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En Turquie, l’armée reprend la main: voilà ce qu'affirment certains milieux libéraux ou d'opposition alors que le bilan de huit semaines d’offensive faisait état au 13 septembre de 113 membres des forces de sécurité, 92 civils et 250 à 300 combattants du PKK (parti des travailleurs du Kurdistan) tués.
Une majorité de Turcs s'étaient réjouis de la mise à l’écart des militaires par le régime islamo-conservateur. Mais, disent maintenant certains observateurs, le Président Erdogan est en train d’offrir une «nouvelle légitimité» à ses anciens ennemis.
«La guerre contre les Kurdes va renforcer la résurgence du militaire, ainsi que le nationalisme véhément qui va avec, et elle va complètement inverser la relation entre Mr. Erdogan et les généraux», prédit par exemple Halil M. Karaveli, chercheur à l’Institut d’Asie centrale-Caucase. «Avec une telle connivence entre M. Erdogan et l’armée, les perspectives pour la démocratie turque ne sont pas vraiment réjouissantes», conclut-il.
Défiance généralisée
Que sait-on vraiment de l’armée turque aujourd’hui? Quelle relation entretient-elle avec le régime de l’AKP (Parti de la Justice et du développement, au pouvoir depuis 2002, islamo-conservateur devenu islamo-nationaliste ces dernières années)? avec le président RT. Erdogan? Un pacte est-il imaginable, et si oui en quoi consisterait-il?
D’abord, l’armée de 2015 est fragilisée, divisée, toujours traumatisée par les arrestations et procès dont plusieurs centaines de ses officiers ont été l’objet entre 2008 et 2013, quoiqu’ils aient tous été libérés. Une grande partie de ces derniers éprouvent un profond sentiment de méfiance à l'égard du haut commandement. Selon l'expert Metin Gurcan, qui a servi en Asie centrale avant de démissionner de l’armée turque en 2008, cette méfiance clive jusqu’aux généraux eux-mêmes.
Les uns accusent les autres de n’avoir ni vraiment bougé ni suffisamment réagi, bref de les avoir laissés tomber, lorsqu’ils ont été arrêtés, emprisonnés et jugés. C’est le fameux séminaire de 2003, qui leur reste au travers de la gorge, celui-là même, un «exercice de simulation» a prétendu l’Etat-major, dont l’enregistrement a été utilisé comme preuve à charge pour tentative de coup d’Etat contre le gouvernement AKP sous le nom de code «Balyoz». Qu’il y ait dans l’armée de la corruption, ça, les militaires peuvent en avoir conscience. Et éventuellement s’en tenir à l’écart. Mais cette histoire de séminaire c’était différent: «Quand on est officier et qu'on est convoqué pour participer à un séminaire, on y va, on n'a pas le choix; se faire arrêter ensuite pour y avoir participé et ne pas se faire dédouaner par ses supérieurs, voilà qui ne passe pas…» explique Gareth Jenkins, analyste et spécialiste des affaires militaires turques.
Marchandages entre l’armée et l’AKP
Sur le plan idéologique, la grande majorité des soldats restent kémalistes, profondément attachés à une laïcité qui contrôle la mosquée plutôt qu’elle ne la sépare de l’Etat, mais selon plusieurs de ceux qui ont pu parler avec la nouvelle génération, celle-ci reconnaîtrait que la vieille élite est allée trop loin sur certains marqueurs laïques comme le port du foulard.
Les relations entre l’armée et le gouvernement AKP tiendraient plutôt des marchandages stratégiques, prétend Metin Gurcan:
«L’armée turque négocie pied à pied avec le gouvernement: elle a pu demander des ressources financières et matérielles pour transformer l’armée et en échange accepter par exemple que la Gendarmerie soit rattachée au Ministère de l’intérieur. C’est donnant-donnant, une sorte de coordination mais l’armée n’ouvre pas les bras à Erdogan».
Erdogan veut re-modeler l’armée à sa vision du monde
Car la confiance entre l’armée et RT Erdogan, elle, est proche du niveau zéro. Exemple: début août 2015, le Conseil militaire suprême (YAS) aurait rejeté la demande du Président turc d’exclure certains officiers du fait de leur supposée appartenance à la mouvance guléniste, l’ancienne alliée de RT Erdogan que ce dernier veut désormais éradiquer et dont l’armée a pourtant été victime puisque ce sont souvent des «gulénistes» dans la justice et dans la police qui ont procédé aux arrestations et enquêtes à charge contre les militaires à partir de 2009.
Malgré cela le YAS n’a pas satisfait la demande du Président RT Erdogan soupçonnant ce dernier de «vouloir modeler l’armée selon sa vision du monde, qui n’est pas celle du YAS (…) et de se servir de ce prétexte pour se débarrasser des officiers que l’AKP ou lui-même ne veulent pas voir dans l’armée» suggère Emre Uslu, l'une des figures gülénistes influentes, bon connaisseur de l’appareil sécuritaire turc, qui s’est exilé aux Etats-Unis et enseigne désormais à l’Université internationale de Virginie.
Syrie, Etat islamique: les sujets de friction sont nombreux
Depuis le début de la guerre en Syrie, les sources de friction entre l’armée et le gouvernement islamo-conservateur n’ont pas manqué non plus. Le haut commandement désapprouve la politique de laissez-faire, voire de soutien, menée par le gouvernement vis-à-vis de l’Organisation de l’Etat islamique (OEI).
Et il s'oppose absolument à l’intervention terrestre que rendrait nécessaire l’établissement d’une zone tampon au nord de la Syrie à laquelle aspire le président Erdogan qui a entamé un véritable bras de fer avec l’armée afin de vaincre sa résistance à ce sujet.
«Bien qu’elle soit complètement opposée à ce qu’il y ait une entité kurde le long des frontières turques, l’armée se méfie de ce que le gouvernement veuille l’embringuer dans une aventure militaire en Syrie» écrit le chroniqueur Semih Idiz.
Empêchée de poursuivre les «terroristes» du PKK
Enfin, le processus de paix mené depuis 2009 et surtout 2012 par les services secrets avec le leader kurde historique Abdullah Ocalan, emprisonné depuis seize ans, a ajouté à l’inconfort de l’armée. Au flou et au vague des propositions émanant du gouvernement qui n’a jamais vraiment dit ce qu’il était prêt à céder, s’est ajouté le vide juridique dans lequel l’armée se trouvait.
Après 2012, l’armée a ainsi reçu l’ordre de ne pas conduire d’opérations contre les combattants du PKK (parti des travailleurs du Kurdistan, listé comme terroriste par les Etats-Unis et l’Union européenne) puisque ces derniers étaient censés se replier hors de Turquie.
Mais aucune loi n’avait été votée qui aurait protégé les militaires d’éventuelles poursuites pour n’avoir pas mené d’opérations contre ces membres du PKK, toujours considérés comme «terroristes». Concrètement, si un officier apprenait qu’un groupe du PKK circulait à proximité, il devait se retenir de lancer une opération contre ce groupe. Mais il n’avait aucune assurance de ne pas devoir comparaitre plus tard pour n’avoir… pas engagé de poursuites contre des terroristes.
Echaudés par les vagues d’arrestations et les procès parfois arbitraires des années 2008-2013, de nombreux officiers auraient vécu avec cette épée de Damoclès sur la tête et la peur de se retrouver de nouveau au banc des accusés.
L’armée frustrée
Cependant une grande majorité des officiers supérieurs –plus que la base– auraient désormais admis la dimension socio-économique de ce conflit, et la nécessité d’un processus politique pour le résoudre, mais dans une certaine limite.
Car en août 2014, le chef d’Etat major, Necdet Ozel a publiquement exprimé les réserves des militaires à propos du processus de paix, rappelant que l’unité de la nation constituait à leurs yeux «une ligne rouge».
Et c’est toujours «l’allergie de l’armée au PKK» selon l’expression d’un observateur de l’intérieur, qui prime. «Liquider le PKK est leur but principal, sans aucun doute» poursuit-il. Or on voit mal comment un processus de paix peut aboutir sans négocier avec le PKK. Sur fond de nationalisme ethnique, ce désir de vengeance des militaires est évidemment nourri par la mort de dizaines de jeunes soldats, d’origine très modeste le plus souvent, tués dans les attaques ou les attentats commis par le PKK et dont il faut rapporter le corps aux familles. Les soldats français qui se battaient en Algérie durant la guerre d’indépendance ont connu exactement le même sentiment vis-à-vis du FLN (Front de libération nationale).
Caresser la fibre nationaliste de l’armée ?
Sous le choc de sa défaite aux élections du 7 juin –la majorité parlementaire qu’il voulait pour instaurer un système présidentiel lui a été refusée– le Président turc a senti le vent tourner d’autant que le chef de l’Etat-major de l’époque, Necdet Ozel, s’est alors très clairement distancié de lui dans les jours qui ont suivi cette défaite.
Paniqué, RT Erdogan joue l’une de ses dernières cartes, et table sur cette offensive pour caresser la fibre nationaliste turque –y compris de l’armée– et remporter la mise lors du nouveau scrutin fixé pour le 1er novembre.
Seulement à la différence des années 90, la guerrilla est devenue urbaine avec une jeune génération kurde peu formée (les combattants du PKK les plus aguerris se battent en Syrie). Avec la gendarmerie, les unités spéciales et forces antiterroristes de la police sont en première ligne –et les snipers qui vont avec comme on l’a vu à Cizre. Or ni la police, rouage essentiel du pouvoir de l’AKP et de RT Erdogan, ni l’armée ne savent combattre en ville.
«La frustration est grande dans l’armée et certaines déclarations de responsables de l’AKP n’arrangent pas les choses» confirme Gareth Jenkins. Tels, sans doute, les propos de l’ancien ministre de l’énergie Taner Yildiz, prétendant que son plus grand désir était de mourir en martyr alors qu’il venait de dépenser 100.000 euros dans une nouvelle Mercedes blindée et que tous les jours des soldats et des policiers sont tués.
Quel accord, quel pacte ?
Plus que de collaborer avec elle, RT Erdogan utilise l’armée
Gareth Jenkins
«Plus que de collaborer avec elle, RT Erdogan utilise l’armée», suggère Gareth Jenkins. «Il est fort probable qu’Erdogan et l’AKP veulent pousser l’armée sur le devant et l’utiliser comme bouclier afin que la pression qu’ils subissent se relâche», précise Emre Uslu.
Or l’opinion publique s’est révélée plus critique à l’égard de RT Erdogan et de son gouvernement que ces derniers ne s’y attendaient. Fait nouveau: les funérailles des civils mais aussi des militaires sont devenues le cauchemar des officiels de l’AKP et du Président Erdogan qui s’y trouvent conspués par la foule.
Dans cette video, un lieutenant-colonel de Gendarmerie (son jeune frère, également un militaire, a été tué et se trouve dans le cercueil) accuse ceux qui parlaient de paix de faire maintenant la guerre.
«Ce lieutenant-colonel a déclenché un grand mouvement de sympathie dans le public. Je serais étonné que la Gendarmerie qui a ouvert une enquête le punisse» déclare Gareth Jenkins auteur de plusieurs ouvrages et articles de référence sur la Turquie.
Là c’est le journal humoristique Leman qui fait sa une avec un RT. Erdogan si effrayé qu’il se cache sous le cercueil d’un soldat:
Sur l'image, l’officier: «Comment peut-on dire "Je veux devenir un martyr" alors qu’on vit dans un palace protégé par 30 gardes du corps et qu’on circule en véhicule blindé. Ceux qui parlaient jusqu’à hier de solution, aujourd’hui veulent la guerre. Si tu veux devenir un martyr, tu n’as qu’à aller là où on se bat…» Erdogan: «Chuut…ne fais pas de bruit, nous sommes dans l’endroit le plus sûr actuellement».
«Le commandement militaire a parfaitement conscience qu’il n’y a pas de stabilité possible tant que RT Erdogan est au pouvoir. Même si l’AKP obtenait la majorité aux élections du 1er novembre, les dommages sociaux, économiques et politiques sont trop importants. Les officiers turcs parlent anglais, ils savent qu’à l’international l’image de RT Erdogan est désastreuse», explique Gareth Jenkins qui, pour toutes ces raisons, ne croit pas en une collusion possible entre l’armée et le Président turc.
Un coup d’Etat militaire alors? Comme par le passé, en 1960, 1971 et 1980 et même en 1997? Ou comme en Egypte en 2013? Aujourd’hui l’armée turque, pourtant la seconde de l’Otan, est affaiblie et divisée. Sans doute n’a-t-elle plus le soutien populaire suffisant pour risquer avec un coup d’Etat d’obtenir le résultat contraire à celui escompté et renforcer le courant islamo-nationaliste.