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Avant de s'embourgeoiser, Burning Man était déjà la Silicon Valley

Les milliardaires de la net économie raffolent du festival libertaire, ce qui donne lieu à une critique récurrente de l'embourgeoisement du public qui aurait trahi ses valeurs fondatrices. Pourtant, la philosophie de Burning Man n'est pas si éloignée de celle qui prévaut sur la baie de San Francisco.

Le festival Burning Man dans le Nevada (REUTERS/Jim Urquhart).
Le festival Burning Man dans le Nevada (REUTERS/Jim Urquhart).

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En plein désert du Nevada se déroulera à partir de samedi comme chaque année le célèbre festival Burning Man, mélange de performances artistiques, d’expériences libertaires et transgressives et de rituels païens –le clou de la semaine étant la destruction par les flammes de la géante sculpture de bois qui représente un homme. Quiconque a déjà vu les reportages réalisés sur place ne peut qu'être en admiration devant la créativité déployée par les quelques 70.000 participants qui doivent, le temps d'une semaine, s'auto-gérer dans une ville éphémère dans des conditions climatiques difficiles.

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Mais depuis quelques années, la tenue du festival est l’occasion pour les médias de revenir sur les contradictions qui le travaillent: celui d’un événement radicalement anti-conformiste devenu le rendez-vous des fortunes de la Silicon Valley. Pour les accueillir, des camps «plug-and-play» ont été montés fournissant un confort très supérieur aux pratiques du participant de base, qui se contente d’une tente et doit apporter avec lui tout ce dont il aura besoin (à l’exception de la glace qu’on peut acheter sur place). 

Corruption consumériste?

Ce traitement VIP jure avec la philosophie du Burning Man: celle d’un événement communautaire et égalitaire, dans lequel chacun doit participer activement (c’est l'un des dix principes du festival). Cette attitude consumériste tranche aussi avec une autre valeur clé du Burning Man; l’échange d’argent y est proscrit tout au long de la semaine de festivités et l’économie du don y est la règle.

C’est un monde utopique de développement personnel, de création de projet en équipe et de communication libre

L’ironie d’un Burning Man étant devenu l’événement couru par les patrons de la Silicon Valley n’a donc échappé à personne et crée un certain malaise. Pourtant, le récit d’un festival créé par des artistes hippies amoureux des situationnistes à la fin des années 1980 et devenu au fil du temps une sorte de Forum de Davos alternatif laisse de côté la partie la plus intéressante de l’histoire. Au-delà de l'hypothèse d'une récupération ou d'une corruption par l'argent de beaux principes d'origine, plusieurs observateurs ont remarqué que Burning Man était en fait une incarnation de l’éthique de la Silicon Valley. 

L'utopie geek des «burners»

Selon l’historien Fred Turner, qui a écrit une histoire critique des racines hippies de la Silicon Valley, Burning Man célèbre la culture et les valeurs du monde high-tech depuis l’origine. Les cofondateurs de Google, Larry Page et Sergey Brin, s'y sont rendus tout comme Jeff Bezos, Mark Zuckerberg. Au-delà des stars milliardaires du secteur, il y a toujours eu un grand nombre de travailleurs des secteurs de l'information parmis les «burners». 

Le chercheur analyse dans un article la raison de cette passion pour le Burning Man: il voit dans le festival une réinterprétation des valeurs et des modes de travail du secteur des nouvelles technologies tel qu'il se développe dans la zone de la baie de San Francisco à la fin du siècle dernier. C’est un monde utopique de développement personnel, de création de projet en équipe et de communication libre, épris de méritocratie et éminemment «geek», dans la mesure où l'expérimentation y est reine –les participants rivalisent d'audace pour monter des structures artistiques monumentales sur place.

«Burning Man est la Silicon Valley»

Fortement impregné d'utopies de contre-culture, le secteur des nouvelles technologies de l'information a conservé des mouvements sociaux des années 1960 l'aspiration individualiste au développement de soi, ce qu'on retrouve dans les principes du Burning Man, qui encourage ses participants à l'expression radicale de leur être.

Jeux de son et de lumière, intense activité artistique... Burning Man est aussi une expérience mystique

C’est aussi ce qu’analyse l’anthropologue Alice Marwick dans son enquête sur les modes de vie des «micro-célébrités» de la Silicon Valley: la créativité, l’autonomie et la réalisation de soi par le travail y ont remplacé les principes des vieilles entreprises hiérarchiques et bureaucratiques, et ce sont aussi ces valeurs qui structurent la participation au Burning Man.

Elon Musk, fondateur de Tesla connu pour son inventivité et son audace entrepreneuriale, avait d'ailleurs dit un jour que «Burning Man est la Silicon Valley».

Communisme capitalistique

Dans son article, Turner souligne que Burning Man est aussi une expérience mystique relatée par de nombreux participants. Les jeux de son et de lumière, l'intense activité artistique qui y règne et, le cas échéant, les drogues, favorisent l'émergence d'un sentiment religieux très puissant. Et il y a dans cette expérience communautaire comme un miroir des «commons» si chers aux promoteurs d'un Internet libre et décentralisé, base d'une société en réseau sans hiérarchie –à tout le moins dans le récit enchanté du secteur.

Faites ce que vous voulez, exprimez-vous de manière radicale et envoyez chier tous les autres

L'économie de l'innovation californienne, note un sociologue sur le site Cyborgology, est une économie capitaliste qui repose sur la mise en commun des savoirs et des actions des individus et qui en bout de chaîne transforme cette contribution des masses en marchandises. D'une certaine manière, c'est aussi le paradoxe de Burning Man d'être une forme de communisme... capitalistique. Le magazine Tech Crunch rapporte qu'un ingénieur de Google avait perçu cette ressemblance

«Le pouvoir de Google réside dans le fait qu'il ne fait pas tout le travail. Les gens qui postent du contenu le font. C'est aussi le cas au Burning Man. Les citoyens y créent la grande majorité des choses.»

Plus dur encore, le magazine de gauche critique Jacobin estime que Burning Man représente le monde idéal des nouveaux capitalistes libertaires, dans lequel «de vagues notions de participation remplacent la vraie démocratie, et où la seule forme d’imposition est la charité libre». Son mot d’ordre –«faites ce que vous voulez, exprimez-vous de manière radicale et envoyez chier tous les autres»– correspond très bien à la manière dont l’élite high-tech envisage le monde.

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