Sports

Le rugby s’est «footballisé», un peu, beaucoup, pas encore à la folie

Joueurs plus individualistes, dirigeants impatients, entraîneurs paranos: l'Ovalie goûte, par petites touches, aux dérives souvent associées au football, tout en tentant de s'abriter derrière ses célèbres «valeurs». Enquête.

REUTERS/Neil Hall.
REUTERS/Neil Hall.

Temps de lecture: 19 minutes

«Traiter le rugby comme le football.» C’est le slogan qu’avait choisi Canal Plus, il y a dix ans, pour promouvoir le Championnat de France, qui finirait par trouver sa formule avec le Top 14. Cette phrase en dit beaucoup sur la façon dont le jeu à XV est entré dans le siècle nouveau. Être traité comme le football par une télé payante, c’était la promesse d’une notoriété sans précédent pour un sport qui avait traversé le XXe siècle avec, pour seul trésor, la foi passionnée d’une frange restreinte d’initiés.

En s’inspirant du football, le rugby avait déjà créé la Coupe du monde, en 1987. La compétition connaît en ce moment une huitième édition prospère et passionnante, qui se déplacera pour la première fois en Asie en 2019, comme le foot l’avait fait en 2002. En France, le modèle économique du rugby est, dans les grandes lignes, le même que le sport le plus populaire du monde: produire un spectacle, le vendre le plus cher possible aux télévisions (355 millions de droits pour la période 2015-2019), créer des marques fortes pour faire venir les gens au stade et leur vendre prestations ou produits dérivés, puis construire les meilleures équipes possibles en attirant les meilleurs joueurs avec de bons contrats. Qu’importe si, dans les vestiaires, les rugbymen moquent les footballeurs et leurs chichis ridicules au moindre début d’impact. Qu’importe si ce lointain cousin est souvent regardé comme le miroir de ce qu’on ne veut surtout pas devenir. La réalité est limpide: le rugby s’est considérablement inspiré du football pour se faire une place de choix dans le grand cirque du sport-spectacle. Il a réussi.

L’a-t-il fait en restant lui-même? Ou s’est-il aussi «footballisé» dans ses moeurs? Le débat couve depuis quinze ans dans le microcosme du rugby, et une interview coup de poing de Pierre Berbizier dans L’Equipe Magazine en janvier 2001 («On a pris toutes les dérives du sport professionnel en très peu de temps»). Il est désormais plus brûlant que jamais puisque ce microcosme s’est élargi avec le temps. Comportements individualistes. Communication verrouillée. Jeunes joueurs coupés des réalités. Affaires louches avec des agents. Arbitres approchés en plein match de Coupe du monde comme le ferait un vulgaire Mourinho. Même les troisièmes mi-temps ne sont plus ce qu’elles étaient.

Amateurisme et «rugby-pécule»

Pour les grands blessés de ces évolutions, le rugby s’est fracassé contre le professionnalisme comme un joueur de cour de récré face à Sébastien Chabal. «C’est l’amateurisme pur et dur qui faisait la richesse cachée du rugby, nous dit Pierre Salviac, qui fut la voix du Tournoi entre 1983 et 2005. Qu’on ne parle plus des valeurs du rugby. Elles ont été trahies le jour où ce sport a quitté ses habits de sport sans obligation financière pour singer un système inadapté. Le rugby, avec son nombre de participants, exige des masses salariales déraisonnables. Les valeurs ont été tuées le jour où le rugby est devenu un métier, le jour où une défaite en passant a eu des incidences sur le porte-monnaie.»

«La force du rugby est longtemps venue de sa différence», constate Jacques Verdier, directeur du Midi Olympique, l’hebdomadaire spécialisé dans le rugby fondé en 1929. Il ajoute que celle-ci se dissout.

«Le rugby se tire une balle dans le pied à continuer à parler de ses fameuses valeurs et à estomper ses quelques spécificités. Elles tendront à disparaître s’il épouse le modèle du sport-business et du sport-Coca-Cola comme tant d’autres avant lui. Le rugby reste un spot à la marge. Il a un côté décalé-jobard qui se liquéfie.»

Le débat transcende largement le duel entre les anciens, qui regrettent le professionnalisme, et les modernes, qui l’acceptent. Le dialogue se situe plutôt entre ceux que la tendance inquiète et ceux qui voient cette «footballisation» avec optimisme. «Footballisation? Le terme me fait rire, s’amuse Robins Tchale-Watchou, joueur de Montpellier et président du syndicat des joueurs, Provale. C’est vrai sur certains aspects, mais sur le fond, il reste de vraies différences.» Voyons lesquelles.

Si le terme «footballisation» amuse, il ne fait pas forcément fuir. «Est-ce que c’est une insulte de dire que le rugby se footballise? Pour moi non, répond Mourad Boudjellal, le président du RC Toulon, double champion d’Europe et opposant déclaré à l’organisation du rugby pro en France. Il y a de plus en plus d’argent? La vraie question est de savoir qui doit en bénéficier: les joueurs ou les costumes-cravates? Pour moi, c’est clair, il doit revenir aux acteurs.»

Il y a de plus en plus d’argent? La vraie question est de savoir qui doit en bénéficier: les joueurs ou les costumes-cravates?

Mourad Boudjellal, président du RC Toulon

Payer les joueurs proprement et mieux que jamais fut la première conséquence du professionnalisme, ouvert le 27 août 1995 par l’International Rugby Board et installé en France le 24 juillet 1998 avec la création de la Ligue nationale de Rugby (LNR). «Se footballiser, ce n’est pas forcément péjoratif: le rugby a pris le bon côté du foot puisqu’il s’est structuré, il a créé un championnat attractif, et il paye désormais les joueurs, constate Benoît Pensivy, qui fut le directeur de la rédaction de Rugby Hebdo, éphémère «hebdomadaire du rugby pro» entre 2006 et 2007. On ne se rend plus compte de ce que le rugby était il y a vingt ans, à l’époque de l’amateurisme marron et des joueurs payés sous la table. Or, les choses ont été faites plutôt correctement. Le rugby a connu des mutations spectaculaires en très peu de temps, comme aucun autre sport. S’il se footballise, c’est que les intérêts augmentent, donc les tensions, donc les dérives. C’est incontestable mais c’est inévitable. Le rugby a toujours été un sport où les personnes venant de milieux très différents, connectés à la vraie vie. Il éduquait les gens. Et ça, c’est parti. C’est le mauvais côté de la "footballisation".»

Si un sport est avant tout constitué par les personnes qui le font, sur ce plan-là, le rugby a subi une vraie métamorphose. «Il y a certaines dérives chez les jeunes dans leur vision du sport, reconnaît Tchale-Watchou. Ils sont l’avenir du rugby, nous devons éviter que se développe chez eux cette vision d’un "rugby-pécule". C’est un peu comme avec une pelouse et le soleil. Au début, on remarque qu’il y a quelques brins qui jaunissent un peu. On se dit qu’il faudra l’arroser plus tard, que là ça va, qu’on a le temps de s’en occuper. Plus le temps passe, plus il y a de jaune. On repousse toujours l’arrosage mais à la fin il est trop tard, elle est totalement cramée et on ne peut pas la rattraper. Je ne pense pas être pessimiste en disant cela mais nous en sommes là.»

Jeunes coupés de la réalité

Les brins jaunes existent. Le milieu les a repérés. Il les craint, mais il leur fait une place, puisqu’ils aident parfois à gratter les ballons, à trouver de bonnes touches ou à passer des pénalités. «Les jeunes qui se coupent de la réalité très tôt, cela existe, confirme Pierre Rabadan, capitaine du Stade français champion de France en titre. Et c’est très simple à comprendre. Plus la base des pratiquants est large, et c’est le cas en France [438.144 licenciés, ndlr], plus l’entonnoir pour accéder au haut niveau est vertigineux. Cela fait beaucoup de casse morale et mentale parmi les jeunes. Quand ma génération est passée pro, être payé, c’était incroyable. Un joueur qui arrive en pro aujourd’hui a simplement atteint son but, avec tous les dangers que cela comporte: vouloir gagner beaucoup d’argent, vite, parfois au détriment d’intérêts sportifs. Je vois par exemple des joueurs qui veulent se soustraire à la relation avec les partenaires du club, parce qu’ils estiment que ce n’est pas leur job. Alors que c’est évidemment la base de leur travail, car s’il n’y avait pas de partenaires, ils ne seraient pas payés. Mais comme on ne leur a jamais expliqué, ils ne le comprennent pas.»

On a vu se multiplier les conseillers
en patrimoine,
en image,
en carrière… Bientôt, les gars
vont avoir
des conseillers
en serpillère.

Robins Tchale-Watchou, joueur de Montpellier et président du syndicat des joueurs, Provale

«S’ils ne sont pas bien entourés, des jeunes passent deux fois à la télé et se prennent pour des stars, confirme Tchale-Watchou. On a vu se multiplier les conseillers en patrimoine, en image, en carrière, tous ces parasites qui arrivent automatiquement avec l’argent… Bientôt, les gars vont avoir des conseillers en serpillère. A chaque fois que je discute avec des joueurs qui ont tous ces conseillers, je leur dis: "Ce n’est pas à quelqu’un d’autre de faire vos choix de vie et de carrière, c’est à vous de décider".»

«Les agents font leur boulot, relève Verdier. Ils n’arrivent pas masqués. C’est aux parents et aux autres personnes qui entourent les joueurs de ne pas être complices.» Comme dans le milieu du foot, le rugby a lancé la chasse au vrai conseiller, à ne pas confondre avec le pur opportuniste à la limite de la légalité. «Quand j’apprends aujourd'hui qu’un agent fait signer des gamins en leur promettant un iPad, c’est aberrant, abonde Tchale-Watchou. Des agents font signer de faux contrats d’équipementiers à des gamins, qui vont ensuite dans un magasin acheter trois paires de chaussures et pensent avoir signé un vrai truc.»

Le président de Provale estime que vingt ans est l’âge adéquat pour s’entourer d’un conseiller. «Mais tous les joueurs en ont un, certains dès seize ans, indique Verdier. C’est une démission gravissime. On sait très bien que seuls quelques-uns parviendront jusqu’au Top 14. Bien gagner sa vie dans le rugby est chose rare. Le pourcentage de ceux qui y parviendront est infinitésimal.» Jusqu’à la Fédérale 1, c’est-à-dire le troisième niveau du rugby national, où un joueur peut percevoir 2.000 à 3.000 euros mensuels, le marché que se répartissent les agents atteint les mille joueurs. Ils sont 286 JIFF (Jeunes issus des filières de formation) dans le Top 14, dont une soixantaine a le niveau pour évoluer en équipe de France.

Si les adolescents sont de plus en plus réceptifs aux beaux discours des conseillers, c’est que la vie en centre de formation fragilise leurs repères. «Comme dans tous les sports collectifs, les joueurs se déscolarisent et quittent parfois leur famille car on les forme de plus en plus jeunes», concède Pensivy. Le rugby sait que cette vie en vase clos a fait d’innombrables dégâts chez les footballeurs, parfois face caméra, comme dans le documentaire A la Clairefontaine, réalisé au début des années 2000. Généralisé, ce système signerait l’arrêt de mort du rugby tel qu’il a construit son prestige, voire sa légitimité: celle d’un sport de gentlemen à la ville et héroïques dans l’arène. «Le rugby reste le sport qui compte le plus de diplômés et d’ingénieurs, cela reste dans notre identité, nuance Robins Tchale-Watchou. Mais si ça change, ça va déteindre sur notre état d’esprit et sur notre jeu. Nos joueurs seront moins intelligents, donc notre jeu le sera moins aussi.»

Cette évolution est déjà bien entamée, selon Jacques Verdier.

«Le rugby s’enorgueillissait d’être un sport universitaire, qui formait des personnes ouvertes sur la société. Quand on voit des agents discuter avec des gosses de quatorze ans, des entraîneurs encourager des ados à lâcher les études pour éventuellement pouvoir en faire un jour un remplaçant ou un joueur de réserve, quand on enferme les jeunes dans leur sport avec un gros risque de casse, on peut parler de footballisation.»

Et ce n’est que le début. Si, ensuite, la carrière commence comme prévu, cela ne signifie pas forcément que le joueur s’inscrit dans le moule d’un sport façonné par une solidarité à la vie à la mort. Rabadan: «Avant, un joueur en échec se disait: "Il faut que je travaille plus, que je m’entraîne plus et que je fasse des efforts pour y arriver". Aujourd’hui, il dit: "L’entraîneur ne m’aime pas, il faut que je change de club". Bien sûr, cela existait avant, mais c’était moins généralisé.»

Les  joueurs du Stade Français, champions de France 2015. REUTERS/Benoît Tessier.

«Les joueurs se remettent de moins en moins en question, ce n’est jamais de leur faute quand ça ne va pas, confirme Jérôme Lollo, agent de joueurs. Aujourd’hui, ils demandent combien avant de demander comment. Un joueur m’a dit un jour: "Tu ne crois quand même pas que je vais me prostituer pour 10.000 euros par mois?". Je lui ai quand même demandé s’il se rendait compte qu’il était en train de parler de 10.000 euros. C’est presque le salaire annuel d’une personne au smic. Et ce n’était pas un jeune, c’était un joueur en fin de carrière. Chez les jeunes, ils sont nombreux à vouloir gagner beaucoup, sans trop rien faire. Cette attitude dépend beaucoup de leur environnement.»

Dans le rugby comme ailleurs, l’impulsion vient d’en haut. Si les joueurs ont changé, c’est aussi parce que les individus qui les dirigent n’ont pas les mêmes mobiles ni le même pedigree. «Plus il y a d’argent, plus les tentations sont grandes chez les dirigeants d’exploiter les joueurs comme des salariés auquel on demande un travail, puis que l’on jette si le travail est mal fait, indique Rabadan. Aujourd’hui, on ne créé plus d’histoire avec le club. Le joueur ne s’identifie plus aux couleurs qu’il défend. Je me suis dit parfois: "Putain ça a changé". Et j’en ai vu passer du monde, puisque je n’ai connu qu’un seul club.» Rabadan, jeune retraité de 35 ans, a quasiment tout connu avec le Stade français entre 1998 et 2015: cinq titres de champion de France, mais aussi des années de ventre mou et de graves problèmes financiers.

Alors le rugby, comme le football, a dû apprendre à faire la différence entre les joueurs étrangers venus participer à l’aventure et les mercenaires court-termistes, par l’odeur du cash alléchés.

«De plus en plus de joueurs sont de passage, reconnaît Rabadan. Les mecs savent qu’ils sont là pour un temps très court et ils ont parfois du mal à s’intégrer. Certains arrivent sans parler un mot de français et tiennent une conversation au bout de six mois. D’autres passent trois ans et sont incapables de dire autre chose que bonjour et merci. Ça se ressent sur le terrain. Le titre du Stade français, l’an dernier, vient de la pression que le groupe était capable de mettre sur les arrivants pour qu’ils jouent le jeu de l’intégration. On les chambrait quand ils n’apprenaient pas le français. Au besoin, on insistait: "Tu ne joues pas le jeu, ce n’est pas bien". Il faut du temps et du travail pour construire ça.»

Un avant et un après 2007

Les entraîneurs, eux, se sont carrément goinfrés de l’héritage du football professionnalisé. Ils pourraient former une équipe de football avec leurs staffs techniques, par ailleurs devenus hyper pointus. Et surtout, ils ont installé leurs équipes dans une logique de rétention d’information qui choque les rescapés des années 1980 et 1990. «Sur le plan de la communication, l’évolution est très nette, regrette Verdier. Avant, les joueurs avaient un ton libre, franc du collier, de l’humour, une façon de parler qui faisait partie de la spécificité du rugby. Il y a aujourd’hui une langue de bois qui donne l’impression, oui, que les rugbymen parlent comme des footballeurs. C’est comme si le rugby était en train de se rapetisser. Je ne demande pas d’avoir des intellectuels partout sur le terrain. Juste d’être en mesure de revoir des gens comme Galthié, Pelous, Ibanez, qui, il n’y a pas si longtemps, étaient capables de dire des choses fortes sur leur sport avec une certaine dialectique.»

Il y a un avant et un après 2007. Avant, il restait quelque chose des échanges de proximité, portes grandes ouvertes, qui ont longtemps caractérisé ce petit milieu. Depuis, l’Ovalie a calqué son mode opératoire sur celui du football: points-presses calibrés, rares, discours sans grand relief. Verdier toujours: «Chercher à nous faire croire que le professionnalisme a transformé les joueurs en benêts auxquels on prémâche ce qu’ils doivent dire, c’est navrant. Ce n’est pas le professionnalisme qui veut ça, c’est l’idée que ces gens s’en font et l’importance qu’ils veulent se donner. Chercher à faire croire qu’il y a des choses exceptionnelles à cacher, c’est un comportement de nouveau riche ridicule. Organiser des conférences de presse standardisées pour donner la parole officielle, oui, c’est une forme de footballisation, mais c’est surtout de la comédie.»

Avec la communication maîtrisée, les séances d’entraînement à huis-clos ont aussi fait leur apparition. Elles sont devenues la règle pour le XV de France et les clubs les plus importants comme Toulouse, Toulon, Clermont ou les équipes parisiennes. Ailleurs, on s’y met. Partout, elles suscitent l’incompréhension des localiers après des décennies d’échanges ouverts derrière la main courante. «Généraliser les huis-clos et la langue de bois comme s’il y avait des choses terribles à cacher, c’est de l’abus de pouvoir de la part des entraîneurs, tranche Verdier. On programme le manque de personnalité et de maturité des joueurs. S’il y avait une centaine de journalistes comme à Madrid ou à Barcelone dans le football, je pourrais concevoir que les dirigeants cherchent à protéger les joueurs de la surexposition. En l’état, le rugby joue la comédie du grand sport international alors qu’il est toujours un petit milieu.»

«Moi, je pardonne aux entraîneurs, nuance Benoît Pensivy. Un entraîneur, où qu’il soit, même dans une petite équipe de volley, il est dans son truc. Il court après la meilleure performance possible. On ne peut pas demander à l’entraîneur de Toulouse ou de Clermont de prendre du recul sur ce qui est bon pour l’avenir du rugby à cinq ou dix ans. Il ferme tout car il veut que rien ne filtre. C’est un jeu très stratégique, avec beaucoup de combinaisons et il crée une forme de paranoïa. Ce problème, c’est le problème de la Ligue. Aujourd’hui elle impose deux ou trois trucs, mais ce n’est pas assez.»

Ce nouveau rapport de force peut d’ailleurs être contre-productif, selon Pierre Rabadan. La proximité avait du bon. Quand elle frôlait la connivence de l’entre-soi, tout pouvait bien être ouvert. «Avant quand tu étais en tournée, tu étais sûr que ce qui se passait en tournée restait en tournée, même s’il y avait des journalistes avec nous au quotidien. Ce qui devait être écrit était écrit, le reste était off. Les mecs qui se prenaient des caisses et les petits accrochages entre des joueurs ne sortaient pas. Et deux mois après, quand un joueur se blessait, on ne faisait pas le rapprochement avec le nombre de soirées arrosées.»

L’affaire Bastareaud a été un tournant sur ce plan. En juin 2009, l’ailier, alors au Stade français, avait prétendu avoir été agressé à Wellington par des Néo-Zélandais, avant de nier et d’affirmer être tombé sur sa table de nuit. Cette version est aujourd’hui tenue comme fantaisiste. Le joueur était rentré de soirée avec deux partenaires et deux jeunes femmes, comme l’ont établi les caméras de surveillance. La suite, face à la communication maladroitement verrouillée du XV de France, avait suscité moult fantasmes et une forte dépression du joueur. «Je jouais avec lui quand c’est arrivé, je n’ai jamais su le fin mot de l’histoire, assure Rabadan. On s’est occupé de lui avec Mathieu Blin. C’était un gamin. Il était perdu. L’équipe de France avait manifesté de grosses carences.»

Après dix-sept ans de déferlante médiatique, le rugby pro commence à peine à se poser concrètement la question: et s’il était allé trop loin dans la gestion de ses petits secrets, qui est aussi la rétention de ses grandes histoires? «Les gens du rugby sont lucides: leur sport a perdu quelque chose, poursuit Pensivy. Ils sont capables de l’entendre, pas encore de changer les choses. Aujourd’hui, on ne montre plus assez les hommes qui font ce sport, ce qui se passe dans leur tête, leurs réflexes de combattants. Pourtant, ils sont intacts. La spécificité du rugby ne disparaît pas dans les faits mais dans ce que le sport communique sur lui.»

Si le rugby met un zèle particulier à ne pas freiner sa transformation vers un sport pro totalement sous contrôle, c’est aussi parce qu’il sait qu’il n’aura jamais la dimension du football. «Bien sûr, il y a de plus en plus d’argent, mais les salaires, il faut les diviser par dix», relève Pensivy. Le chiffre est difficilement vérifiable, mais il est vraisemblable si on compare les hauts salaires internationaux. A l’échelle nationale (L1 et Top 14), elle va du simple au quadruple. «A aucun moment, les droits télé du rugby ne seront multipliés par dix, ajoute Boris Helleu, maître de conférence en management du sport à l’Université de Caen. Un comportement collectif de type "Maintenant, on va se gaver" n’est pas envisageable dans le rugby. Et la régulation de la LNR impose un contrôle de la masse salariale.»

«Le rugby, c’est le terroir et le bon sens paysan»

Le rugby sait surtout que son pouvoir d’attraction repose encore sur son image de discipline anti-football. Elle constitue son principal trésor, selon Helleu:

«La grille de lecture des annonceurs est très claire: le rugby, c’est la force, la solidarité, la bonne entente. Le rugby, c’est le terroir et le bon sens paysan. C’est rassurant. La grande chance des sports comme le rugby, le basket ou le handball est de fonctionner par contraste avec le football. On se raccroche à ces clichés de sports-valeurs même quand, finalement, on assiste aux mêmes formes de désagrément.

 

Quand les rugbymen fêtent leurs victoires, il y a parfois des comportements qui dépassent la grivoiserie et pour lesquels les footballeurs seraient mis au pilori. Quand les handballeurs cassent le plateau de L’Equipe TV ou sont impliqués dans une histoire de paris suspects, la foudre qui tomberait sur les footballeurs ne s’abat pas sur eux. Les valeurs d’antan, tout cela n’existe plus vraiment, mais on en parle tellement que ça existe par effet de conviction. Il y une part de mythologie. C’est la prophétie auto-réalisatrice. Mais ça va se fissurer, c’est instable et on va s’en rendre compte.»

Quand? «Tout basculera, poursuit Helleu, quand on commencera à reprocher aux joueurs leurs attitudes ou comportements, quand la moralité perçue sera décriée par le grand public. Il y a de la marge.» L’actualité lui donne raison. Les haies d’honneur en prime-time de la Coupe du monde dessinent toujours un contraste saisissant avec les affaires de type Lyon-Marseille-Valbuena-Labrune-Aulas qui ont pollué le week-end de l’ouverture du Mondial de rugby. Sur ce plan, le gouffre reste abyssal entre les deux disciplines, même si le XV a un talent supérieur pour ne pas attiser la curiosité sur ses zones d’ombre ou transformer ses accès de violence en gauloiseries folkloriques.

Le rugby restera toujours le rugby, c’est la grande idée à laquelle se raccroche le milieu. «Ce qui sauve le rugby d’une dérive comparable au foot sur le comportement des joueurs, ce sont les règles, affirme Pensivy, qui vient de signer un documentaire remarqué sur Jonah Lomu. Ces règles font que le rugby est un sport de combat, le seul sport de combat collectif. La réalité, c’est que le rugby est un sport très, très, très dur. Un sport où on a peur. Un sport où on se fait mal. Un sport où on peut prendre dix mecs lancés dans la gueule, où il faut aller plaquer un baraqué qui arrive à toute vitesse, et plusieurs fois. Et face à cette trouille, le joueur ne peut pas se détacher de son équipe. Il a besoin d’elle. Elle seule peut le protéger. C’est un effet énorme.»

«Je n’espère pas que le rugby évolue vers plus d’individualisme, enchaîne Max Guazzini, vice-président de la Ligue et grand accélérateur de la visibilité du rugby au cours de sa présidence du Stade français (1992-2011). Ce que je sais, c’est qu’au rugby, si on n’est pas une vraie équipe, si on n’a pas un vécu commun, si les joueurs ne sont pas bien ensemble, s’ils ne s’aiment pas, c’est difficile de gagner, quel que soit l’argent qui tombe sur la tête.  Je me souviens avoir signé une feuille de mutation de Thomas Lombard sur le capot de ma voiture. S’il s’agit de dire que cette époque est révolue, cette époque où le physique des joueurs aurait rendu impossible les Dieux du stade, oui, c’est exact. Mais sur le terrain, on ne peut toujours pas être individualiste. Si on l’est, c’est tout de suite n’importe quoi. Les coffres à ballon, comme on dit, se plombent eux-mêmes et très rapidement.»

Tout frais journaliste à la rubrique rugby de L’Equipe après une carrière de quinze ans à France Football, Laurent Campistron affirme qu’un net effet de contraste existe encore entre les deux milieux. «Je pouvais m’attendre à ce que les acteurs soient plus disponibles, mais pas à ce point, affirme-t-il. Pour parler à un joueur de football important aujourd’hui, il faut deux ou trois niveaux d’accord: l’attaché de presse du club et l’agent au minimum, sauf si c’est un joueur que tu as vu grandir et avec qui tu as un contact personnel. En rugby, c’est simple: les gens te donnent leur numéro, ils répondent si tu appelles, et ils rappellent si tu laisses un message. Même les internationaux. Les jeunes sont plus renfermés, mais on peut quand même leur parler et, parfois, attraper quelques phrases sur le parking.»

«Le vrai risque, c’est la football-américanisation du rugby»

«Le vrai risque, pour le rugby, ne me semble pas relever des comportement de stars et d’une "footballisation", enchaîne Pensivy. Le vrai risque, il est sur la santé et le physique. Le vrai risque, c’est la football-américanisation du rugby. C’est un sport très dur physiquement et cela n’a jamais été aussi peu dit. S’il y a de l’argent, il faut éviter ces situations où, pour un dernier bon contrat qui mettrait sa famille à l’abri, un bon joueur serait tenté de franchir le pas.» Le sujet hérisse le milieu du rugby, secoué par le livre enquête Rugby à charges de Pierre Ballester en début d’année.


 

«Les joueurs sont de plus en plus costauds, de plus en plus affûtés, et ils arrivent de plus en plus jeunes avec une vraie culture autour de la musculation, relève Rabadan. A mon époque, cela n’existait pas. Maintenant, c’est à la limite s’ils ne font de la musculation pour enchaîner sur le rugby une fois qu’ils seront assez costauds. C’est effectivement un rapport différent au corps et à la préparation physique. Il y a évidemment un danger de dopage, comme dans tous les sports. Je me souviens m’être battu pendant deux ans pour qu’on ait des compléments alimentaires fournis par le club pour éviter que les mecs achètent des trucs de leur côté. Un jour, un mec va se faire épingler, soit parce qu’il aura voulu se doper, soit parce qu’il aura commandé un truc sur Internet. C’est un des aspects du rugby qu’il faut encadrer le plus possible. Plus tu encadres, plus tu informes le joueur quand il est jeune, et moins tu as de risques de le voir dévier.»

«C’est bien pour cela que nous mettons des choses en place auprès des jeunes», indique Tchale-Watchou. Etudes, dopage, respect du collectif, vue à long terme: les équipes de Provale et d’Agence XV, spécialisée dans la reconversion des joueurs de rugby, labourent les clubs plusieurs fois par saison «pour que le rugby ne prenne pas les travers de la société et qu’il conserve son esprit fête de village».

«Je connais des joueurs qui gagnent 15.000 euros par mois, et qui n’ont pas un centime de côté à la fin de leur carrière, s’inquiète Lollo. C’est un peu de la footballisation. Quelques joueurs, une minorité, pensent qu’ils n’auront pas besoin de travailler après le rugby. Mais dans dix ans, il est possible qu’ils soient beaucoup plus nombreux.»

Premier défenseur des droits des joueurs à l’ère du rugby du XXIe siècle, Robins Tchale-Watchou caresse les puristes dans le sens du poil: «Le rugby, c’est les saucisses qui grillent, la musique et les gamins qui courent avec la balle.» Il sait que le monde de l’Ovalie est passé à quelque chose de plus structuré depuis bien longtemps. Un milieu polarisé autour d’une forte culture du résultat, qui grignote petit à petit l’espace vital de ses fameuses «valeurs» devenues produit d’appel plutôt que ciment ultime entre les hommes. Mais le ballon ovale, malgré sa géométrie capricieuse, pense avoir encore la maîtrise de son destin. «Le rugby, c’est grosso modo comme le foot il y a vingt ans, compare Campistron. Peut-être que dans dix ou quinze ans, je répondrai autre chose à tes questions.»

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