Culture

«Marguerite» ou la passion tragi-comique du faux

C’est quoi chanter faux? C’est le faux de quelle justesse, de quel ordre, de quelle règle? C'est ce qu'explore le nouveau film de Xavier Giannoli.

Catherine Frot dans «Marguerite» © 2015 Concorde Filmverleih GmbH
Catherine Frot dans «Marguerite» © 2015 Concorde Filmverleih GmbH

Temps de lecture: 3 minutes

On entre comme dans… comme dans un film français, reconstitution d’époque (années 1920), costumes et bibelots, personnages typés, intrigue ciselée. Dans une grande maison bourgeoise, des notables s’assemblent, des jeunes gens s’invitent, la maîtresse de maison va faire un récital, il y a des curiosités de cabinet, un petit dosage de gags, de charge sociale pas méchante, de notations dans les coins. La dame se lance dans une interprétation de La Reine de la nuit, parfaitement calamiteuse.

Elle chante faux comme une casserole, on a compris, Marguerite sera une comédie un peu vache dénonçant le règne du faux, l’hypocrisie des puissants, s’amusant aux dépens d’une fofolle qui se rêve cantatrice, et des courtisans intéressés par la fortune du mari ou corsetés par les convenances de caste. On peut le voir et l’entendre ainsi.

On peut aussi, et dès lors le film devient troublant, émouvant, passionnant, compliqué, glisser du côté de cette Marguerite complètement allumée et complètement sincère.

On peut ricaner avec et de l’artiste avant-gardiste qui promeut cette voix qui déraille, entre raillerie et transgression, ou se souvenir de Tristan Tzara, et des stridences autrement dissonantes qui ont échauffé les oreilles de l’Europe entre 1914 et 1918.

C’est quoi, chanter faux? C’est le faux de quelle justesse, de quel ordre, de quelle règle?

 

 

 

Christa Théret, Sylvain Dieuaide dans Marguerite © Concorde Filmverleih GmbH

Ou, côté Marguerite, c’est quoi, entendre dans sa tête l’absolu de la beauté, et que personne ne la partage, et devenir la risée ou l’objet du mépris? Qui décide? Qui maintient l’ordre?

C’est quoi, la beauté des esthètes, des gens de goût? Cette police-là, qui repose sur des lois d’autant plus implacables qu’elles sont non écrites, et peuvent être changées du jour au lendemain au gré de vents, des modes, peut être terrible.

Dans Marguerite, la dimension comique demeure, même si elle se colore de plus en plus en noir. Elle n’est que la facette la plus visible –le masque?– d’un trouble que la délicatesse un peu molle du mari, la loufoquerie désespérée du prof de chant, la recherche méticuleuse par le domestique d’une justesse qui ne serait pas celle de la voix mais d’une manière d’exister parmi les autres. Le domestique est noir, il travaille chez des bourgeois français des années 20, il a toutes les raisons de savoir ce que signifie dissoner dans le monde.

Voilà un peu plus de 20 ans, le 20 octobre 1994 très exactement, l’écrivain, professeur et musicien Francis Marmande publiait dans Le Monde un texte politique trop profond pour attirer l’attention, intitulé Les Chaudrons au tableau! (lien payant). Il y écrivait:

«On dénombre dix-sept manières différentes de chanter "faux", toute une sémiotique. Le seul point commun de ceux qui chantent faux comme des chaudrons, c'est qu'ils aiment chanter. Cette passion du faux confond. »

La passion de Marguerite confond éperdument. Tout comme confond l’implacable adhésion à un «juste» qui, pour peu qu’on veuille bien ne pas en rester à la seule ligne mélodique, tourne très vite au normatif, académismes innombrables (y compris et désormais souvent académismes de la transgression), snobisme des uns contre populisme des autres.

Catherine Frot dans Marguerite  ©2015 Concorde Filmverleih GmbH

Si on fait un court métrage sur une bonne femme un peu piquée qui chante faux et à qui personne n’ose le dire, on a un film-gag, entre moquerie et dénonciation convenue. Si on fait un long métrage de plus de deux heures déterminé à rester, quoiqu’il arrive, aux côtés de cette dame, il se passe inévitablement autre chose, qui perturbe, retourne, et finalement critique la petite mécanique ironique. Ce sont cette durée, et cette présence, qui est bien sûr aussi celle de l’actrice, qui sauvent le film de lui-même et l’emporte bien au-delà. La fausseté extrême de son chant, fausseté longuement fabriquée par les sound designers, dissonance spectaculaire à tous les sens du mot, est la condition de la fable, ce qui permet de rendre audible –c’est le cas de le dire–, et de rendre audible à tout le monde, ce qui tremble et dérange. C’est assez compliqué, en effet, mais si la dame chantait seulement «pas très bien», ou des airs inappropriés, on se retrouverait inévitablement dans des partis-pris qui excluent ceux qui ne les partagent pas. Il fallait qu’elle chante absolument faux pour que l’idée même d’absolu, qui accompagne le jugement de goût de sa loi d’airain, puisse être remise en cause.

Sans doute on peut rire de la passion de Marguerite, passion au sens de don absolu (là aussi) de soi et au sens de souffrance, passion au nom d’une idée qui est à la fois représentation d’elle-même par l’aspirante cantatrice et idéalisation d’une abstraction, «La Musique». Mais tout dans le film, à commencer par l’interprétation de Catherine Frot qui ne caricature jamais celle qu’elle interprète, qui la défend jusqu’au bout avec la même vaillance, fait qu’on retrouve ce qui portait déjà les deux meilleurs films de Giannoli, Quand j’étais chanteur et A l’origine. L’attention à une folie portée par une image de soi, mais qui pousse en avant, et jusqu’à l’abime. Ça fabrique aussi des héros, ou des martyrs, qui peuvent être bien plus stupides que cette chère Marguerite, et infiniment plus dangereux.

1 — Bien heureusement, l’irréfutable André Minvielle en a fait… une chansonRetourner à l'article
 

Marguerite 

De Xavier Giannoli, avec Catherine Frot, André Marcon, Michel Fau, Christa Théret, Denis Mpunga. 
Durée: 2h07. Sortie le 16 septembre.

 

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