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Le 5 octobre, la Nasa a mis en ligne des milliers de clichés des différentes missions Apollo. Le lendemain, Time demandait à l'artiste et éditrice photo Sanna Dullaway de coloriser la toute première image prise de l'espace. Pourquoi met-on en couleurs les anciennes photographies?
Esthétique et effet de réalisme
Avant de coloriser les photos, c'est au cinéma qu'on utilise cette technique. On ajoute d'abord des filtres verts, bleus ou parfois jaunes sur les pellicules pour une question d'esthétique. Le premier film à avoir ensuite été colorisé est La Danse Serpentine, des Frères lumières, montrant la chorégraphie de Loie Fuller, en 1896.
Les couleurs sont déposées au pinceau, à même la pellicule, image par image. A l'époque, des centaines de femmes, ces «petites mains», travaillent dans les ateliers de coloriages de films.
Aujourd'hui ce sont les archives que l'on colorise. «On a du mal à s'imaginer le monde "d'avant" en couleurs, et donc on peine à s'identifier» justifie par exemple Topito en préambule d'une liste d'archives colorisées. Il est aussi souvent admis que le noir et blanc met une distance avec le réel. Si le Time met en couleurs la première photographie de la terre, c'est donc pour que cette image se rapproche de ce que l'on voit, de la «planète bleue».
De l'amateurisme au business
Country store, 1937, Gordonton, Caroline du Nord, USA, par Dorothea Lange*. Format 1 negative : nitrate ; 4 x 5 inches ou plus petit. Courtesy of the Library of Congress, Farm Securities Administration / Dynamichrome
Il y a quelques années, tout un réseau d'amateurs s'est emparé de cette pratique, à l'image du groupe Colorized History. Des graphistes, des artistes et des amateurs d'Histoire s'amusent à coloriser à peu près toutes sortes de photographies, généralement des images de personnalités connues, comme Einstein ou Winston Churchill. Ils mettent en avant une ambition artistique et l'envie de démocratiser l'accès à l'Histoire.
Maquillage
«Si la photo est en noir et blanc par choix artistique alors il n'y a pas d'intérêt à la mettre en couleurs, poursuit Jordan Lloyd. Mais si la photo a été prise en noir et blanc parce que la couleur n'existait pas encore, s'il s'agit d'une question technique, alors nous pouvons travailler dessus.»
Or, selon Adrien Genoudet, chercheur et auteur de Dessiner l'histoire. Pour une histoire visuelle (Le Manuscrit, coll. Graphein, septembre 2015), ce choix sert d'abord des enjeux économiques et stratégiques. «Nous sommes dans un système éditorial, un choix et donc une manipulation du visible», précise-t-il. Et cela reviendrait à «maquiller» l'image, à créer une «illusion de réalité».
Ses propos rejoignent ceux du philosophe et historien Georges Didi-Huberman dans une tribune publiée dans Libération en 2009 au sujet de la série Apocalypse qui ravivait déjà le débat récurrent sur la colorisation des archives:
«C’est ajouter du visible sur du visible. C’est, donc, cacher quelque chose, comme tout produit de beauté, de la surface désormais modifiée. Ainsi rend-on invisibles les réels signes du temps sur le visage – ou les images – de l’histoire. Le mensonge ne consiste pas à avoir traité les images mais à prétendre qu’on nous offrait là un visage nu, véritable, de la guerre, quand c’est un visage maquillé, «bluffant», que l’on nous a servis».
On rend la chose plus belle, plus évidente mais on reproduit en réalité une nouvelle distance.
Adrien Genoudet chercheur en histoire visuelle
Distance
Selon Isabelle Clarke, réalisatrice d'Apocalypse, «le noir et blanc crée une sorte de distance. Maintenant, pour raconter l'histoire au plus grand nombre, il faut la rendre vivante. C'est que nous cherchons: raconter la vérité à travers ces images. Pour leur insuffler une nouvelle vie, et pour transmettre: il faut du son et il faut de la couleur. Nous en avons besoin pour s'approprier notre histoire». Or, il y aurait là un paradoxe: «l'image couleur permet de rendre la chose plus belle, plus évidente, affirme Adrien Genoudet, mais on reproduit en réalité une nouvelle distance».
«Souvent, l'image est sortie de son contexte: on ne connait ni l'opérateur, ni la raison de la prise de vue, ni le contexte éditorial de cette image.»
Jordan Lloyd, lui, affirme lutter contre ce «danger» en «gardant à côté de la photo colorisée, l'originale en noir et blanc ainsi que le crédit, la source et la légende».
«En quelque sorte on apporte un nouveau regard rafraîchi sur l'Histoire. En aucun cas notre travail n'est un substitut à l'Histoire. Nous n'étions pas là, on ne peut pas savoir avec précision les couleurs de la photo lorsqu'elle a été prise. Nous construisons une image qui montre à quoi cela aurait pu peut-être ressembler: c'est un ajout, rien de plus.»
Mais «celui qui décide que le pull était vert ce jour-là ajoute des couches d'incertitudes et donc instaure une distance», pense le chercheur en histoire visuelle. Ce débat en rejoint un second, celui de l'image comme preuve objective de la réalité. On a longtemps dit que la photographie enregistrait la vérité et montrait un fait tel qu'il s'était passé. Or une image est subjective dans sa création et dans sa réception.
De la même façon que la re-photographie, à laquelle Slate avait consacré un article l'année dernière, la colorisation illustre bien notre besoin de jouer avec le passé visuel. Et cette pratique en dit plus sur nous que sur l'Histoire elle-même.
Légende complète de l'image: Country store on dirt road. Sunday afternoon. Note the kerosene pump on the right and the gasoline pump on the left. Rough, unfinished timber posts have been used as supports for porch roof. Negro men are sitting on the porch. Brother of store owner stands in doorway. Gordonton, North Carolina