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Adulé par l’extrême gauche, le modèle Correa est à bout de souffle

Autoritaire, anti-pluraliste et hostile à la presse, le président équatorien est de plus en plus isolé. Retour sur une belle illusion d’extrême gauche.

Rafael Correa (à droite), le 29 janvier 2015. REUTERS/Juan Carlos Ulate.
Rafael Correa (à droite), le 29 janvier 2015. REUTERS/Juan Carlos Ulate.

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Quito (Équateur)

C’est l’histoire d’un petit pays dont le jeune président est devenu, après la déliquescence des frères Castro et la mort d’Hugo Chávez, un modèle. L’Équateur de Rafael Correa jouit, depuis huit ans, d’une bonne image dans la gauche progressiste mondiale. De Jean-Luc Mélenchon, son ami, aux journalistes du Monde Diplomatique, ses compagnons de route, l’extrême gauche française a fait de Correa son idéal politique.

Mais aujourd’hui, le modèle est en panne. Arrestations d’opposants, censures arbitraires contre la presse, gestion autoritaire et personnalisée du pouvoir, Rafael Correa a déçu jusqu’à ses partisans. A partir d’entretiens réalisés cet été à Quito et à Guayaquil, en Équateur, une autre image du «modèle» Correa émerge. La fin d’un système? Peut-être pas. Mais un modèle à bout de souffle, certainement.

Révolution citoyenne de 2007

Élu fin 2006, entré en fonction en janvier 2007, Rafael Correa a d’abord connu une véritable lune de miel avec l’opinion publique. Sa victoire a été un séisme politique pour l’Équateur et sa « révolution citoyenne » a eu un impact considérable dans l’ensemble de l’Amérique latine.

Il faut dire que le pays sortait de deux décennies de privatisations radicales, de néolibéralisme et de précarisation du social. L’arrivée de Correa fut donc un changement considérable.

Sa politique a d’abord consisté à redonner au pays sa souveraineté, à «récupérer l’Etat», à lutter contre la pauvreté et à redistribuer les richesses. «Correa a représenté un autre modèle de gauche, un modèle de gauche différent», m’explique Orlando Pérez, rédacteur en chef d’El Telegrapho, un quotidien équatorien.

Ses premières mesures sont habiles et plaisent. «Correa est un post-néolibéral», commente Franklin Ramírez, un universitaire de Quito, proche du président. Il renégocie brillamment la dette équatorienne (sans défaut de paiement contrairement à l’Argentine) et reprend en main efficacement, mais sans les nationaliser, les grandes multinationales qui exploitent les matières premières du pays –à commencer par le pétrole.

Ces décisions apportent d’importantes marges financières que Correa, en bon néo-keynésien, met au service des infrastructures et de la modernisation du pays. On construit des ponts, des gares, des routes, des écoles et des lycées. On améliore l’éducation et la santé, des secteurs sinistrés après des années de néolibéralisme.

«Avant Correa, on regardait vers l’étranger et on mettait tous nos espoirs vers l’extérieur ; avec l’arrivée de Correa, on s’est mis à croire en nous-mêmes, en l’Équateur. On a repris notre destin en main», explique Julio Peña y Lillo, président de l’université CIESPAL à Quito.

Il faut dire que le parcours du nouveau président contribue à redonner à tous confiance. Correa est un outsider proche du peuple. Il a été boursier; il vient d’une famille de la classe moyenne. C’est aussi un self-made man. Et s’il a étudié à l’étranger, il aime l’Équateur: la preuve en est qu’il est parti vivre dans une communauté indigène où il a appris à parler un peu quichua (il y reviendra lors de son inauguration en compagnie d’Evo Morales et d’Hugo Chávez, les présidents boliviens et vénézuélien).

Un gouvernement technique

Au pouvoir, Rafael Correa surprend. On le disait idéologue; il se révèle bon technicien. On le croyait d'extrême gauche; il apparaît pragmatique. De formation économique (il a étudié à l’université de l’Illinois à Urbana-Champaign aux États-Unis), il ne sous-estime ni la mondialisation, ni les contraintes budgétaires. L’idéologie n’a pas une place centrale dans sa politique. «Rafael Correa n’a jamais voulu mettre en place un socialisme du XXIe siècle comme Chávez. Il est pragmatique. Il n’a jamais été contre l’économie de marché. C’est un social-démocrate radical, à la latino-américaine, avec un discours national», commente l’universitaire Franklin Ramírez, qui le connaît bien.

Rafael Correa au soir de sa première victoire à la présidentielle, le 27 novembre 2006. REUTERS/Angelo Chamba.

Car Correa est d’abord un modernisateur. Et un stakhanoviste! «Correa croit qu’il a un destin. Qu’il a une mission. Un jour il m’a dit: “J’ai trouvé tous les astres alignés”!», commente José Hernandez, un influent blogueur, longtemps pro-Correa et aujourd’hui en opposition radicale. Qui ajoute: «Correa est un passionné qui croit que la révolution c’est lui. Mais c’est aussi un caudillo. Il commence des conseils des ministres à 6 heures du matin ou à minuit, il dort peu, il a sacrifié sa famille pour la politique. On ne sait pas comment il tient.» Ce qui ne va pas sans excès, ni contradictions.

Ainsi, il a fait campagne contre la dollarisation de l’économie équatorienne (le dollar américain est la monnaie officielle en Équateur), mais une fois au pouvoir, il ne propose pas un retour au «sucre», la monnaie traditionnelle du pays. «A l’origine, Correa, c’est vrai, ne voulait pas que le dollar reste notre monnaie. Mais le dollar est là et c’est impossible de le changer sans perdre la confiance des marchés et de la population. On n’a pas vraiment d’alternative», me dit, au siège du gouvernement, Jeannette Sanchez, ancienne ministre de l’Économie.

«Le véritable modèle de Correa est plus proche de Dilma Roussef, au Brésil, que de Nicolás Maduro au Venezuela», ajoute Orlando Pérez. Qui précise: «C’est un progressiste, pas un marxiste. Correa défend la justice sociale dans la lignée du catholicisme social, qui l’inspire très profondément.» (La plupart de mes interlocuteurs en Équateur m’ont fait remarquer que Correa a été très influencé dans son adolescence par la doctrine de la «théologie de la libération» post-Vatican II).

Cette dimension catholique est centrale chez Correa au point où elle le place, ici encore, en porte à faux avec les féministes progressistes et le mouvement gay: Correa est contre l’avortement et contre les droits des homosexuels. Un progressiste a deux vitesses, en somme.

Une politique étrangère de gauche radicale, une politique intérieure pragmatique

«Il ne faut pas confondre la politique étrangère de Correa et sa politique intérieure, ce sont deux choses très différentes», explique Gonzalo Abad, un universitaire de gauche équatorien. Car –nouvelle contradiction–, si Correa est pragmatique à domicile, il devient d'extrême gauche hors des frontières. A l’extérieur, il dénonce les États-Unis; à l’intérieur, il mise tout sur la croissance, quitte à négocier sans sourciller avec les Américains.

La politique étrangère de Correa et sa politique intérieure sont
deux choses
très différentes

Gonzalo Abad, un universitaire
de gauche équatorien

Ce qui ne l’empêche pas, pour maintenir un antiaméricanisme de façade, de  se lancer dans une politique étrangère très idéologique. Il se rapproche du Venezuela, alors que le pays commence sa lente descente aux enfers; il signe de nombreux contrats avec l’Iran et la Biélorussie au grand dam de Washington; et mise sur «le Sud»: la banque du Sud, le Mercosur et plus encore l’alliance intergouvernementale de l’ALBA (Alianza Bolivariana para los Pueblos de Nuestra América), avec le Venezuela, Cuba, le Nicaragua ou la Bolivie. Il critique aussi le FMI et la Banque mondiale, même si son discours bolivariste est d’abord un discours de libération nationale.

Ce qui ne l’empêche pas de porter secours aux dissidents de tous poils. Il a ouvert généreusement les frontières du petit Équateur, au point de donner non seulement l’asile politique au hacker Julian Assange –toujours réfugié dans l’ambassade d’Équateur à Londres– mais surtout en accueillant par dizaines de milliers les Cubains ou les dissidents colombiens (notamment ceux issus des groupuscules FARC). On n’est pas à une contradiction près!

Et lorsqu’il milite en 2012 pour un accord de libre-échange avec l’Union européenne (lequel n’est toujours pas signé), il se met à dos cette fois ses propres partisans, parmi lesquels les paysans, les indigènes et toute une partie de la gauche. Le progressisme de Correa s’est révélé au pouvoir un pragmatisme.

Le buen vivir

Au cœur du modèle Correa, et l’un de ses plus grands apports, se trouve surtout le buen vivir. L’expression, désormais omniprésente en Amérique latine, est empruntée à la langue Quechua des Indiens de Bolivie (El Sumak Kamaña) ou, selon une variante, au Quichua des Indiens équatoriens (El Sumak Kawsay).

L’expression attrape-tout est difficile à traduire: le «bien vivre» ou le «mieux vivre». Evo Morales, le président bolivien, en a fait lui aussi le cœur de son idéologie anti-mondialisation.

«Le concept
de buen vivir,
ce n’est
que de la com'

José Hernandez, blogueur

Concept flou au spectre d’action vaste, véritable soft power latino, le buen vivir a permis à Correa, comme à Evo Morales, d’englober à la fois la critique de la mondialisation et du consumérisme, la défense de l’environnement et de donner des «droits» à la nature. «L'Équateur a la première Constitution au monde qui donne des droits à la nature», me dit, avec insistance, Angel Valverde Gallardo, le secrétaire d’État au changement climatique. Le buen vivir est aussi une manière de critiquer le modèle occidental du progrès et de tenter de retrouver un nouveau paradigme latino-américain, différent du paradigme étasunien. En définitive, ce concept à géométrie variable, qui se nourrit aussi de la théorie des «capacités» de l’économiste Amartya Sen, apparaît comme une alternative au modèle classique de développement.

Un ministère du buen vivir a donc été créé en Équateur. «Ils y méditent et y mangent des fruits ensemble», ironise le blogueur José Hernandez. Qui ajoute: «Le concept de buen vivir, ce n’est que de la com. C’est une fantaisie. C’est une fumisterie.» Jeannette Sanchez, ancienne ministre de l’Économie de Correa, nuance pour sa part ces critiques: «Le buen vivir est un processus, ce n’est pas une fin en soi. C’est l’idée qu’on doit vivre dans une société plus communautaire, moins individualiste. Qu’il faut se soucier de la qualité de la vie.»

Un modèle en panne

Les défenseurs comme les opposants du président équatorien sont d’accord sur un point: il y a, dans l’histoire du pays, un avant et un après Correa. Sa réélection en 2013, avec 57% des voix au premier tour, doublée d’une victoire à l’Assemblée nationale avec deux tiers des voix pour sa famille politique, a montré une véritable adhésion populaire à ses idées. (Rafael Correa n’a jamais eu un parti politique fort, comme Cristina Kirchner en Argentine ou Dilma Rousseff au Brésil, il a créé une alliance autour de lui, un mouvement, qui n’est pas un véritable parti).

Que s’est-il passé? Qu’est-ce qui, alors, a échoué? Pour comprendre la déconfiture actuelle du modèle Correa, il faut prendre en compte à la fois le contexte économique, la situation politique et le style du président. Et sans doute, en cours de son troisième mandat, l’inévitable usure du pouvoir.

Parmi les innombrables fautes commises ces derniers temps par Correa et son gouvernement, deux ont atteint tout particulièrement sa légitimité «progressiste».

La première est d’avoir proposé ces derniers mois une réforme fiscale de grande ampleur dont les conséquences heurtent frontalement les classes moyennes. Jusqu’à présent, comme dans le Brésil de Lula, les classes moyennes, qui se sont largement étendues en nombre tout en gagnant fortement en pouvoir d’achat, soutenaient Correa. Mais dès lors qu’il a été question de rogner sur leurs économies et, surtout, leur héritage, elles sont descendues en masse dans les rues. Des manifestations incessantes et de grande ampleur en témoignent depuis l’été et encore ces derniers jours.

Les exploitations pétrolières seraient-elle critiquables uniquement
quand elles sont menées par des multinationales nord-américaines?

La seconde faute fut, contre toute attente, l’autorisation donnée par Correa à l’exploitation du pétrole dans une région d’Amazonie, le Yasuni National Park. Animé par des intentions de développement économique, le projet n’en est pas moins en contradiction frontale avec tous les engagements de Correa en matière d’environnement, de biodiversité et de défense des Indiens. Les exploitations pétrolières seraient-elle critiquables quand elles sont menées par des multinationales nord-américaines, mais deviendraient tout à coup positives si ce sont des entreprises d’État équatoriennes –PetroAmazonas en l’occurrence– qui les pratiquent? En outre, des tribus indiennes dites «non contactées» (qui n’ont pas encore été en contact avec la civilisation) sont menacées par cette décision. L’exploitation pétrolière de Yasuni semble en tout cas avoir révélé au grand jour les contradictions de Correa. Et l’hypocrisie du président.

De fait, le buen vivir de Correa est à géométrie variable: les Indiens d’Amazonie en sont exclus, comme les femmes et les gays. «Le buen vivir se fait sans pétrole», ironise un slogan affiché au mur de l’association Yasunidos, qui lutte contre ces nouvelles exploitations pétrolières en Amazonie. «Correa veut être un progressiste mais son projet n’est pas démocratique. Il n’accepte pas le pluralisme et pas le désaccord politique», témoigne Patricio Chávez, le porte-parole de Yasunidos, interrogé au siège du mouvement écologiste.

A cause de ces erreurs, accentuées par la baisse du prix du pétrole et le ralentissement économique, Rafael Correa s’est coupé durablement des indiens (autour de 7% de la population en Équateur), des militants de la cause environnementaliste et des forces progressistes qui avaient contribué à ses victoires flamboyantes. «Correa est en train de s’effondrer. Il a perdu les jeunes, les femmes, les indigènes. Sa légitimité est au plus bas. Sa crédibilité est remise en cause», explique José Hernandez.

Il y a enfin le style Correa. Longtemps, sa liberté de ton, son ironie, son humour, ses interventions fleuves à la télévision ont plu; aujourd’hui, ce style exaspère. Quand, hier, ses sabatinas, son grand rendez-vous télé du week-end, sorte de grand messe laïque de quatre heures à la Chávez, étaient suivies par des pans entiers de la société équatorienne, elles lassent les téléspectateurs désormais. Quant à l’agitation permanente du président, toujours en campagne, perçue hier comme une marque d’action, elle n’apparaît plus désormais que comme une vaine gesticulation. «Son style crée une polarisation, c’est vrai, car c’est un style très confrontationnel. Mais ce qu’on lui reproche surtout, c’est d’être progressiste», justifie Jeannette Sanchez. «Au début, poursuit-elle, c’était plus facile car on améliorait vraiment la vie des Equatoriens. Aujourd’hui, nous sommes dans un cycle économique très différent.» Sanchez elle-même a quitté le gouvernement et, sans qu’elle ne me le dise clairement, je devine en dépit de sa douceur et de sa gentillesse, ses déceptions.

Un caudillo qui évolue mal

Le pire est-il à venir? C’est ce que pensent les opposants de Correa, qui dénoncent la mise en place d’une dictature «light». Correa lui-même, qui vient de renforcer sa protection militaire personnelle, accuse l’opposition de fomenter un coup d’Etat «soft». Ce qui est certain, c’est que la personnalisation à outrance du pouvoir s’intensifie. Correa serait-il en train de devenir un caudillo –un dictateur latino?

Une manifestation anti-Correa, le 19 août 2015 à Quito. REUTERS/Guillermo Granja

L’état d’exception vient d’être déclaré le 15 août sans véritable justification. Des opposants sont arrêtés. Les détentions arbitraires se multiplient, les manifestations interdites. Alors même que les affaires de corruption touchent maintenant les proches de Correa et certains membres de son gouvernement, le régime tente de les étouffer. Pour ajouter de la confusion à la dépression économique du moment, Correa a proposé de changer le système électoral afin de lui permettre de se représenter à l’élection présidentielle de 2017 –ce que la Constitution qu’il a pourtant lui-même fait adopter en 2008 lui interdit! Actuellement à Quito, on se moque partout, et sévèrement, de ce populiste de gauche qui, comme Fidel Castro, voudrait être réélu indéfiniment. «C’est une dictature ici. Et même pire: c’est une monarchie», me dit Diego Oquendo Sánchez, l’un des principaux animateurs de Radio Vision.

Enfin, il y a la presse, désormais menacée ou baillonnée. Les atteintes à la liberté de la presse et les restrictions de liberté se sont multipliées. «Le président a érigé les journalistes en ennemi», explique le blogueur José Hernandez. Les lois contre les médias se succèdent, suscitant l’indignation. La raison: Correa ne supporte pas la critique et le pluralisme et veut faire fermer, selon le modèle Chavez, les médias dissidents. «Nous avons à faire à un gouvernement médiatique qui gouverne par slogans. Mais aujourd’hui la machine de communication Correa s’est enrayé», ajoute José Hernandez.

Des élections présidentielles auront lieu en 2017 mais il semble difficile que Rafael Correa puisse être élu, ou simplement candidat. Il fera tout, bien sûr, pour changer le système électoral, ou pour placer un homme de paille à sa place, voire même pour se représenter pour un quatrième mandat de quatre ans en 2021. Mais en attendant, personne ne croit plus qu’il puisse trouver cette fois-ci le soutien politique pour réformer à la fois la loi électorale, être candidat et être réélu. La page Correa devrait donc se tourner, selon toute vraisemblance. Même en Amérique latine, l’alternance est le meilleur indicateur de la démocratie.

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