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En Ukraine, l'argent de la corruption est toujours roi

Malgré ses grandes promesses de réforme, Petro Porochenko a toujours beaucoup de mal à briser le pouvoir des oligarques.

Près de Vasylkiv, dans la région de Kiev en Ukraine, le 10 juin 2015. REUTERS/Valentyn Ogirenko
Près de Vasylkiv, dans la région de Kiev en Ukraine, le 10 juin 2015. REUTERS/Valentyn Ogirenko

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Voici quelques semaines, le président ukrainien Petro Porochenko publiait un article dans le Wall Street Journal vantant les réussites de son gouvernement depuis son accession au pouvoir. En premier lieu, il mettait en avant la lutte contre l'héritage de «plus de vingt ans de gouvernance à la soviétique, faite de corruption endémique, de clientélisme et de faillite politique». Il mentionnait la formation de nouveaux effectifs de police qui, espère-t-on, seront exempts de concussion. Il précisait sa volonté de réformer le système judiciaire, depuis longtemps pourri par les pots-de-vin, et se targuait d'avoir su recruter de «jeunes réformateurs» à l'extérieur du pays, afin d'offrir de «nouveaux visages» à son gouvernement.

Mais, avant tout, il célébrait l'avènement d'une nouvelle gouvernance qui, selon lui, valorisait l'ouverture et la responsabilisation vis-à-vis des citoyens:

«Aujourd'hui, à la suite d'élections libres, équitables et acclamées dans le monde entier, écrivait-il, le leadership ukrainien n'a jamais été aussi transparent et responsable».

Le manque de transparence

Ce qui semble tout à fait merveilleux –si merveilleux, en fait, que j'ai décidé de prendre le président au mot. Notamment, j'ai été intrigué en lisant qu' «au cours de l'année dernière, 2702 anciens fonctionnaires ont été condamnés pour corruption». Si cela était vrai, il serait parfaitement absurde que le gouvernement ne précise pas davantage les choses. Un tel palmarès aurait de quoi rester dans les annales. (Et les procès pénaux en Ukraine, comme dans la plupart des pays, sont généralement ouverts au public).

Pourtant, lorsque j'ai demandé à l'administration présidentielle la liste de ces condamnés, j'ai essuyé un refus. En guise d'explications, on m'a répondu que ces noms étaient «confidentiels». Tant pis pour la nouvelle transparence dont se targue l'Ukraine post-Euromaïdan.

Malheureusement, une telle réticence est tout à fait symptomatique. Le président est aujourd'hui pressé par Washington, Bruxelles, les institutions financières internationales et, évidemment, les citoyens ukrainiens, de concrétiser ses promesses de réforme et de réduction de la corruption. Que les forces de l'ordre ukrainiennes changent de nom et passent de «milice» à «police» ne suffit pas, en soi, à transformer en profondeur un ministère de l'intérieur boursouflé, corrompu et incompétent. De même, aucun gros titre ne pourra camoufler la stagnation des initiatives présidentielles contre la corruption et le fait qu'à 72%, les Ukrainiens estiment que l'Ukraine est sur la mauvaise pente. Le conflit avec les séparatistes pro-russes à l'Est et la corruption étant, pour eux, les deux plus gros points noirs.

La corruption d'en haut

La triste réalité, c'est que l’État ukrainien a toujours et surtout pourri par la tête, de par le cynisme et la corruption d'un conglomérat de hauts responsables politiques et de magnats industriels

La triste réalité, c'est que l’État ukrainien a toujours et surtout pourri par la tête, de par le cynisme et la corruption d'un conglomérat de hauts responsables politiques et de magnats industriels –là où, précisément, sont bloquées les initiatives de Porochenko. La petite corruption, commune à tant de pays, n'est pas tant ce qui menace les réformes ukrainiennes. Au contraire, si la volonté réformatrice du président peine à se concrétiser, c'est à cause d'une corruption de haut niveau, d'une ampleur telle que seuls trois autres pays sur les 15 de l'ex-URSS font pires que l'Ukraine, selon Transparency International.

Fondamentalement, le problème relève de l'incapacité du président à donner suite à ses promesses en luttant contre les oligarques –des hommes d'affaires politiquement très bien connectés, dont l'emprise économique se voit renforcée par une mainmise sur les médias les plus influents du pays. 

La gronde contre les oligarques a d'ailleurs été l'un des principaux moteurs du mouvement Euromaïdan, lui-même cause de la destitution du président Viktor Ianoukovytch, vu comme le parangon du système oligarchique. Ironie du sort, le millionnaire/politicien Porochenko sera celui que les subséquentes élections porteront au pouvoir (un homme qui avait été ministre sous Ianoukovytch). Dans son nouveau livre Ukraine: What Went Wrong and How to Fix It, Anders Aslund écrit: «en Ukraine, les magnats des affaires se sont emparés de l’État bien plus que dans n'importe quel autre ex-pays communiste» et avertit que «le pouvoir des oligarques se doit d'être brisé» pour espérer le succès des réformes.

Bien conscient que sa volonté de réformer le système ne sera crédible que si le pouvoir des magnats se voit jugulé, Porochenko a fait de la «désoligarchisation» l'un des points forts de sa campagne anti-corruption. Il y a quelques mois, il faisait grand bruit en virant Ihor Kolomoïsky, l'un des hommes d'affaires les plus puissants du pays, de son poste de gouverneur de l'oblast de Dnipropetrovsk. En juin, un bureau national de lutte contre la corruption était mis en place. Le parlement allait adopter une très sévère «loi de lustration» censée déraciner les ex-fonctionnaires soviétiques (et l'état d'esprit qui va avec). De même, Porochenko s'est accordé les services d'un célèbre étranger, l'ancien président géorgien Mikheil Saakachvili, en le nommant gouverneur de l'oblast d'Odessa, région réputée pour sa corruption.

La perception aigüe des Ukrainiens

Mais les Ukrainiens ne sont pas dupes. Dans un récent sondage mené par l'International Republican Institute (IRI), 40% des Ukrainiens déclaraient n'observer aucun changement, et 32% estimaient que le changement était trop lent. D'aucuns voient dans la médiatisation des arrestations de fonctionnaires un «spectacle bas de gamme» et un «village Potemkine de sanctions vides». Le mois dernier, une lettre ouverte signée par les principales organisations ukrainiennes de la société civile exhortait le président à «débloquer» son programme de lutte contre la corruption.

Une réaction à l'échec de Porochenko à endiguer le pouvoir des oligarques, qui contrôlent toujours l'économie nationale et les principales chaînes de télévision du pays. Les élites dirigeantes ukrainiennes ont toujours joui d'une immunité judiciaire de facto et ne cessent d'être au-dessus des lois, épargnées qu'elles sont par la «campagne de désoligarchisation». Nombreux sont ceux qui ont pu fuir le pays et échapper aux demandes de poursuites émanant de la société civile. Même s'il n'est plus gouverneur, Kolomoïsky dirige toujours la plus grande banque ukrainienne et l'un des plus influents réseaux de télévision du pays. Encore plus bizarre: les empires industriels des alliés de Ianoukovytch, y compris celui de son fils aîné Oleksandr, sont toujours en place à l'Est du pays et sont toujours ô combien profitables à l'entourage de l'ancien président.

Le problématique lobby du gaz

Toute initiative visant à desserrer l'étau oligarchique devra commencer par le secteur énergétique et les milliards qu'il a pu siphonner au budget national

Toute initiative visant à desserrer l'étau oligarchique devra commencer par le secteur énergétique et les milliards qu'il a pu siphonner au budget national. L'un de ses magnats les plus visibles est sans doute Dmytro Firtash, qui a débuté dans le commerce gazier dans les années 1990 grâce au soutien (ce qu'il a personnellement reconnu devant l'ambassadeur des États-Unis) d'un parrain de la mafia, Semion Mogilevich, aujourd'hui recherché par le FBI. Avec d'autres membres du «lobby du gaz», Firtash a su tisser de très avantageux liens avec les présidents (y compris Porochenko), le parquet et les services de sécurité ukrainiens. De fait, les câbles diplomatiques révélés par Wikileaks montrent toute l'ampleur de la corruption dans le secteur de l'énergie, avec un niveau de détail bien supérieur à ce que peuvent offrir la présidence ou les force de l'ordre ukrainiennes, qui ont d'ailleurs toujours démenti leurs liens avec Firtash. 

En réalité, la collaboration entre Porochenko et Firtash remonte à la présidence de Leonid Koutchma, avant même la Révolution Orange de 2004. Moins d'un mois après la révolution d'Euromaïdan, Porochenko se rendait à Vienne en compagnie du champion de boxe (et désormais maire de Kiev) Vitali Klitschko, afin de s'attirer les faveurs de Firtash, qui attendait dans la capitale autrichienne son procès pour corruption après la demande d'extradition formulée par le gouvernement américain. A Vienne, Porochenko et Klitschko allaient accorder aux leaders du «lobby du gaz» (Firtash, l'ex-ministre de l'énergie Iouri Boïko et l'ancien chef de cabinet de Ianoukovytch, Sergei Levochkin) une immunité judiciaire en échange du patronage –sous forme d'argent, de réseaux et d'influence médiatique– de leurs ambitions politiques. «Nous avons obtenu ce que nous voulions» – Porochenko président et Klitschko maire – a pu fanfaronner Firtash devant les magistrats viennois. Et sans l'implication de Levochkin, le régime de Ianoukovytch aurait été incapable de poursuivre ses manigances –mais l'homme est aujourd'hui intouchable.

En accordant l’immunité au «lobby du gaz» dans un marchandage politique, Porochenko brise non seulement ses promesses de débarrasser l'Ukraine de ses oligarques, mais risque aussi de semer les graines d'une éventuelle contre-révolution. Levochkin et Boïko, l'ex-ministre de l'énergie, dirigent le Bloc d'Opposition au parlement, qui accueille les anciens partisans de Ianoukovytch et promeut des positions pro-russes extrêmes, radicalement opposées à la volonté d'intégration européenne de Porochenko.

 

 

Un militant portant un masque représentant le président Petro Poroshenko place de faux dossiers criminels dans de fausses toilettes lors d'une manifestation contre la corruption du gouvernement à Kiev, Ukraine, le 17 juin 2015. REUTERS/Gleb Garanich

Et même en deçà de son cynisme politique, Porochenko a entravé ses propres projets sur un plan judiciaire par un mauvais maniement des réformes et des nominations aberrantes. Le parquet ukrainien, en sureffectif patent et corrompu jusqu'au trognon, a quasiment été épargné. Un problème que Porochenko a aggravé en nommant des procureurs incompétents et corrompus, qui se sont vite discrédités par leur inaction ou en défendant leurs collègues ripoux. Ce qui n'a fait que perpétuer une culture de justice sélective: les élites dirigeantes et les oligarques ne sont jamais poursuivis (sauf s'ils sont arrêtés à l'étranger) tandis que les citoyens lambda sont déclarés automatiquement coupables, avec un taux de condamnations avoisinant les 99%.

Vitaly Yarema, le procureur général nommé après Euromaïdan, a quitté ses fonctions après à peine un an d'exercice, disgracié par son incapacité à poursuivre un seul représentant du régime Ianoukovytch pour meurtre ou pour la grande corruption qui avait mené l'Ukraine au bord de la faillite. A la mi-juillet, le parlement lançait des procédures visant à destituer son remplaçant, Viktor Shokin, après seulement six mois d'exercice. Des groupes de la société civile allaient brûler des effigies du magistrat pour protester contre ses entraves à des enquêtes menées sur des cas de grande corruption ou de meurtres de manifestants d'Euromaïdan non armés.

Que Porochenko se targue de la condamnation de 2702 fonctionnaires pour corruption est une bien misérable tentative de berner les Ukrainiens et l'Occident. Le récent sondage de l'IRI montre que son absence de volonté politique face à la corruption est remarquée par un nombre croissant de mécontents. Un échec qui diminue considérablement ses chances de réélection, comme pourrait en témoigner le président de la Révolution Orange, Viktor Iouchtchenko qui, en 2010, ne put compter que sur 5% d'opinions favorables, ce qui ouvrit la voie à la contre-révolution de Ianoukovytch.

Tandis qu'approche le second anniversaire d'Euromaïdan, en novembre, les Ukrainiens sont de plus en plus désabusés. Les populistes nationalistes gagnent du terrain et en appellent à la démission de Porochenko. Épargnés par un système corrompu, les forces pro-russes et les oligarques sont toujours aussi puissants qu'avant. Il faut que Porochenko tienne ses promesses. S'il ne les tient pas, comme on peut s'y attendre, l'intégration européenne sera immobilisée et la révolution d'Euromaïdan laissera dans les mémoires le même triste souvenir que la Révolution Orange, une décennie auparavant.

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