir que les jeunes»:

«Comme nous, les jeunes lisent parce qu’ils ont besoin d’aller quelque part. Si vous écrivez des choses éloignées de leur préoccupations, comme tout lecteurs, ils vont fuir. Prendre en compte la réalité des jeunes est très important, même si l’histoire d'une œuvre se déroule dans le passé. Il faut montrer comment le roman balzacien répond à des questions actuelles, il faut leur expliquer que même la littérature la plus classique peut être datée à aujourd’hui et qu’elle a la force de l’actualité. Si on veut parler littérature avec les jeunes, comme quand on écrit, il faut appliquer la concordance des temps.»

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