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Au Liban, les ordures à l'origine d'un nouveau printemps?

Excédés par des années de décrépitude, l’absence d’horizon et un conflit syrien qui gangrène leur pays, plusieurs milliers de Libanais manifestent depuis une dizaine de jours au centre de la capitale.

REUTERS/Aziz Taher.
REUTERS/Aziz Taher.

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Beyrouth (Liban)

Ils ont été fidèles au nouveau rendez-vous. Après un premier week-end, les 22 et 23 août, de mobilisation sans précédent depuis au moins dix ans, des dizaines de milliers de Libanais ont de nouveau répondu à l’appel de la société civile le samedi 29 août, notamment celui du collectif «Tol’it Rihetkoun» («Vous puez»), pour crier leur leur colère face aux laxisme et à la corruption de leurs dirigeants.

Le déclencheur: une «simple» crise d’ordures, amorcée le 17 juillet par la fermeture, prévue il y a déjà dix-huit mois, du plus grand dépotoir de la capitale et de ses environs.

Le mouvement a vite fait boule de neige. De quelques dizaines de manifestants au début, notamment des écologistes, alarmés par la catastrophe environnementale et sanitaire qui pointait à l’horizon, ils étaient plusieurs dizaines de milliers à se rassembler le week-end dernier, place des Martyrs, au centre de la capitale, pour exprimer leur ras-le-bol d’une crise qui cristallise plusieurs années de blocage politique, de paralysie des institutions de l’Etat et de recul économique. Mais aussi, sur un plan plus structurel, d’un régime politique de partage de pouvoir entre les différentes communautés qui n’a cessé d’entretenir, depuis l’indépendance en 1943, un cercle vicieux mêlant féodalisme, corruption et clientélisme.

Les manifestants ont ainsi appelé à la «chute du régime» et à une «Révolution» pour mettre fin au «système confessionnel» en place, exigeant plus ponctuellement la démission du ministre de l’Environnement et l’élection d’un chef de l'Etat, après quinze mois de vide présidentiel, lié à la crise syrienne et aux divisions internes que celle-ci a provoquées.  

Éviter la récupération politique

Certains veulent s’approprier le mouvement tandis que d’autres cherchent à le détruire

Une manifestante

Ces derniers craignent toutefois une manipulation du mouvement citoyen de la part des partis et leaders communautaires. «Certains veulent se l’approprier tandis que d’autres cherchent à le détruire parce qu’il met en cause l’ensemble de la classe politique, toute tendances confondues», souligne une manifestante. Le premier week-end de grande mobilisation, les rassemblements avaient d’ailleurs dégénéré en affrontements violents et actes de vandalisme, qui se sont poursuivis tout au long de la semaine entre contestataires et forces de l’ordre, avec une centaine de blessés des deux bords.

Une dérive imputée à l’infiltration «de fauteurs de troubles et d’éléments partisans, dont l’objectif était de saboter un mouvement indépendant, pacifique et fédérateur et de servir des intérêts politiciens ainsi que des agendas» locaux et régionaux, déplore Assad Zebian, l’un des fondateurs de la campagne.

Pour éviter de nouveaux dérapages samedi dernier, les organisateurs du collectif «Vous puez» avaient érigé des boucliers humains pour empêcher toute «infiltration suspecte», après avoir «chassé la semaine dernière un ministre qui voulait se joindre à la foule», précise l’activiste, qui se dit soucieux de préserver «l’indépendance de cette dynamique citoyenne», en dépit des appels de certains partis, la veille, à se rallier au mouvement. 

Une crise étroitement liée à la corruption

Le contrat conclu en 1990 confiait la gestion des déchets à une entreprise proche du Premier ministre de l'époque

La crise des déchets, qui a éclaté au grand jour il y a six semaines, remonte au milieu des années 1990, lorsque l’Etat, à peine sorti d’une guerre civile ayant duré quinze années, avait confié, à l’issue d’un appel d’offre opaque, la collecte et le traitement des déchets à une entreprise –Sukleen– dont les actionnaires étaient proches du Premier ministre de l’époque, Rafic Hariri.

Le contrat conclu couvrait, en outre, moins de 20% du territoire, ce qui a donné lieu, en l’absence de toute régulation, à la prolifération de décharges sauvages dans les régions en dehors de la capitale et de ses banlieues. Celles-ci sont désormais estimées à plus de 750 à travers l’ensemble du territoire, dont une trentaine qualifiées de très dangereuses sur le plan écologique et sanitaire.

Par ailleurs, le coût assumé par l’Etat pour rémunérer les services de la compagnie privée était jugé très élevé. Celui-ci culmine à quelque 160 dollars/tonne, contre moins de 90 dollars en Algérie, deuxième pays dans la région à payer le plus cher.

Le nouveau plan proposé par le gouvernement en janvier, même s’il comporte certaines réformes, n’est guerre plus prometteur, estiment certains. «Il impose plusieurs conditions de nature à dissuader les sociétés transparentes à participer à l’appel d’offres et à préserver les privilèges des différentes composantes de la classe politique», déplore Rabih El-Chaër, directeur de l'ONG Sakker el Dekkéné («Ferme ta boutique»), qui lutte depuis 2014 contre la corruption.

Un nouveau sursaut

De nombreux manifestants craignent d’ailleurs que leur mouvement ne provoque pas de changement réel, à l’instar de la «Révolution du Cèdre» de 2005, lorsque plus d’un million de personnes avaient investi les rues de Beyrouth pour réclamer le départ des troupes de Damas, après 29 ans d’occupation, la «Vérité» sur l’assassinat de l’ancien Premier ministre Rafic Hariri et le renouvellement de l’élite politique.

Dix ans plus tard, la situation n’est guère plus bonne; bien au contraire, celle-ci n’a cessé de se dégrader sur les plans politique et sécuritaire, tandis que la mauvaise gouvernance et la corruption n’ont fait que s’aggraver, et ce dans tous les domaines de la vie publique. De nombreux services et droits vitaux ne sont toujours pas assurés, dix ans après cette Révolution mais surtout vingt-cinq ans après la fin de la guerre civile. Le pays est toujours privé de courant 24h/24 depuis les années 1980, ou encore de transports publics, tandis que les habitants souffrent de pénuries d’eau récurrentes et d’un système défaillant de couverture sociale et de retraite.

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