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La pire crise humanitaire au monde vue depuis mon fil Twitter

A priori, il n’y a aucune raison pour que je m’intéresse au Yémen. Je n’y suis jamais allée, je n’ai aucune attache avec ce pays, je n’y connais personne et je ne parle pas la langue. Sauf que voilà, Internet est passé par là.

Des enfants yémenites dans un camp près de la ville de Taez, le 11 janvier 2017Ahmad AL-BASHA / AFP
Des enfants yémenites dans un camp près de la ville de Taez, le 11 janvier 2017Ahmad AL-BASHA / AFP

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En octobre 2015, j’écrivais cet article sur la manière dont j’assistais à la guerre au Yémen via mon fil Twitter. Une énième guerre que je percevais à travers un écran, mais sans journaliste.

Depuis, Twitter m’a permis d’assister à autre chose: le développement de la famine. Les photos qui circulent ne sont plus celles d’enfants morts dans des bombardements mais des images de corps de petits enfants qui semblent desséchés, momifiés, dont la vie s’est concentrée dans leurs yeux qui regardent l’objectif. Ces images insoutenables circulent peu. Comment retweeter cette souffrance?

En octobre 2015, les ONG prévenaient d’un risque de catastrophe humanitaire. Nous y sommes. Ils y sont. Action contre la faim annonce que 462.000 enfants de moins de cinq ans sont en danger de mort immédiat, autrement dit qu’ils peuvent mourir à tout moment de faim. Certaines familles doivent choisir lesquels de leurs enfants ils vont essayer de sauver de la famine. Le secrétaire adjoint aux affaires humanitaires de l’ONU vient de confirmer que «le Yémen est le théâtre de la pire crise humanitaire au monde».

Toujours d’après l’ONU, si on cumule Yémen, Soudan du Sud, Somalie et Nigeria, nous sommes face à la pire crise humanitaire depuis la fin de la Seconde Guerre mondiale.

Comment un printemps arabe a-t-il pu finir dans cette horreur sans fin?

Ce qui a également changé depuis mon article, c’est la Syrie. La mobilisation internationale en faveur de la Syrie a été une immense douleur pour les Yéménites que je lis sur Internet. Pourquoi une partie du monde s’inquiétait du sort des enfants syriens et se contrefoutait des enfants yéménites? Pourquoi la vie des uns valait plus que celle des autres?

Pour le reste, deux ans après le début de la guerre, mon article reste malheureusement d’actualité –à part que le couple qui planifiait son mariage, s’est effectivement marié.

***

La veille d'infos que j’ai élaborée sur mon fil Twitter inclut, hasard des clics et intérêt pour le monde au-delà de l’Europe, plusieurs Yéménites. Le soir, quand j’ai fini de dîner, je sors devant ma porte pour fumer une clope sans polluer l’appart. Et comme je n’ai rien d’autre à faire, je regarde Twitter. Et tous les soirs, depuis plusieurs semaines, je vois passer des tweets me racontant minute par minute les raids aériens au-dessus du Yémen.  


Comme beaucoup de Yéménites en ce moment, je ne sais pas ce qui nous attend. Pas de sommeil tant que nous entendons le bruit de la mort qui rôde.

2h15 Une autre nuit sans sommeil pour les Yéménites. Après les frappes aériennes et les explosions, voilà les drones… Je peux les entendre très distinctement. 

Moi je suis dans ma banlieue parisienne, au calme, et au même moment, je lis des lives-tweets d’explosions. Certains postent même les fichiers audio des bombardements.

Cette guerre tient dans ma poche, elle m’accompagne dans mes journées.

Encore. On entend des explosions massives en ce moment partout au-dessus de Sanaa, pendant que les chasseurs saoudiens continuent de voler à basse altitude.

Vous me direz, ça ne change pas grand chose. Je n’ai jamais connu la guerre autrement que par écran interposé. La première dont je me souvienne c’était la guerre du Golfe en 1990. A l’époque, la guerre c’était à la télé, des images vertes d’explosion commentées par un journaliste puis des vidéos officielles de soldats américains hyper baraqués qui débarquaient sur du sable. Les conflits suivants, comme la guerre en Bosnie-Herzégovine, se résumaient à des reportages auxquels je ne comprenais rien, où l’on voyait des femmes qui pleuraient et criaient pendant quelques secondes puis le journaliste reprenait la parole.

Mais ma perception de la guerre au Yémen est à l’inverse exact de tout cela. Aucune image dans les médias. Pas de parole officielle. Pas de journaliste embarqué. Pas de cartographie. Pas de chiffre. Pas de soldat. Pas de politique. Seulement des tweets.

Je parlais avec Hana de l’organisation de notre mariage et les avions de guerre sont venus nous rappeler «non, maintenant vous avez une guerre».

Je ne regarde pas la guerre sur Internet. Ce que j’y vois n’a rien à voir avec les représentations habituelles des conflits armés. Ce sont juste des appels à l’aide. Des tweets de peur.

A nouveau. Les chasseurs de l’Arabie Saoudite montent dans le ciel de la capitale Sanaa. Pouvez-vous dire aux Saoudiens et à leurs alliés que les Yéménites sont des êtres humains?

Je lis la peur des gens. Ils me l’écrivent

Je lis la peur des gens. Ils me l’écrivent. Ils me l’écrivent à moi, à nous, parce que s’ils tweetent c’est précisément à notre destination, habitants du monde occidental. Ils nous prennent à partie. Ils multiplient les hashtags #SOSYemen, #Yemen, #Peace4Yemen, #SaveYemen. Et cela recommence chaque soir.

Je regarde cette guerre, sans explication de spécialiste ni mise en perspective. Internet à l’épreuve du réel. Le réseau permet une combinaison inédite d’éléments: l’accès à la parole directe des habitants en temps réel. Ce n’est pas un journaliste qui m’explique un conflit, les témoignages ne sont pas montés –même si, bien sûr, il y a un prisme considérable puisque je ne lis que des Yéménites qui tweetent en anglais.

Les lendemains de bombardements, circulent des photos prises avec des téléphones portables de cadavres d’enfants, d’entassement de macchabés, de jambes sans corps, de visages de bambins défigurés. Des photos insoutenables, et je vous assure que je pèse mes mots, accompagnées de messages espérant que cela éveillera les consciences de l’opinion internationale. Mais force est de constater que dans les infos, je ne retrouve rien de la douleur que je vois sur le net. Cette guerre ne semble exister que sur mon fil Twitter. Ces gens écrivent dans le vide. Rarement un tweet aura autant ressemblé à une bouteille à la mer.

Il est 3h35 les chasseurs continuent de roder dans le ciel. Hey le Monde, s’il te plait souviens-toi de ce tweet. Je tweete pendant une attaque et des bombardements massifs.

Un merdier sans nom

Comment résumer la situation de façon intelligible alors qu’en vrai, c’est un gros bordel? Le pays est traversé par toutes les scissions imaginables: Nord/ Sud (pendant la guerre froide, le pays était divisé en deux entités bien distinctes), sunnites/chiites, Etat Islamique/Al-Quaïda (Aqpa). 

Je regrette le Twitter de 2011, c’était nous, les voix des civils, contre le régime, maintenant c’est le bordel: chiite et sunnite, Arabie Saoudite et Iran, Nord et Sud. Guerre ou guerre.

En 2011, c’est la révolution yéménite. Comme dans les autres printemps arabes, les manifestants réclament un régime plus démocratique. Ils obtiennent le départ du chef de l’état qui régnait depuis 32 ans, mais s’ensuit une guerre civile qui déchire le pays.

La guerre actuelle oppose, d'un côté, les Houthis (zaïdites) soutenus par l’Iran chiite, le Hezbollah et de loin la Russie, à, de l'autre, la coalition arabe (sunnite) menée par l’Arabie Saoudite, les Emirats Arabes Unis et le Qatar. Cette coalition bénéficie de l’aide logistique des Etats-Unis et de la Grande-Bretagne, aide qui consiste notamment à des survols par des drones pour cibler où lancer les bombes.

Chaque pays et chaque faction cherchant à étendre son influence, l’ensemble finit par ressembler à un House of Cards à échelle internationale. Et comme dans la série, impossible de désigner des méchants et des gentils.

Le Secrétaire général des Nations-Unies, Ban Ki-moon, a résumé: «Toutes les parties font preuve de mépris pour la vie humaine – mais les plus grosses pertes sont causées par les bombardements» –comprendre par l’Arabie Saoudite dont l'autre volet militaire consiste en un blocus maritime qui rend l'approvisionnement en nourriture très difficile. L'UNICEF estime que 1,2 millions d'enfants de moins de cinq ans souffriront de malnutrition cette année au Yémen. Ce qu'on peut qualifier de catastrophe humanitaire.  

Amnesty International fait le même constat que l'ONU:

«Toutes les parties impliquées dans le conflit ont montré un mépris flagrant pour la vie des civils et les principes fondamentaux du droit humanitaire». 

Et les tweetos yéménites que je suis ne disent pas autre chose:

Les Houthis ont commis et commettent encore des crimes de guerre mais cela ne donne pas aux Saoudiens le feu vert pour commettre des crimes de guerre encore pire au nom de la légitimité!

 

Nous sommes contre ce qui tue ou fait couler le sang, contre les extrémismes religieux, contre l’agression par l’Arabie Saoudite et contre les Houthis.

Si le Yémen n’occupe aucune place dans nos infos, c’est en partie parce qu’apparemment la France n’y est pas mêlée. Elle n'intervient pas directement sur place. Mais la neutralité dans la région n’existe pas. Ne pas s’en mêler, c’est déjà prendre position. Ce silence officiel est d’autant plus étonnant que le Yémen s’est récemment invité dans l’histoire de France. Avant le massacre de Charlie Hebdo, c’est là-bas que les frères Kouachi étaient allés se former au maniement des armes.

Le Yémen semble être un angle mort dans l’information

Personne n’a vraiment d’explication sur ce silence. Le Yémen semble être un angle mort dans l’information. Il est vrai que les journalistes se heurtent à plusieurs problèmes. Notons déjà à quel point il est dangereux de se rendre au Yémen. Nos ambassades sur place sont fermées. Les risques d’enlèvement sont très élevés et, comme le dit le site du ministère des affaires étrangères, les Français sont particulièrement ciblés.

Mais la principale difficulté, c’est l’obtention d’un visa. Ils ne sont plus accordés. J’en profite pour saluer trois confrères : Julien Fouchet et Sylvain Lepetit ont réussi à filmer sur place pendant cinq jours, et Guillaume Binet photographe reporter qui, au moment où j’écris, est en reportage sur place, lui aussi pour quelques jours. Impossible de rester plus d'une semaine.  

Guillaume Binet a réussi à partir grâce à Médecins Sans Frontière; il m'a dit:

«Je pars avec le soutien de MSF. Pas pour mais avec. Les visas étaient quasiment impossibles à avoir. C’est très dangereux des deux côtés.»

Or comment traiter une guerre sans avoir un correspondant sur place en permanence? Comment vérifier les faits? Chaque tweet annonçant un bombardement est invérifiable, chaque photo de cadavres d’enfant pourrait avoir été prise ailleurs. Si d’un point de vue macrostructurel, leur nombre dit bien la vérité, individuellement ces témoignages ne sont pas des informations.  

Quant aux journalistes yéménites, nombre d’entre eux sont emprisonnés ou assassinés. Les autres tentent de continuer à travailler mais il ne faut pas oublier l’état d’urgence humanitaire du pays, plus de 80% de la population dépend de l’aide humanitaire. La pénurie est totale. Les Yéménites passent leurs journées à chercher de l’eau et de la nourriture. Une situation qui concerne également les journalistes locaux. Pour nos médias, il reste donc à relayer les informations officielles et c’est comme ça qu’on se retrouve avec ce genre d’articles.

On a libéré des otages mais:

  • on ne sait pas qui ils sont
  • on ne sait pas pourquoi ils étaient détenus
  • on ne sait pas exactement depuis quand
  • on ne sait pas contre quoi ils ont été libérés. 

Une absurdité journalistique qui ne risque pas d'intéresser l'opinion publique.

Contradictions

C’est la première fois en 10 ans de missions que je suis plongé dans un tel climat de violence

Thierry Goffeau, coordinateur de projet MSF au Yémen

Les sources dites officielles se contredisent, chaque camp accusant l’autre de mentir. Une information dénonçant les violences meurtrières de l’un des deux camps sert évidemment à l’autre. Comment trancher? Au final, les sources les plus fiables restent les ONG. Ainsi, en août dernier, Thierry Goffeau, coordinateur de projet à MSF de retour du Yémen, a tenu à témoigner lors d’une conférence de presse:

«C’est la première fois en 10 ans de missions que je suis plongé dans un tel climat de violence. Même à Gaza, en Côté d’Ivoire, en Somalie ou en Centrafrique, je n’ai jamais vu pareille situation où le conflit ne s’arrête jamais. Les trêves ne sont jamais respectées plus de deux heures. Les équipes de MSF travaillent jour et nuit, elles sont exténuées»

The Red Wedding

La semaine écoulée a été exemplaire.

Tout commence lundi matin. On apprend que des tentes d’une cérémonie de mariage auraient été bombardées par la coalition menée par l’Arabie Saoudite faisant une trentaine de morts, majoritairement des femmes et des enfants qui étaient réunis sous la tente la plus violemment touchée.

Reuters réussit à contacter un habitant sur place qui confirme l’attaque aérienne. C’était le mariage d’un homme proche des Houthis, et il semble qu’il n’y avait aucune cible militaire à proximité. Premier problème: le porte-parole de la coalition dément aussitôt et affirme qu’aucune opération n’a été menée dans cette zone depuis trois jours. Il dit que ce sont des informations «totalement mensongères.»

Pendant ce temps, des images des cadavres commencent à circuler sur internet. Elles sont impossibles à vérifier. Mais le lendemain, nouvelle dépêche, le nombre de victimes monte à 80. En fin de journée, on nous annonce 135 morts, dont au moins 80 femmes et de nombreux enfants. Reuters et Associated Press ont réussi à trouver des sources parmi le personnel médical qui a récupéré les victimes à l’hôpital. Comme le précise le New York Times «ils ont parlé sous couvert d’anonymat parce qu’ils n'étaient pas autorisés à parler aux journalistes».

Les médias qui relayent l’information sont obligés de mettre du conditionnel, ce qui donne sur le site de RFI une dépêche titrée «Un bombardement de la coalition conduite par l’Arabie Saoudite au Yémen pourrait avoir tué 130 personnes selon l’ONU».

L’ONU finit par confirmer l’information et Ban Ki-moon de préciser qu’une telle agression contre des civils devrait faire l’objet d’une enquête. Les Pays-Bas décident de déposer un projet de résolution au conseil des droits de l'homme de l’ONU (oui, celui-là même qui a nommé l'Arabie Saoudite à la tête d'une commission) pour qu’une enquête indépendante soit menée sur les violations des droits de l’homme au Yémen. Pour de nombreux Yéménites et membres des ONG, c’est l’espoir que l’ONU va enfin s’occuper du Yémen.   

Mais, rebondissement à la House of Cards, le mercredi, l'Arabie Saoudite propose une contre résolution. Vendredi matin, une résolution bâtarde est adoptée. Sur le point le plus important, l’indépendance de l’enquête, c’est l’Arabie Saoudite qui l’emporte. L’enquête restera nationale. Pour vous traduire: on trouve que c’est vachement mieux que les Saoudiens enquêtent eux-mêmes sur les carnages qu’ils ont commis. L’ONU ne fournira qu’une aide «technique».

L’ambassadeur saoudien a d’ailleurs commencé son speech en remerciant la Grande-Bretagne, les Etats-Unis et la France. Quand j’ai demandé la position officielle de la France, les sources diplomatiques autorisées m’ont répondu dans un bel exemple de langue en béton « La France se tient aux côtés de ses partenaires de la région pour restaurer la stabilité et l’unité du Yémen. » Comprendre on soutient la coalition menée par l'Arabie Saoudite. Même si on n'a jamais fait la preuve que bombarder et affamer une population soit le meilleur moyen de restaurer l’unité et la stabilité d’un pays mais je ne suis pas diplomate. 

Les pays occidentaux suivent l’Arabie Saoudite pour une autre résolution imparfaite sur le Yémen. La politique avant les victimes. (Philippe Dam est membre de Human Rights Watch.)

Il y a toujours eu des guerres oubliées dans l’histoire. Et puis, soyons francs, les Yéménites ne fuient pas encore leur pays pour rejoindre l’Europe, alors bon… Ca peut attendre. La différence, c’est qu’avec Internet, ces oubliés nous parlent, ils nous interpellent, ils espèrent –comme cette femme qui dessine sur les nuages d’explosion pour «répandre l’esprit de l’amour, de la tolérance et de la fraternité entre le peuple du Yémen» (d’après sa page Facebook d’où sont tirés ces dessins mais les logiciels de traduction ayant leurs limites, je ne sais pas si elle appartient à l'un des multiples camps qui s'affrontent sur place). 

 

Paul Nizan, à son arrivée à Aden au Yémen, dans Aden Arabie, 1931:

«Et voici ce lieu si beau qu’il fait mourir.»

Thierry Goffeau, coordinateur de MSF, août 2015.

«Aden est complètement détruite, c’est un dépotoir à ciel ouvert.»

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