Boire & manger / Société

À Lausanne, l'excellence de la gastronomie française ne laisse pas neutre

Dans la haute cuisine, tout est transmission et quête du produit.

Lagopède aux baies sauvages au restaurant de l'hôtel-de-ville à Crissier
Lagopède aux baies sauvages au restaurant de l'hôtel-de-ville à Crissier

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La Suisse compte 117 restaurants étoilés, un record rapporté à une population de 8 millions de citoyens. Le pays de Calvin est partagé entre la tradition française, les références à la «cucina italiana» et les spécialités allemandes, reflet de ses régions géographiques. À Davos, on ne mange pas comme à Genève. À Lausanne et dans les environs, deux tables tirent particulièrement leur épingle du jeu: le restaurant de l’hôtel-de-ville à Crissier et Le Beau-Rivage Palace à Ouchy. Dégustation.

1.Le restaurant de l'hôtel-de-villeUne dynastie à la française

À Crissier, un village de 7.200 habitants dans la périphérie lausannoise, le chef français Benoît Violier, formé par Joël Robuchon, élève de Frédy Girardet et de Philippe Rochat, six étoiles à eux deux, a succédé à ces deux maîtres à cuire et à penser: trois étoiles depuis 2013. Quelle harmonie dans le passage de relais!

Dans les années 1980-1990, le quadra Frédy Girardet, cuisinier autodidacte saisi, ébloui par le style pur, proche du produit, des Troisgros à Roanne, a mis au point un ensemble de plats très franco-français: le rognon de veau Bolo, le caneton sauce au Brouilly, le soufflé aux fruits de la passion qui ont fait de ce personnage taciturne, jamais satisfait, concentré sur ses plats de rêve, le maestro suprême, le premier chef suisse à décrocher la troisième étoile au Michelin –c’était le premier guide rouge d’Helvétie, et il avait vu juste, comme pour Robuchon à Paris en 1984.

Ce gaillard ombrageux, vénéré par ses sous-chefs et ses commis, s’était installé en 1965 à la suite de son père Benjamin dans les salles fort ordinaires de l’hôtel-de-ville de Crissier que le syndic (le maire) avait vendu à cette famille d’aubergistes sérieux et très soucieux de nourrir au mieux les gens des environs et de Lausanne. Les débuts furent difficiles: où étaient les clients?

Le restaurant de l'hôtel-de-ville à Crissier

Étrange destin d’une maison communale devenue en soixante ans «l’épicentre de la cuisine mondiale» (Gault et Millau) grâce à Frédy Girardet, l’as des as, admiré par tous les cuisiniers suisses et par d’autres, Michel Troisgros par exemple.

Du monde entier des hordes de gourmets ont bataillé dur pour obtenir des couverts dans la modeste salle très lumineuse de l’ex-hôtel-de-Ville, au cœur de ce village-dortoir inscrit pour toujours dans la mémoire des plus sérieux fins becs de la planète. La télévision japonaise avait réussi à filmer le déroulé des repas de fête concoctés par le grand Frédy, un génial transmetteur de préparations françaises, comme l’est toujours son ami intime Joël Robuchon.

Le désir le plus vif d’un foodiste était alors de s’offrir un repas mémorable chez Girardet tout comme un dîner dans un fameux trois étoiles français style Guy Savoy à Paris, Alain Ducasse à Monaco, Guy Martin au Véfour ou Michel Guérard à Eugénie-les-Bains.

En 1990, Henri Gault et Christian Millau, au sommet de leur notoriété, ont choisi comme «chefs du siècle» Frédy Girardet, Paul Bocuse et Joël Robuchon. Disons-le, le grand chef suisse dans sa manière très sobre, jamais chantournée, a été l’interprète le plus strict de la cuisine française à son meilleur. Girardet a eu le souci toute sa vie de dénicher les produits de saison en France: des huîtres de Prat-Ar-Coum, des soles, des langoustines, des turbots, des homards bleus qu’il s’échinait à détecter chez les meilleurs fournisseurs, et quelquefois dans le canton de Vaud comme les fruits et légumes, les fromages de montagne et les vins des coteaux, le Dézaley, base d’un sublime velouté au cerfeuil qui mouillait l’éventail des poissons du lac Léman. «Le produit, c’est la star de ma cuisine», disait-il, reprenant la formule de Bernard Loiseau.

Sole au caviar.

La troisième étoile (en 1975) tant espérée fut le couronnement de sa vie de chef d’école culinaire. Son second, Philippe Rochat, enfant du Jura suisse, lui a succédé en 1997. C’est lui qui a eu la tâche la plus dure. Prendre la suite du génial Frédy n’a pas été un cadeau, la clientèle s’est évanouie, le restaurant a frôlé la catastrophe. Par chance, le Michelin a reconnu que la maîtrise du disciple valait le maître, et la clientèle de connaisseurs a relancé la salle à manger de l’hôtel-de-ville.

Mieux, pour certains gastronomes arpenteurs des meilleures tables du monde, la palette infiniment tentatrice du Jurassien, un artiste de la truffe blanche, a été jugée supérieure à celle du maestro Girardet. En fait, Rochat a réussi, en seize ans, la gageure d’étendre sa carte, de présenter plus de préparations, fécondité remarquable d’un cuisinier saisi par la perfection: admirable dodine de cèpes en chanterelles aux févettes, truite du lac Léman juste cuite à la livèche, côte de bœuf au poivre et à l’échalote sauce au vin rouge, frites croustillantes. Des plats évidents, d’un classicisme lumineux.

En 2012, Rochat, le disciple affectueux de Frédy Girardet, transmet la rigueur et la mémoire de Crissier à un Français des Charentes, Benoît Violier, élève très doué de Joël Robuchon qui l’avait expédié dans la brigade de Crissier. Ainsi le cuistot frenchie a eu la chance insigne d’observer Girardet, puis Rochat au piano, de se pénétrer de la gestuelle, de la technique, des fulgurances de ces deux maîtres de la poêle. Un principe immuable : ne pas abîmer le produit de base, la langoustine, l’agneau, le lièvre (à la royale) afin de conserver la vérité des goûts.

Brigitte et Benoît Violier © lenaka.net

À l’été 2015, Philippe Rochat meurt à 62 ans sur son vélo d’une rupture d’anévrisme, funeste fin de partie après le décès brutal de Franziska, son épouse, championne de marathon à New York, happée par une crevasse sur une piste du Mont-Blanc. De quoi pleurer toutes les larmes de son corps: Girardet et Violier sont abattus comme s’ils avaient perdu un frère, le meilleur de ces deux brigades.

À Crissier s’est forgée une dynastie de chefs hors pairs, trois fois trois étoiles, le sillon d’une filiation unique en Europe (65% de fidèles), une certaine trajectoire de la gastronomie française conduite par quatre chefs dont Benjamin Girardet, le père fondateur. Tous ont eu envie de régaler leurs frères humains: on change trois fois de cuisinier, et on reste au même niveau de qualité. Chapeau bas, messieurs.

Présent au déjeuner du 60e anniversaire du restaurant devenu légendaire, René Roudaut, l’ambassadeur de France à Berne, a évoqué «l’opulence distinguée» de l’ex-auberge communale de Crissier, insistant sur la tradition culinaire française personnalisée par l’innovation, l’évolution et la nutrition mises en relief par Benoît Violier qui a maintenu dans sa carte des plats «Héritage» signés de Girardet et de Rochat: les œufs en surprise à l’italienne aux truffes blanches d’Alba (115 euros) et le canard nantais cuit rosé au vin de Brouilly (184 euros pour deux).

Côte de chamois

Mais l’avancée réussie par Violier reste le meilleur de la chasse, une douzaine de plats de gibiers à plumes ou à poils que l’on n’a jamais dégustés ailleurs: la sarcelle d’hiver en cocotte (75 euros), le lagopède d’Écosse, c’est-à-dire la perdrix rouge poêlée aux baies sauvage (80 euros), la «Boulangère» de palombe au foie gras (85 euros), le salmis de bécasse Belle Époque (135 euros), le bouquetin aux coings (60 euros), le daim aux cèpes (80 euros), le dos de chamois saisi au serpolet (80 euros), la selle de chevreuil rôtie poivrade (90 euros), le râble de lièvre cuit rosé au piment (100 euros), et le lièvre à la royale 1898 selon Aristide Couteaux (100 euros) comme le mitonnait Joël Robuchon à Paris (75016).

Voilà un conservatoire vivant de recettes de gibiers, toutes originales, fruits de l’expérience de Violier chasseur et magnifique connaisseur des bêtes de chasse: c’est l’Einstein de la cynégétique.

Du monde entier des amateurs de gibiers frais débarquent à Crissier, Français, Américains, Scandinaves, Brésiliens venus en fratries s’initier à ces plaisirs de bouche puissants et sublimes, le lièvre à la royale au foie gras et truffes étant l’une des plus grandes recettes françaises.

Sarcelle

En cela, Violier si humble, la modestie faite homme, a embelli magistralement la très bonne chère de Crissier, l’éventail des préparations classiques concoctées par la brigade de Crissier et son chef Franck Giovannini. Ils incarnent la nouvelle génération de cette ruche de plaisirs de bouche.

Toutes les origines françaises sont mentionnées sur la carte de vingt plats: croustillants de foie gras des Landes acidulés au vin (80 euros), le Saint-Pierre de la criée d’Audierne façon dieppoise (83 euros), le turbot de l’Île de Sein au citron (100 euros), les oursins d’Irlande au jus de Dom Pérignon (105 euros), les côtelettes d’agneau de l’Ardèche, pommes Darphin aux cèpes (85 euros) et l’on termine par les agrumes d’Espagne au Cointreau, madeleine au miel (25 euros), et le soufflé à la Chartreuse aux pistaches (60 euros pour deux). «Goût inoubliable, goût d’inédit, l’excellence tout simplement, un temple de la gastronomie», écrit le Michelin suisse.

Oui, il y a eu depuis soixante ans dans ce gros bourg endormi une dynastie Crissier, prodigieux partage du savoir-faire et de plats ciselés, hommages permanents à la grande cuisine française en Suisse: elle s’exporte partout !

Restaurant de l’hôtel-de-ville

• 1, rue d’Yverdon CH-1023 Crissier. À sept kilomètres de Lausanne. Tél.: +41 (0) 21 634 05 05. Menus au déjeuner à 170 euros, 380 euros, dix assiettes. Carte de 170 à 270 euros. Fermé dimanche et lundi. Limousine à la gare.

Le site

 

2.Le Beau-Rivage Palace à OuchyLe bon goût de l'originalité

Non loin de là, Anne-Sophie Pic, trois étoiles à Valence, une à Paris, propose au Beau-Rivage Palace de Lausanne une partition culinaire épatante. C’est la première escapade de celle qui a accepté le challenge proposé par ce palace imposant, bâti en 1861, donnant sur le lac Léman où se côtoient une clientèle d’affaires (douze salons) et des vacanciers privilégiés, bienheureux d’occuper les 168 chambres et suites rénovées grâce au concours des Monuments Historiques helvètes –100 millions de francs suisses investis par la Fondation Sandoz, propriétaire de ce navire immobile, très old fashion, dont Albert Cohen s’est inspiré pour camper le décor de Belle du seigneur, son beau roman.

Anne-Sophie Pic © Stephane de Bourgies

Ce monument du patrimoine lausannois, élu Meilleur hôtel de Suisse par Travel + Leisure et 20e d’Europe, a souhaité proposer une carte de grande cuisine, à la hauteur de ce lieu de mémoire et de beauté. Pour Anne-Sophie et son mari David Sinapian, parents du petit Nathan, gourmet bien élevé, Lausanne représentait une destination de loisirs familiale et pleine de ressources: l’air des cimes, la paix suisse, le repos après le stress quotidien, les échappées chez les producteurs de légumes, de fruits, de fromage. De quoi stimuler la créativité de la fille de Jacques Pic, très grand cuisinier, trois étoiles, disparu subitement au piano en 1992. En mémoire de son père, Anne-Sophie, débutante aux fourneaux, a relevé le défi –jusqu’au sommet.

Au Beau-Rivage, elle a voulu donner leur chance à des sous-chefs de Valence avec qui elle a mis au point une kyrielle de préparations personnelles, d’une originalité sidérante –personne ne cuisine comme cette jeune femme réservée dont le palais, la sensibilité, les mariages de saveurs ont conquis les toqués de sa brigade à Valence, à Paris rue du Louvre (75001) et à Lausanne.

Car il a été bien entendu avec les directrices générales du Beau-Rivage dont Nathalie Seiler-Hayez, venue du Connaught à Londres (Hélène Darroze chef deux étoiles), qu’Anne-Sophie Pic n’allait pas s’installer dans le prestigieux restaurant de palace cher à Charlie Chaplin et Coco Chanel, mais qu’elle validerait la totalité des plats envoyés par Kevin Gatin, quatre ans à Valence, éblouissant par sa gestuelle précise et ses idées judicieuses aux fourneaux. Tout part d’un produit local: les cèpes, le sapin pour le soufflé, le chevreuil, la féra du Léman, les langoustines, les framboises…

Les berlingots coulant d'une fondue © Ginko / Anne-Sophe Pic

Mélange de produits classiques, de produits fétiches, la carte actuelle reflète l’émotion de la chef au sourire permanent et sa dilection pour les consommés, les bouillons, les jus corsés qui allègent les compositions: les écrevisses du lac rôties au beurre de crustacés, mouillées d’un bouillon aromatisé (au menu), le berlingot ou la fondue au fromage ou à la tomate (50 euros), le turbot entier cuit meunière au fenouil, bouillon à la rhubarbe et aneth, symphonie de textures et parfums (110 euros) et le bar de ligne au caviar d’Aquitaine (30 grammes), le seul plat mythique de son père (230 euros). Tout cela est ordonné d’une manière complexe et claire, d’une délicatesse d’esthète du bon et du vrai. On reste pantois devant la science des alliances.

La fille unique de Jacques Pic a obtenu deux étoiles au Beau-Rivage en 2010, jolie performance (19 tables seulement en Suisse) et sa créativité si heureuse s’épanouit de saison en saison. Jamais ce restaurant franco-suisse de grande classe n’a eu autant de fidèles.

Le Beau-Rivage Palace à Ouchy

• 17-19, place du Port CH-1000 Lausanne 6. Tél.: +41 (0) 21 613 33 39. Menus au déjeuner à 90 euros, 260, 290 et 350 euros. Chambres à partir de 450 euros. Piscine, SPA. Restaurant fermé dimanche et lundi. Autres tables dans l’hôtel

Le site

Correction: Ouchy était initialement orthographié Ouchyre dans une occurrence de l'article. Nos excuses aux intéressés.

 

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