Culture

Chez Joann Sfar, chat cogite dur!

Le dessinateur a sorti en cette rentrée le sixième tome des aventures du «Chat du rabbin». L'occasion de discuter avec lui de notre passion contemporaine pour le félin et de son rapport aux animaux.

Extait du «Chat du Rabbin»
Extait du «Chat du Rabbin»

Temps de lecture: 8 minutes

En gif ou en vidéo, en strip ou au cinéma, les chats sont partout. Mais peu sont aussi philosophes et humains que celui imaginé par Joann Sfar, par ailleurs défenseur de la cause animale. Dans le 6e tome du Chat du rabbin, l'animal est aussi perdu que son auteur, si on se fie au carnet autobiographique qui sort en parallèle, Je t’aime ma chatte. Le chat est-il le miroir de l’homme?

Sacrés clébards, ils cachaient bien leur jeu avec leur regard larmoyant à la Droopy. Depuis quelques mois, grâce à des chercheurs japonais qui ont réalisé une étude et des examens d’urine, on sait que les rapports souvent attendris entre le chien et son maître sont biaisés par une hormone, l’ocytocine. Si cet animal a reçu le titre honorifique mais totalement officieux de «meilleur ami de l’homme», ça serait donc dû à une relation purement chimique.

Le chat, cette icône moderne

Les chats, eux, s’en foutent. Les vrais animaux-stars, ce sont eux, ceux que les humains envient pour leur indépendance, leur mode de vie. Ils cartonnent sur le net (41 millions de vues sur YouTube depuis 2007 pour le Keyboard Cat, le disciple poilu de Charlie Oleg), loin des 96 millions de vues pour une vidéo d’husky soi-disant aboyant «I Love you». Dans ce dernier cas, on suspecte quand même les spectateurs d’avoir avalé un cocktail d’ocytocine et de somnifère pour cheval (pas d’autre explication). Oui, les chats sont les icônes modernes, sujets de gifs ou de photos attendrissantes qu’enfants et adultes s’échangent en soupirant combien ils sont mignons… 

«Cette fascination pour les chats? C’est drôle mais ça ne m’inspire rien du tout, avoue Joann Sfar. Je ne fais pas de philosophie là-dessus. Aujourd’hui, il y a une permanence de l’écran et c’est logique que 90% du temps on ait envie de voir des conneries. Je comprends tout à fait que, si on s’informe une heure par jour, on puisse regarder des petits chats à la con pendant cinq autres heures. Pour moi, ça traduit juste notre versatilité derrière l’écran.» 

Heu, on s’arrête là ?

Pourtant, bien que facile et un peu putassière (mea culpa), l’idée d’approcher Joann pour parler de la place du chat dans notre société actuelle paraissait avoir un minimum de sens. Son Chat du rabbin, qui suit les aventures d'un félin philosophe et doué de parole après avoir bouffé un perroquet, constitue son bestseller (un million d’exemplaires vendus dans le monde). Il a reçu un Eisner Award en 2006 (l’équivalent américain des récompenses d’Angoulême). Il a été adapté en film d’animation. Tu n’auras pas d’autre dieu que moi, le 6e tome de sa série philosophico-animalière à succès fait partie des meilleures ventes de la rentrée. Et, en parallèle, Joann publie un carnet autobiographique Je t’aime ma chatte, où les chats font des rares apparitions mais remarquées comme le matou qui, planche 143 précisément, chantonne «tout le monde veut dev’nir un chat».

Forcément, il faut insister: «Non, mais vraiment, pourquoi hein cette fascination?» L’auteur énonce alors ce qu’il considère comme une évidence: «Parce qu’un animal, c’est attachant, marrant à regarder. Moi, je ne suis pas scandalisé que les humains aiment regarder les animaux, j’aime mieux ça que les mecs qui finissent les dauphins à coup de machette en Mer du Nord.» 

Origines égyptiennes

Du coup, le dessinateur-romancier également cinéaste (son dernier film, La Femme dans l’auto, polar d’après Japrisot est sorti en août) revêt l’habit inattendu de défenseur des animaux. 

L’idée, je l’ai eue il y a dix ans. Je souhaitais que Zlabya soit enceinte et qu’elle en parle au chat avant d’en parler au mari

«Je suis à fond là-dessus. Cette cause m’intéresse parce qu’elle est pleine de paradoxes. On voit de telles cruautés que c’est très difficile de défendre les animaux en restant humaniste. Pourtant, la défense des animaux ne vaut que si on ne perd pas cet humanisme. Faut pas jeter les humains… une tentation très facile.»

C’est quand on remonte jusqu’à l’Égypte et au culte rendu à Bastet, déesse de la maternité à la tête de chat, que Sfar s’anime. 

«Ce qui m’a inspiré et m’a intrigué, c’est une phrase que disait ma fille quand elle était petite: “En Égypte, à l’Antiquité, les chats étaient sacrés. Si on avait vécu là-bas, à cette époque, ça serait toi l’esclave du chat”. Ça m’amuse de penser que mon métier aurait été de nettoyer derrière le chat. Ça me plaît beaucoup d’être descendant d’un peuple, les Égyptiens, qui divinisait les animaux. En plus, mon patronyme veut dire scribe. Et puis, avec la dégaine qu’il a mon chat, il fait un peu égyptien.»

Une longue gestation

D’ailleurs, il a failli finir momifié, le Chat du Rabbin. À la dernière page de son 5e tome, Jérusalem d’Afrique, paru en 2006, une suite était annoncée, une trame déjà ébauchée. «L’idée, je l’ai eue il y a dix ans. Je souhaitais que Zlabya (la fille du Rabbin, la maîtresse du Chat, ndlr) soit enceinte et qu’elle en parle au chat avant d’en parler au mari.» Mais la conception du film autour du Chat, coréalisé avec Antoine Delesvaux a longtemps tué l’envie de se remettre à le dessiner. 

«Honnêtement, je pensais que les cinq albums se bouclaient, que la série était finie. Et puis j’ai dessiné tellement de chats pour le film que je n’en pouvais plus. Obliger des dessinateurs souvent meilleurs que moi à copier mes dessins pour que ça ressemble à du Sfar, c’était aussi un cauchemar.»

En plus, pour le film, le Chat a été très humanisé puisque doté d’une voix, celle de l’excellent François Morel. «Il me semble qu’il a fallu que j’oublie tout ça pour que le chat recommence à me parler.»

 

Un animal à quatre pattes qui parle, finalement ça raconte notre statut d’être humain

Retrouver des personnages qui font du bien

En réalité, le déclic a été sentimental. Un choc à ce que l’on a compris: la séparation d’avec sa compagne de toujours, Sandrina Jardel. 

«Je crois que c’est la première fois de mon existence que je cède franchement à la nostalgie. Me retrouvant sans mon épouse et sans mes enfants, j’ai eu la nostalgie des personnages du Chat du Rabbin que j’avais inventés quand mes enfants étaient petits et qui, finalement, les ont accompagnés tout du long de leur enfance. C’était une manière de retrouver des personnages qui me faisaient du bien.»

Pour son chat dessiné, Sfar ne croit pas avoir été inspiré ou stimulé par d’autres chats de BD (par exemple, celui de Gaston Lagaffe). 

«Un animal à quatre pattes qui parle, finalement ça raconte notre statut d’être humain. On a un aspect transcendant, notre capacité d’abstraction, et en même temps une partie très animale qui est notre corps. Le message du Chat, c’est qu’il ne faut pas résoudre ce paradoxe entre l’animalité et le verbe, c’est ce paradoxe qui rend notre existence intéressante. Dans mon Chat, se rencontrent deux choses qui ont l’air assez lointaines, Snoopy et Hugo Pratt. Pour moi, l’idée de l’animal philosophe est toute entière dans Snoopy.»

Aux yeux du chat, une tragédie

Quant à Corto Maltese, que vient-il faire là? «Si, si, pour le goût de l’aventure. Des cases de Jérusalem d’Afrique ont été copiées sur Hugo Pratt!» Effectivement, dans Jérusalem d’Afrique, certaines scènes étaient sanglantes mais elles excluaient toujours le chat, simple spectateur des tensions entre les hommes. Au contraire, les états d’âme de l’animal sont au centre de Tu n’auras pas d’autre dieu que moi. Le Chat se désespère de ne pas être le père de l’enfant de Zlabya et de ne plus être le centre du monde. De manière générale, il ne trouve plus sa place, ni chez les humains, ni parmi ses congénères.

Le chat a totalement conscience que l’enfant, c’est la fin de l’âge d’or

«Ça m’a fait du bien de retrouver mes personnages même si le sujet de l’histoire est un peu triste quand même. Parce que, nous, ça nous fait rire mais aux yeux du Chat, c’est une véritable tragédie! Il regrette que le temps passe de toute façon. Lévi-Strauss expliquait que, quand on donne des cadeaux aux enfants à Noël, c’est pour qu’ils ne nous poussent pas vers la tombe, pour pas que le temps avance trop vite. Le chat a totalement conscience que l’enfant, c’est la fin de l’âge d’or. En réalité, il n’y a pas le choix, la vie avance et c’est comme ça.

Le chat est comme les autres héros de roman: ils se révoltent contre l’ordre du monde et, à la fin du roman, ils finissent toujours par l’accepter. Il a l’impression de quitter Zlabya et de partir pour toujours… en réalité, il s’absente quelques heures. Mais lui n’en a pas conscience! Le temps de la passion est très étrange. Quand on vit une histoire d’amour et que l’on envoie un SMS à minuit, si on n’a pas de réponse à 0h03, c’est déjà la tragédie. Le chat est un peu dans ce temps-là.»

Ce qui interpelle, c’est combien la frontière entre les propos tenus par le chat et les réflexions de Joann dans Je t’aime ma chatte est floue. Les deux cherchent leurs repères et un sens à la vie. 

«Oui, la frontière est très floue parce que si on veut raconter sa vie quotidienne, on va mettre en scène, créer une structure, des gags… sans le faire exprès, on se transforme en personnage. Mais quand je sors la même semaine un carnet de 300 pages et un album du Chat de 50 pages, qui racontent pratiquement la même histoire, des désillusions, des questions sur la vérité, des angoisses, il y a deux langages complètement différents. Le carnet tire du côté du cinéma, il y a du montage, des choses assez nerveuses qui se répondent, se recoupent.

Le Chat tient du théâtre avec la prise de paroles des personnages et aussi de la fable animalière. Cela me parle beaucoup. La fable me permet de dire tous mes secrets. Le chat ressemble au renard du Roman de Renart ou au valet des Fourberies de Scapin… La magie du Chat, c’est que je relate un sentiment triste et que ça me fait rire. Ça va m’amener à relativiser ce que je traverse, à cesser de me prendre au sérieux, à m’apercevoir que les sentiments que j’éprouve sont assez banals et répandus… Les questions que tu te poses de manière brûlante, par le truchement des personnages, elles deviennent drôles.»

Le chat existe, et il a un chien pour nouvel «ami»

Ce qui est amusant, c’est que le chat existe, il s’appelle Imhotep et a même été immortalisé sur une photo de presse. 

«Il a 15 ans, il vit avec mon épouse. Sauf que, après avoir dessiné les 5 premières planches du 6e album, les tueries de Charlie Hebdo ont eu lieu. J’ai réalisé un autre carnet, Si dieu existe. J’ai eu du mal à me remettre au Chat et mon épouse, qui est vraiment formidable, m’a ramené le chat. “Garde le chez toi tant que tu n’as pas fait tes pages.” Il m’a vraiment aidé. Parce que, quand je le vois, je ne peux pas ne pas le dessiner. Je ne dirais pas qu’il me parle mais sa présence me fait parler.» 

Ce qui est cocasse, c’est que, depuis peu, Joann a un chien, Marvin (comme les personnages de la série Donjon). 

«Moi, j’aime les chiens, les chats, tous les animaux. Je ne sais pas qui a dit: les chiens ont des maîtres, les bull terriers ont du personnel. J’ai un peu l’impression d’être le serviteur de mon chien, un bull terrier tout bébé. Ces jours-ci, j’ai un problème parce qu’il attaque mon chat et on n’a toujours pas réglé le problème. Je ne sais pas comment ça va finir… c’est compliqué.»

Boulimique de travail et de dessins –d’où une œuvre labyrinthique et toujours en mouvement qui oblige lectrices et lecteurs à mener une course-poursuite, Joann annonce qu’il s’est un peu calmé. «Je crois que l’envie de faire la révolution à chaque livre m’a un peu passé. Maintenant, je m’aperçois que, que je le veuille ou non, il y a une espèce de linéarité dans mon travail.» Mais il pense déjà au prochain Chat. «L’album que je viens de sortir est très peu politique, il ne parle que d’intimité. Celui d’après, il va foutre la merde!»

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