Culture

Y a-t-il de la place pour une pop-star «normale»?

À l'heure où Taylor Swift devient agaçante à faire semblant d'être amie avec ses fans en même temps qu'avec les gens les plus beaux et brillants de la planète, qui peut encore réussir à surfer sur la normalité?

Carly Rae Jepsen en Californie le 12 mai 2012. REUTERS/Mario Anzuoni
Carly Rae Jepsen en Californie le 12 mai 2012. REUTERS/Mario Anzuoni

Temps de lecture: 10 minutes

«Les gens étaient sidérés et abasourdis qu’elle ait un comportement aussi choquant. Les gens venaient me voir pour me dire que sa carrière était terminée avant même d’avoir commencé.»

C’est ainsi que Liz Rosenberg, alors attachée de presse de Madonna, se rappelle, dans le livre I Want My MTV, de la prestation de sa protégée aux MTV Video Music Awards 1984 quand elle sortit d’un gâteau habillée d’une robe de mariée très déshabillée pour chanter Like A Virgin en se roulant par terre.

La suite, on la connaît. La même Madonna embrasse un Jésus noir devant une croix en feu puis publie un livre sado-maso avant d’embrasser Britney Spears sur la bouche en direct à la télé. Christina Aguilera se tortille en petite culotte sur un ring en chantant qu’elle aime les trucs “sales”. Katy Perry embrasse une fille et aime ça. Miley Cyrus se frotte aux parties intimes de Robin Thicke en direct à la télé. Britney Spears invente le string au-dessus du pantalon. Rihanna se baigne dans une malle de dollars tâchés du sang d’une blonde qu’elle vient de torturer. Nicki Minaj bouge son boule et Lady Gaga s’habille d’une robe de viande.

Lady Gaga en 2010 dans sa robe de viande aux MTV Video Music Awards à Los Angeles. REUTERS/Mike Blake

Ce soir de septembre 1984, les pop-stars n’avaient plus le choix. La Madonne venait d’ouvrir la porte menant vers le futur de leur job. Avec MTV (puis YouTube), la durée d’attention de l’adolescent(e) lambda devenait rare et diffuse. Elle se monnayait donc très cher avec une seule et même devise: la provocation, la surenchère et les tenues sexy.

La pop-star adoubée par les parents parce qu’elle ressemblerait à votre jolie voisine, façon Brenda Lee, Connie Francis ou Carly Simon, était reléguée au fond de la classe. La «normalité», si elle est appréciée chez les stars de cinéma (voir Jennifer Lawrence ou Anna Kendrick), n’a plus sa place depuis longtemps dans la pop-music.

Désormais au premier rang: des créatures de Frankenstein, des projections de l’imagination de directeurs artistiques, de chorégraphes, de designers, de chefs de projets marketing, de producteurs, de compositeurs et, dans le cas de la K-pop, de chirurgiens esthétiques.

«Vous avez besoin d’un peu plus qu’une belle voix pour être une pop star», disait la chanteuse anglaise Kim Wilde en 2002 dans une interview à la BBC.

Il vous faut un personnage. Katy Perry est la gentille délurée, Lady Gaga, l’artiste expérimentale, Beyoncé, la féministe superstar, Rihanna, la grande gueule sexy. Voyez aussi Adele qui a vu ses ventes d’albums multipliées par 5 en transformant l’ado boulotte en grande diva soul héritière de Dusty Springfield et Shirley Bassey.

Et rappelez-vous l’épisode Lana Del Rey en 2011, quand des blogueurs énamourés tombaient de très haut en découvrant finalement que Lana, pulpeuse icône DIY tout droit sorti du plus hipster des Tumblr, était en fait la création hyper marketée par une maison de disques de Lizzy, une chanteuse qui avait fait un flop avec son premier album.

Entre l’extravagance et la normalité

Dans cette ère post-Madonna, l’idée de cette chanteuse qui compose elle-même, enregistre tout dans son home-studio et fait ses clips elle-même tout en étant capable de se faire remarquer par des millions de personnes en même temps sur toute la planète était séduisante. Elle rassurait. Elle disait que le monde n’était peut-être pas encore tout à fait devenu comme dans le film Josie & The Pussycats où un groupe de filles tombe aux mains d’un conglomérat maléfique qui utilise leurs chansons pop pour dissimuler des messages subliminaux destinés à vendre tout un tas de produits aux adolescents.

C’était donc avec le coeur brisé que quelques millions d’adorateurs ont dû se faire à l’idée d’une Lana Del Rey «pop-star», une Lana Del Rey qui avait plus à voir avec Katy Perry qu’avec Kathleen Hanna.

La faute aux réseaux sociaux. Dans ce monde de la pop-music où tout est faux, ils ont la capacité, bien utilisés,  de rendre la pop-star accessible et authentique, permettre de trouver un équilibre entre l’extravagance (des clips, des concerts, etc.) et la normalité (des selfies, du dialogue avec les fans, etc.)

Et dans le genre, Taylor Swift est la reine incontestée: elle repère et recrute des fans via Tumblr pour des sessions d’écoutes privées; elle répond aux jeunes filles aux coeurs brisés sur Instagram; elle tweete sur les mèmes ou reprises de ses chansons vues sur YouTube. Bref, elle se fait passer pour votre meilleure copine et se rend accessible ou, plutôt, elle donne la sensation de l’accessibilité, en parfaite adéquation avec l’image de girl next door qu’elle cultive depuis ses débuts dans la country (voyez le clip de «You Belong With Me», modèle dans le genre «regardez, je suis comme vous, une fille comme les autres»)

Pourtant, c’est une position qui devient de plus en plus intenable pour elle.

Être ou pas une fille comme les autres

Maintenant qu’elle a fait son coming-out pop avec l’album 1989 (et que ses ventes ont explosé de plus belle), elle n’est définitivement plus comme les autres. Elle est désormais la fille dont les meilleures copines sont des tops-models (Gigi Hadid, Cara Delevingne), des actrices (Hailee Steinfeld), des actrices/auteurs/réalisatrices (Lena Dunham). Elle est la fille qui sort avec un DJ célèbre (Calvin Harris), qui fait trembler Apple avec un post Tumblr, qui fait des clips façon films d’action hollywoodien avec effets spéciaux et casting de stars («Bad Blood»), qui a une assistante vérifiant ses crottes de nez et qui fait des concerts où elle invite tout un tas de gens célèbres  (un tas un peu trop nombreux) à monter sur scène: de Joan Baez à Julia Roberts en passant par Serena Williams, Beck, Ellen DeGeneres ou l’équipe américaine de foot féminin.

Définitivement pas une fille comme les autres. Définitivement pas une fille «accessible». «Taylor Swift n’est pas votre amie», comme on peut le lire sur Gawker.

Taylor Swift autrefois admirée pour son accessibilité devient aujourd’hui de plus en plus critiquée et moquée pour cette même accessibilité qui apparaît de plus en plus feinte

Et c’est donc naturellement que la jeune fille autrefois admirée et célébrée pour son accessibilité devient aujourd’hui de plus en plus critiquée et moquée pour cette même accessibilité qui, à mesure que les ventes de disques augmentent et que les salles de concert se remplissent, apparaît de plus en plus feinte et fabriquée. Question de perception et d’image.

Taylor Swift se retrouve finalement au même point que bon nombre de pop-stars adolescentes. Car la rhétorique «je suis une fille normale et comme les autres» reste, encore aujourd’hui, le meilleur moyen pour vendre des disques à un public pré-ado dont le pouvoir d’achat est intégralement dépendant du porte-monnaie de papa et maman. 

Des parents qui préfèrent évidemment des chansons fleur-bleue sur des amours innocents que des chansons sur la masturbation («Love Myself» de Hailee Steinfeld, «Sexxx Dreams» de Lady Gaga ou «Feeling Myself» de Beyoncé et Nicki Minaj) ou les premières expériences homosexuelles («I Kissed A Girl» de Katy Perry, «Domino» de Jessie J ou «Cool For The Summer» de Demi Lovato).

C’était déjà le concept des producteurs de Kylie Minogue en 1988 quand la jeune chanteuse débarque sur une scène pop largement trustée par Madonna. Avec ses chansons «The Loco-Motion» et «I Should Be So Lucky», elle incarnait déjà cette normalité, cette jeune fille polie et souriante, une girl next door loin des provocations et des paroles explicites de sa consoeur (et d’autres comme Cyndi Lauper). Mais elle avait à peine 20 ans.

«Je ne savais pas qui j’étais. On me disait quoi dire et je le disais. Pareil avec les chansons pareil. Ensuite on passait à autre chose. Je ne prenais aucune décision à l’époque», disait-elle au New York Times en 2013.

Récemment, elle avouait même qu’elle détestait chanter les chansons fleur-bleue de ses producteurs superstar Stock Aitken & Waterman. Dès son troisième album, sorti à peine deux ans plus tard, elle rentrait donc dans le rang de la pop-star sexuée, mini-shorts, cheveux au vent, chorégraphies sophistiquées dans ses clips pour «Better The Devil You Know» ou «Step Back In Time».

Carly Rae Jepsen, la normalité non feinte

Quand soudain une petite brunette canadienne d’1,57m s’est retrouvée catapultée, en cet été 2012, à la tête des charts mondiaux par la grâce d’un tube pop imparable, le fameux «Call Me Maybe». Carly Rae Jepsen s’impose alors comme la nouvelle star des karaokés avec un refrain impossible à s’enlever du crâne que vous habitiez Paris, New York, Tokyo ou Rio: 

«Hey I just met you and this is crazy. But here's my number. So call me maybe».

La chanson pop parfaite. C’est donc naturellement que son clip impose Carly Rae comme la fameuse girl next door, la fille comme les autres. On l’y voit, brunette à frange et short en jeans répétée avec son groupe dans un garage d’une maison de banlieue classe moyenne tout en fantasmant maladroitement sur son voisin beau gosse. Impossible de faire plus «normale». Du pur Taylor Swift circa 2009.

Sauf que Carly Rae n’avait pas 17 ans comme Taylor Swift ou 19 ans comme Kylie Minogue à leurs débuts. Elle en avait 26 –un âge que l’on pourrait presque qualifier de canonique dans ce milieu pop. Elle n’est plus une adolescente modelable. D’autant que le succès de «Call Me Maybe» ne doit rien à des directeurs artistiques et autres pontes du marketing. Son succès est dû au hasard, à une nuit d’ennui quand Justin Bieber, compatriote de Jepsen, entendit la chanson à la radio et décida de la tweeter à ses 65 millions d’abonnés puis d’en faire une vidéo virale avec ses amies Selena Gomez et Ashley Tisdale.

Pour une fois, cette «normalité» ne semblait pas feinte. Elle était un argument de ventes, certes, mais pas un argument créé artificiellement par le département marketing de la maison de disques. La jeune chanteuse semble être dans son clip comme elle est dans la vie. Et trois ans plus tard, alors que Carly Rae sort son nouvel album, Emotion, cette intuition semble plus réelle que jamais.

Au début de l’année, trois ans après «Call me Maybe», Carly Rae fait ainsi son grand retour médiatique avec le clip de «I Really Like You» au côté de… Tom Hanks, l’acteur icône de la normalité au cinéma depuis trente ans. Un clip à plus de 100 millions de vues sur YouTube. Et le plan média de la jeune chanteuse va complètement dans ce sens, avec des concerts improvisés en pleine rue, des blagues potaches à son attachée de presse et des interviews qui traduisent bien l’état d’esprit de la chanteuse.


 

«Je ne peux pas imaginer qu’on soit à l’aise en étant cantonné pour toujours à un stéréotype de soi-même ou de l’image qu’on est censé donner de soi-même. Ca ressemble à l’enfer, en fait. Je lutte en permanence et c’est une bataille très rude car, dans le monde de la pop, les gens essayent de vous cataloguer. Moi, j’essaye en permanence d’être aussi authentique que possible. Mais j’aimerais bien porter une robe de viande un jour. Qui n’aimerait pas ça?», disait-elle au Guardian.

D’autant que Carly Rae n’est définitivement pas la «One Hit Wonder» (qualificatif désignant ces artistes incapables de faire plus d’un seul tube) dont on l’a affublé en 2012. Elle est une pop-star dont le troisième album se retrouve produit par le gratin de la pop mondiale et quelques noms très classe comme Dev Hynes ou Rostam Batmanglij (de Vampire Weekend). Emotion est même un rare cas d’album pop hyper-mainstream à faire consensus dans la presse musicale. Avec un score de 77 sur Metacritic, il est un des mieux notés dans le genre depuis dix ans. Même le très difficile Pitchfork adore!

Alors, oui, la critique et les producteurs de prestige n’ont jamais fait les pop-stars qui vendent des disques et remplissent des stades. Et oui, d’un côté, Carly Rae ne fait «que» 8 millions de vues sur son dernier clip, «Run Away With Me», quand, de l’autre, Demi Lovato en est à 72 millions pour son «Cool For The Summer», sorti au même moment. D’un côté, Carly Rae tout en sourires mignons en parcourant le monde dans un clip simple et artisanal. De l’autre, Demi tout en poses lascives, décolletés et body moulant, sortant avec ses copines dans un clip aux images colorées et ultra-léchées.

Génération anti pop-stars

Alors y a-t-il de la place pour cette «anti pop-star», cette «personne vraiment ennuyeuse et normale» comme elle se définit elle-même dans une interview avec le Guardian? Si on ne prend en considération que les compteurs YouTube et la place dans les charts, probablement pas. Mais la haute sphère des charts mondiaux n’est pas la seule variable. L’impact culturel en est une autre. Et dans ce registre, Carly Rae pourrait bien être la marraine d’une toute nouvelle génération d'«anti pop-stars».

Il suffit de voir la jeune Alessia Cara débarquer sur la scène du Grand Journal en septembre. Si elle n’avait pas été sur scène ce soir là, les vigiles auraient pu largement la confondre avec une ado venue écouter les autres invités parler. 

Comme Lana Del Rey, ses vidéos DIY ont commencé à enflammer YouTube, alignant les millions de vues sans aucune promotion. Mais ici pas de «gangster Nancy Sinatra», de poses lascives et d’univers hyper-stylisé. Pourtant signée sur le label Def Jam, la jeune fille ne semble (encore?) sortie d’aucun moule à part le sien, celle d’une ado de Toronto qui chante des chansons pop-R&B avec un style qui n’appartient définitivement qu’à elle, le tout illustré par des vidéos réalisés, produites, montés par Alessia elle-même. Une autre «anti pop-star» qui a d’ailleurs fait de l’introversion le thème de son premier tube, «Here». Difficile de faire moins «pop» dans ce monde qui fait de l’extraversion sa vache à lait: Girls Just Want To Have Fun, paraît-il!

Miley Cyrus et Robin Thicke aux MTV Video Music Awards à New York le 25 août 2013. REUTERS/Lucas

Tori Kelly aussi a été repérée sur YouTube. Et pas par n’importe qui: Scooter Braun. Peut-être un peu fatigué des excès de son poulain Justin Bieber, il est en train de se faire une spécialité de ces «anti pop-stars», gérant également la carrière de Carly Rae. Car Tori Kelly, elle aussi, joue la carte de la normalité, faisant notamment sensation avec sa prestation très sobre lors des derniers MTV Video Music Awards, une cérémonie réputée pour être le support des extravagances les plus folles et provocantes de pop-stars en manque d’attention.

C’était en effet là que Miley Cyrus avait frotté son popotin aux parties intimes de Robin Thicke, là que Madonna avait embrassé Britney Spears et Christina Aguilera sur la bouche, là enfin que Madonna était sorti d’un gâteau habillée d’une robe de mariée très déshabillée pour chanter «Like A Virgin» en se roulant par terre...

Peut-être la boucle est-elle en train de se boucler? Peut-être une nouvelle révolution est-elle en marche?

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