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Arrêtons de justifier l'immigration par des arguments économiques et démographiques

Il faut arrêter de soutenir à tout prix que l'immigration est utile pour les pays d'accueil: non parce que ce serait faux, mais parce que ce n'est pas ce qui motive les migrations en France, qui n'épousent plus désormais les besoins économiques du pays.

«1914-2014: un siècle d’évolution de la pyramide des âges en France», Population et Sociétés, Ined. Numéro 509, mars 2014.
«1914-2014: un siècle d’évolution de la pyramide des âges en France», Population et Sociétés, Ined. Numéro 509, mars 2014.

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L’Europe a désespérément besoin de jeunes immigrés pour combler les offres d’emplois non satisfaites dans certains secteurs, peupler les zones rurales désertées et remédier au déséquilibre des systèmes d’assurance publics, menacés par le tassement vers la hauteur de la pyramide des âges. C’est ce que soutenait une tribune de six chercheurs européens parue fin août dans le quotidien britannique The Guardian, mettant ce besoin en regard de la réticence des Etats européens à accueillir les vagues récentes de migrants, mis sur les routes de l’exil par la déstabilisation d’une partie du Moyen-Orient, en particulier par la guerre civile syrienne.

Quelques mois plus tôt, Roberto Savio, fondateur de l’agence de presse Inter Press Service, affirmait que l’Europe devait accueillir 10 millions d’immigrés sur son sol dans les prochaines années ou se résigner à mourir de manque de compétitivité à cause d’une population vieillissante. Il rappelait en quelques statistiques et remarques la situation actuelle et les prévisions pour l’avenir: alors qu’en 1960, on comptait en moyenne trois jeunes âgés de 0 à 14 ans pour une personne âgée (65 ans et plus), les projections de l’agence statistique de l’Union européenne Eurostat montrent que la proportion serait plutôt de deux personnes âgées pour un jeune en 2060. En Allemagne, pays où Michel Houellebecq est devenu un auteur culte pour son pessimisme et son nihilisme absolus, près d’un quart des hommes estiment que le nombre idéal d’enfants est de... zéro.

Roberto Savio conseille donc aux gouvernements européens de faire largement appel à l’immigration, dans un contexte où les principaux leaders rivaliseraient plutôt de réticences vis-à-vis de celle-ci. David Cameron a prononcé un long discours sur les choix d’immigration de la Grande-Bretagne, donnant raison à ses concitoyens qui estiment qu’elle n’était pas suffisamment régulée. En pré-campagne pour la primaire à droite de 2016, Nicolas Sarkozy s'est résolument engagé sur la voie d’un discours de rejet de l’immigration.

A gauche, à peine quelques banalités sur les droits de l’homme et le rappel d’un humanisme à la française sont audibles, mais le cœur n’y est pas vraiment. Une fois l'immense émotion suscitée par la photo d'Alyan Kudri, enfant syrien de 3 ans retrouvé mort sur une plage turque dans un naufrage en compagnie de son frère et de sa mère, également décédés, il y a fort à parier que les opinions européennes resteront fidèles aux tendances de ces dernières mois, allant du refus poli et gêné au rejet clairement exprimé de nouvelles vagues d'immigration. Tous les éditos généreux et accusatoires n'y changeront rien. Dans les discussions entre les Etats membres, le NIMBY (not in my back yard) est la règle: oui aux quotas, mais plutôt chez les voisins...

En France, les sondages sur l'immigration et la présence d'étrangers se suivent et se ressemblent ces dernières années: 70% estimant qu'il a trop d'étrangers début 2013, selon une enquête Ipsos pour le Cevipof, et la même proportion deux ans plus tard, selon une enquête OpinionWay pour le Cevipof. Sur la question spécifique des réfugiés, une majorité de 56%  s'oppose à leur accueil, selon un sondage Elabe pour BFMTV, publié le 2 septembre.

L'immigration comme instrument économique

Conscients des limites de l’altruisme des populations d’accueil, sur lesquelles l’argument moral ou humanitaire n’a quasiment pas prise, les initiateurs de ces appels à une immigration de peuplement renforcée les justifient la plupart du temps par les bénéfices escomptés d’une vague d’immigration dans les sociétés concernées.

Par exemple, selon une étude de l’OCDE citée par Roberto Savio, les migrants qui ont un faible niveau de diplômes sont, contrairement aux croyances répandues, bénéfiques du point de vue de l’équilibre fiscal des pays qui les accueillent, c’est à dire qu’ils paient plus d’impôts qu’ils ne bénéficient des prestations sociales. «Les efforts pour intégrer les immigrés devraient être vus comme un investissement plutôt que comme un coût.»

Mais sur le plan économique, c’est la question de l’impact de l’immigration de travail sur les salaires des autochtones qui est la plus brûlante, et la plus exploitée de part et d’autre dans les débats doctrinaires sur l’immigration. La controverse principale oppose les tenants de la complémentarité à ceux de la concurrence entre travailleurs immigrés et nationaux. Selon les premiers, les immigrés occupent des emplois délaissés par les autochtones, qui peuvent alors se spécialiser dans des activités plus qualifiées et donc plus rémunératrices. Une division du travail qu’on qualifiera cyniquement de gagnant-gagnant s’opère entre les populations. A l’inverse, les seconds croient voir dans l’immigration une substitution des travailleurs du pays d’accueil aux immigrés, ces derniers étant moins bien rémunérés et donc, plus arrangeants du point de vue de l’employeur. L'un des premiers slogans du Front national, en 1978, resté célèbre, était d'ailleurs une reformulation lapidaire de cette thèse: «1 million de chômeurs, c'est 1 million d'immigrés en trop. Les Français d'abord.»

L’économiste El Mouhoub Mouhoud explique dans un article sur les effets des migrations internationales que la thèse de la complémentarité est validée par l’observation, ce que confirme par exemple le fait que, dans les secteurs et régions qui connaissent des tensions sur le marché du travail pour des emplois non qualifiés, la demande est si difficile à satisfaire que ce sont les immigrés clandestins qui s’en chargent. Et quand la substitution existe, elle met surtout en concurrence des vagues d’immigration entre elles au profit des plus récentes, mais aussi entre «les nouvelles vagues de migrants algériens ou marocains [et] les secondes générations (les Français issus de l'immigration) de la même origine».

Les migrants ne viennent pas «pour réparer la pyramide des âges»

Venons-en enfin à l’argument le plus évoqué: l’urgence de rééquilibrer la pyramide des âges. En effet, les immigrés sont souvent plus jeunes que les populations d’accueil. Ils grossissent les rangs des gens en âge de travailler et, de plus, font des enfants. Pour autant, ce besoin de justifier l’immigration en montrant qu’elle est une bonne chose pour l’économie et la démographie du pays d’accueil est remis en question par le démographe François Héran dans sa contribution à un ouvrage collectif paru l’année dernière, Migrations et mutations de la société française, l’état des savoirs.

«Quel besoin avons-nous de justifier les migrations par des arguments démographiques?», se demande le démographe, qui avertit que la France «n’échappera pas au doublement du nombre de personnes âgées à l’horizon 2060. Car le même mécanisme est partout à l’œuvre: la progression de l’espérance de vie.»

La spécificité de la France est que sa population croît par le double apport de l’excédent naturel (excédent des naissances et décès) et du solde migratoire (excédent des entrées sur les sorties), et est donc moins dépendante de ce dernier (donc de l’immigration) pour assurer le renouvellement de sa population. L’immigration permet une fécondité «de complément», note-t-il dans L’Express, plutôt que «de remplacement», comme chez nos voisins allemands.

Dans l’ouvrage cité plus haut, il détaille:

«L’afflux de jeunes migrants peut atténuer le vieillissement par le bas lié à la baisse de la fécondité, il est impuissant à contrer le vieillissement par le haut lié à l’allongement de la vie. Il existe une exception française en matière de fécondité, pas en matière de mortalité. Or, les populations vieillissent d’abord parce que la vie s’allonge. Les migrants n’y changeront rien. Il est vain de miser entièrement sur eux pour éponger le déficit des systèmes de retraite.»

«La contribution des migrants au redressement des systèmes de pension, conclut-il, est forcément limitée, puisque le vieillissement tient d’abord à l’allongement de la vie.»

Dans le même ordre d’idées, selon l’économiste El Mouhoub Mouhoud, «les besoins des sociétés vieillissantes en termes d'immigration sont importants mais ce n'est pas l'immigration qui réglera les problèmes de taux de remplacement entre les inactifs et les actifs même si, comme le montrent de nombreux travaux, une immigration zéro, par exemple, alourdirait considérablement les taux de dépendance.»

Surtout, rappelle Héran, le discours de promotion des bienfaits économiques et démographiques de l’immigration et ses motivations actuelles sont en décalage:

«Les politiques migratoires des pays de vieille immigration (dont la France) semblent ignorer que la grande majorité des migrants s’installent en application du droit international et nullement parce qu’ils répondraient aux besoins démographiques ou économiques de la société. C’est un fait d’observation: les migrants ne sont pas là pour réparer les pyramides des âges ou boucher les déficits de population active; ils viennent parce qu’ils ont le droit de migrer et que l’exercice de ce droit leur offre l’occasion d’améliorer leur sort et celui de leurs proches.»

L’analyse des types de titres de séjour délivrés aux migrants non européens en France durant les années Sarkozy (de 2005, lorsqu’il est nommé ministre de l’Intérieur, à la fin de son mandat présidentiel, en 2012) montre que la migration de travail (hors saisonnier) représente, sur les années 2008-2012, environ 15.000 individus par an. C’est à dire une goutte d’eau en comparaison des 190.000-200.000 migrants qui entrent sur le territoire légalement chaque année.

En somme, dans les pays d’immigration ancienne dont la France, «les flux migratoires n’épousent plus la conjoncture économique depuis la fin des années 1970, la logique des droits prévalant sur celle des marchés». Dans le détail, l’ensemble composé des catégories «familles de Français» et «regroupement familial» compte pour environ 85.000 entrées en 2012, les étudiants constituant l’autre gros bloc des entrées avec près de 60.000 entrées.

«[...] la grande majorité des migrants ont obtenu leur titre en application des conventions internationales qui garantissent le droit d’épouser qui l’on veut, le droit de vivre en famille, le droit d’asile pour les demandeurs menacés dans leur personne (à quoi s’ajoute la circulation des étudiants internationaux, dont la France ne peut décemment s’abstraire).»

«Je suis désolé mais je ne pense pas que les arguments utilitaristes, qu'ils soient économiques ou démographiques, sont nécessairement de bons arguments», soulignait encore récemment le démographe sur RFI. 90% des flux migratoires annuels en France ne sont pas le résultat de nos besoins, mais de droits, rappelle-t-il. Sa vision est d'ailleurs extrêmement intéressante –et rare– sur le sujet, puisqu'à un moment de l'émission, il doit rappeler que les chercheurs en sciences sociales ne sont pas là pour rassurer sur l'immigration, ni d'ailleurs pour inquiéter, mais pour tenter de proposer une vision la plus objective possible du phénomène.

En clair, comme le démographe le soutient dans l'interview de L'Express, les politiques sont largement impuissants. Or, cette idée d'impuissance est insupportable pour l'opinion, qui y voit la démission de la politique au profit de logiques économiques (libre circulation des biens et marchandises) ou diplomatiques (les conventions qui assurent la libre circulation des personnes).

C'est peut-être la raison pour laquelle ceux qui souhaitent un peu plus de générosité de la part des pays d'accueil insistent sur une immigration utile, à grand renfort d'études et de graphiques. Comme on l'a vu, c'est un peu plus compliqué. Et cette justification passe surtout pour une tentative de faire de nécessité vertu: si l'Etat est impuissant à réguler les flux, autant affirmer qu'il en a l'initiative! C'est surtout une preuve du niveau de crispation des sociétés européennes sur le sujet: le simple argument du droit des individus à migrer et à s'installer ailleurs n'est plus de nature à convaincre les opinions publiques.

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