France

La démocratisation à la niçoise

A Nice, deux expositions racontent en miroir le passé faste et le présent de tourisme de masse qui se sont succédé sur la promenade des Anglais.

©Martin Parr
©Martin Parr

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Fleuron touristique de Nice, la Promenade des Anglais, large route qui longe la Méditerranée sur sept kilomètres, vise une reconnaissance internationale. Sous la houlette du maire Les Républicains Christian Estrosi et de Jean-Jacques Aillagon (ancien ministre de la culture, président du Château de Versailles ou administrateur du Palazzo Grassi de François Pinault à Venise), le célèbre bord de mer est candidat à l’inscription au Patrimoine mondial de l’UNESCO. Afin d’appuyer cette prétention, la ville de Nice a organisé pas moins de quatorze expositions en septembre, éclairant chacune un pan de l’histoire de la Promenade des Anglais. Parmi elles, deux jouent un étrange jeu de miroir: Martin Parr-Life’s a Beach- Un Anglais à Nice et Les Fêtes d’Art, Hôtel Ruhl, 1924-1926.

De la magnificence des soirées mondaines de Gisèle et Paul Tissier, courues par tout le Gotha européen dans les années 1920 au tourisme de masse du XXIe siècle, immortalisé par le photographe Martin Parr, la Promenade des Anglais s’est indéniablement démocratisée. Plus ouverte que jamais, la baie des Anges a gagné des fans mais n’a-t-elle pas perdu son âme?

Les Années folles

«Je n’étais pas née, mais Nice au temps de l’aristocratie anglaise et russe berce l’imaginaire de la ville». Pour Madeleine, une niçoise de 71 ans, les touristes de la Belle époque, avec les élégantes à robes de dentelle et les gentlemen à chapeaux ont quelque chose de magique, un parfum d’antan révolu qui fait encore rêver.

Dès le XVIIIe siècle, sur le chemin qui menait les rejetons de l’élite européenne à l’Italie (faire ses «humanités» en se confrontant aux trésors de l’Antiquité latine, périple au coeur de l’éducation de la bonne société) nombre de voyageurs ont découvert la Riviera française. Cannes, Menton et surtout Nice sont ainsi devenus au fil des années les lieux incontournables de la villégiature hivernale des notables, bourgeois et autres têtes couronnées. Sous couvert des bienfaits médicaux du climat, puis progressivement du simple plaisir d’un décor idyllique, les fortunes européennes, anglaises et russes principalement, ont pris leurs quartiers d’hiver sur la Côte d’Azur. Pour occuper ce petit monde, les bains de mer n’ont bientôt plus suffi et au début du XXe siècle, sont nées les fêtes d’art de l’hôtel Ruhl (anciennement hôtel des Anglais sur la Promenade du même nom). Bâti en 1913, ce palace accueille une clientèle haut de gamme que le couple Tissier (Paul, architecte et président du Bal des Quat’Z’Arts de 1911 à 1913 et Gisèle, brillante harpiste, élève de Gabriel Fauré) va devoir divertir.

Fête d'art de 1924

L’exposition Les Fêtes d’art (Palais Lascaris jusqu’au 4 octobre 2015) fait ainsi le point sur les deux années durant lesquelles les Tissier imaginent des soirées délirantes. Fêtes russes, Le Banquet chez le proconsul (à l’image des orgies romaines), Les Joujoux ou encore Oasis (l’hôtel transformé en palmeraie) sont autant de sauteries qui animent les hivers niçois (le Ruhl fermant ses portes durant l’été). Banquet, dancing, spectacles de danse (classique ou exotique selon les thématiques des fêtes) ou représentations théâtrales (une saynète représentant l’évolution du costume féminin du second empire à 1910 par exemple), les Fêtes d’art concentrent tous les arts, toutes les originalités dans un faste mirifique. Tentures peintes pour l’occasion par les meilleurs artisans, construction de décors titanesques, costumes haute couture, statues, tableaux, tapis, la mise en scène est totale. La mort prématurée de Paul Tissier en 1926 met fin aux soirées mais l’incroyable démesure de ces Fêtes a durablement marqué l’histoire de Nice.

La plage pour tous

À quelques minutes de l’exposition Fêtes d’Art, Martin Parr dévoile les clichés qu’il a réalisés à la demande de la ville entre le 9 et le 12 juillet (soit en plein rush des juilletistes) sur les plages qui longent la Promenade des Anglais. 

©Martin Parr

Augmentée d’autres photographies prises ces dernières années sur des plages aux quatre coins du monde (Chine, Mexique, Royaume-Uni, Brésil…), Life’s a Beach résume parfaitement l’ambition sociologique, voire ethnologique de Parr. Tourisme de masse, mauvais goût, absurdité, sont soulignés par la saturation des couleurs et les angles de prise de vue. De son travail, se dégage une image de Nice bien différente de celle véhiculée par les Tissier. L’aristocratie a laissé la place au peuple, la masse a remplacé l’élite. Cette démocratisation évidente permet au plus grand nombre de profiter des joies de la Méditerranée, et semble avoir aussi enterré toute l’élégance et le raffinement qui ont fait les belles heures de Nice et consolidé sa légende (et son attractivité actuelle).

Le luxe des Années folles alimente encore le fantasme des vacanciers (estivaux aujourd’hui et non plus hivernaux) tout en le détruisant. Bien que le tourisme de luxe perdure encore sur la Côte d’Azur (les palaces cannois et Monaco en aspirant une grande partie), Nice attire dorénavant une clientèle mondialisée, classe moyenne et petite bourgeoisie, que seuls les bains de mer et le bronzage préoccupe. Les soirées mondaines où l’Art tenait une place central (danse, musique, théâtre, opéra) apparaissent comme des vignettes d’un autre temps, évacuées par une propension obscène au spectacle de l’argent (yachts, voitures tape-à-l’œil).

Les riches d’hier et les nantis d’aujourd’hui n’ont plus grand chose en commun comme le soulignent ces deux expositions. Et pourtant comme le disait Paul Tissier:

«C’est chaque fois un problème difficile que d’établir un programme: public blasé, sujet presque épuisé, cadre toujours rigide; pourtant il y a toujours eu des fêtes et il y en aura toujours».

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