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La «smart curation» est à inventer

Il est temps d’imaginer une nouvelle critique avec un «double filtre» qui combine la puissance des algorithmes et le jugement de la recommandation humaine.

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Pour se retrouver dans le labyrinthe des livres et du Web, créons une exception culturelle algorithmique | Aurelien Guichard via Flickr CC License by

Temps de lecture: 20 minutes

Cette troisième et dernière partie de l’enquête de Frédéric Martel sur la «smart curation» pour Slate s’inscrit dans un programme de recherche sur la «smart curation» qu’il coordonne à l’université des arts de Zurich (ZHdK) et d’une mission d’expertise du Centre national du livre (ministère de la Culture, Paris). Cet article sera repris dans la réédition en poche de son livre Smart, Enquête sur les internets (Champs-Flammarion, 9 septembre 2015).

Retrouvez la première partie de l’enquête: «Le critique culturel est mort. Vive la smart curation!»

Retrouvez la deuxième partie de l’enquête: «Curation par algorithme, le rêve déçu de la toute-puissance de la machine»

Si les critiques culturels traditionnels sont une espèce en voie de disparition, si les algorithmes peuvent être biaisés et s’ils peinent, en tout cas, à proposer des recommandations réellement pertinentes, il devient nécessaire d’inventer une nouvelle forme de prescription. C’est ce que j’ai choisi d’appeler ici: la «smart curation».

Face au talon d’Achille d’Internet –l’abondance–, le retour au modèle traditionnel de la critique n’est plus pertinent. Fait d’êtres de chair et d’os, intrinsèquement lié à la culture analogique ou imprimée classique, ce modèle devient obsolète du fait de son élitisme et de son incapacité à «filtrer» efficacement et rapidement la masse de contenus accessibles. Surtout, il propose une vision unique du «bon goût», prend en compte un nombre réduit de critères et est incapable de fournir des recommandations variées en fonction des parcours, des situations, des niches et –osons le mot– des «communautés» culturelles. Or, aujourd’hui, à l’heure d’Internet et de la fragmentation culturelle, il ne peut plus exister une seule critique universelle valable pour tous. Il y a des sphères de goûts; il faut donc une pluralité de recommandations.

Les Internets sont décentralisés, décentrés, pluriels: la désintermédiation les caractérise. Et il est peu probable qu’on puisse revenir en arrière et à un modèle élitiste où le jugement est laissé entre les mains d’un petit nombre de critiques, ce qui enrageait déjà Lucien de Rubempré chez Balzac.

Pour autant, la seconde solution, celle des «machines», strictement mathématique, qui consiste à déléguer cette prescription à des algorithmes automatiques, ne paraît pas davantage efficace. Elle est trop imparfaite pour être efficiente.

La «smart curation» offre, elle, une solution alternative: elle est une combinaison des deux modèles, l’algorithme d’une part, la curation de l’autre. C’est un «double filtre» qui permet d’additionner la puissance du «big data» et de l’intervention humaine, l’association des machines et des hommes, des ingénieurs et des «saltimbanques». Cette curation algorithmée sera faite à la fois par ceux qui utilisent les mots et par ceux qui se servent de chiffres.

Éditorialisation intelligente

«L’algorithme peut aider à identifier ce qui est populaire mais il est incapable de dire pourquoi c’est populaire, résume Alistair Fairweather, alors directeur technique du site du magazine sud-africain Mail & Guardian (et qui occupe dorénavant les mêmes fonctions au sein de l’agence Publicis Machine). Il se fie à la masse, à la moyenne ou à l’opposition “J’aime/J’aime pas”. Au mieux, la technique tente de prédire que “les gens qui ont aimé tel contenu peuvent, dans l’absolu, en aimer tel autre” –une proposition précieuse mais insuffisante.» Pour Fairweather, il est donc indispensable «d’avoir en même temps la “big picture”, celle des statistiques, et la “small picture”, celle d’une personne informée, qui a une certaine expertise, fait des choix, filtre les informations et donne son avis. On ne peut pas se contenter des cinq étoiles d’une bonne recommandation d’Amazon».

La «smart curation» est une forme d’éditorialisation intelligente, une sélection automatisée puis humanisée, qui permet de trier, de choisir puis de recommander des contenus aux lecteurs. Elle peut prendre des formes variées mais je la définirai essentiellement à partir de trois éléments. Il s’agit d’abord d’une recommandation qui bénéficie à la fois de la puissance d’Internet et des algorithmes mais aussi d’un traitement humain et d’une prescription personnalisée par des «curateurs». Cette fonction de «double filtre» est indispensable.

Cette curation algorithmée sera faite à la fois par ceux qui utilisent les mots et par ceux qui se servent de chiffres

D’ou, et c’est le deuxième point, la nécessité d’avoir recours, pour ce second filtre de curation, le filtre humain, à un intermédiaire, un passeur ou une personne tierce. Ce filtre ne peut pas être le producteur du contenu lui-même, ni le consommateur. Un auteur, par exemple, ne peut pas faire, lui-même, sa propre «curation» (alors qu’un auteur peut faire sa promotion ou qu’un lecteur peut avoir son propre jugement). Le second filtre de «curation» est donc une médiation qui a besoin d’un intermédiaire.

Ici, le terme même de «curation» est intéressant. Ambigu certes, il a encore en Europe, comme aux États-Unis, une connotation élitiste qui le rattache à la muséologie, aux collections des bibliothèques et aux musées d’arts. Au MET, au MoMA ou à la National Gallery, un «curator» est un conservateur qui présente et organise une exposition dans un musée des beaux arts. Le mot s’est étendu, ces dernières années, dans les cinémathèques, les musées d’art contemporain ou les bibliothèques, avant d’être repris par la culture numérique, qui est en train d’en faire l’un de ses «buzz-words».

Enfin, troisième élément, la «smart curation» s’inscrit dans une «conversation». Il ne s’agit pas de recréer un jugement hiérarchique «top-down», prétendument universel, mais le plus souvent arbitraire ou péremptoire. Elle devrait être un dialogue qui rend possible les échanges, les allers-retours, les pluralités de goût et s’élabore en différentes «sphères de jugement».

En définitive, la simple «curation» est le contraire de l’agrégation proposée par les algorithmes. Curation ou agrégation, faut-il choisir? Et si on combinait les deux? Il faut défendre l’exception culturelle mais avec la puissance mathématique.

Résultats plus pertinents

Si l’expression «smart curation» est nouvelle –et a été imaginée dans ce texte–, il en existe déjà de nombreuses illustrations. Prenons par exemple les «likes» de Facebook, les «retweets» de Twitter, les «pins» de Pinterest, les «little heart» sur le dashboard de Tumblr ou encore les «+1» de Google+: tous ces outils propres aux réseaux sociaux participent déjà d’une approche de type «smart curation».

Lorsqu’une personne poste une recommandation culturelle sur Facebook et que celle-ci est «likée» par ses amis, l’algorithme prend en compte ces indications et démultiplie la visibilité du post initial (l’algorithme utilisé sur les comptes «Pages», plus encore que sur les comptes personnels, est indexé sur le nombre de «j’aime» et les commentaires). La puissance mathématique intervient mais, au départ, c’est une personne humaine qui a recommandé à ses «amis» un contenu culturel qu’elle a aimé. On a donc un mélange de «smart» (l’algorithme) et de «curation» (l’appréciation singulière d’une personne par son «like» ou son commentaire). La «peer recommendation» est décuplée par la puissance mathématique.

Le «social listening» ou les «curated playlists» sont un autre exemple de «smart curation». La technique existe sur Spotify, Deezer ou Pandora. Les algorithmes de ces plateformes de musique par abonnements illimitées sont, on l’a vu, peu pertinents et s’apparentent à un «smart» sans «curation». En revanche, lorsque ces sites font apparaître en ligne les playlists d’autres abonnés, ils font déjà, avec ce «social listening», de la smart curation. (Spotify est allé plus loin lorsqu’il a introduit, fin 2014, la fonction «Top Tracks in Your Network», en affichant les playlists mises à jour des «amis» suivis).

À terme, ce n’est plus l’usager qui regarde la télé, c’est la TV qui se met à le regarder!

James Iovine, le cofondateur avec le rappeur Dr. Dre des casques Beats, a choisi de refonder iTunes et Beats Music, et de lancer Apple Music, autour d’un modèle de «smart curation» (Apple a racheté Beats Electronics en 2014 et a consulté Iovine pour son nouveau service de musique en streaming). Il était en effet convaincu que la recommandation par des algorithmes, comme sur Pandora ou Spotify, reste insuffisante et qu’il faut combiner les données recueillies par les algorithmes avec les jugements produits par les êtres humains pour obtenir des résultats plus pertinents. D’ou la création d’un réseau social musical en parallèle de l’Apple Music.

Dans le secteur de la radio, National Public Radio (NPR) a également su innover en ce sens. Le network radio américain, indépendant et à but non lucratif (mais non pas public contrairement à ce que son nom pourrait laisser entendre), a misé précocement sur le numérique afin de rajeunir son audience. NPR a aujourd’hui 20 millions de visiteurs uniques sur son site et 27 millions de podcasts téléchargés chaque mois. Résultat: l’âge moyen des auditeurs écoutant NPR en hertzien est de 52 ans; ceux qui s’y connectent par Internet ou en podcast ont en moyenne 36 ans –presque vingt ans d’écart! Une application dédiée sur smartphone offre une expérience originale de «smart curation»: la radio se personnalise entièrement, que ce soit via ses programmes, ses stations locales ou ses playlists. De puissants algorithmes, des outils de «conversation» et un système de «geo-targeting» pour l’information locale assurent une grande fluidité des programmes, leur «customization» et leur partage sur les réseaux sociaux. La recommandation y est centrale, clé du succès des émissions diffusées en «syndication» (et jusqu’aux conférences TED disponibles sur l’application). Ce faisant, NPR démontre aussi que le podcast est une technologie de transition et que le streaming mobile, combiné à une application puissante, à des techniques de recommandation, et à des algorithmes pertinents, pourrait être l’avenir de la radio.

La «Social TV» va dans le même sens. Certaines applications comme SocialGuide, yap.tv, fav.tv, BuddyTV ou l’application géolocalisée GetGlue fournissent déjà, sur smartphone ou tablette, des recommandations de contenus télévisés en temps réel à partir des appréciations des abonnés. C’est un mélange sophistiqué d’études de comportements de masse, de personnalisation «sur mesure», de recommandations des «pairs» et de résultats générés par les algorithmes. Une fois renseignés la localisation et le nom du câblo-opérateur (ou du fournisseur d’accès à Internet), ces applications proposent à l’utilisateur des programmes, quel que soit son écran, à regarder en temps réel ou en replay, en fonction des tendances générales des audiences, des avis des internautes et de son propre historique de consommation télé.

Ces exemples offrent l’avantage de dépasser les recommandations binaires de Facebook où, en «likant», on affirme seulement «aimer» ou ne plus «aimer». Ces «Social TV Apps» sont capables, à partir du moment où on s’est enregistré («check-in»), de savoir où l’on s’arrête dans un programme, où l’on reprend, quand on commente et ce que l’on dit. À terme, ce n’est plus l’usager qui regarde la télé, c’est la TV qui se met à le regarder!

Harry Potter et les Booktubers

Lauren Bird aime Harry Potter et les gaufres. Avec son physique d'adolescente et ses drôles de lunettes, elle me rappelle ces personnages féminins des romans de J.K. Rowling ou de Suzanne Collins. Et semble comme juste sortie de l'enfance.

Lauren Bird m’a donné rendez-vous à côté du nouveau siège de Google à New York, à l’angle de la 9e avenue et de la 16e rue, à Chelsea. À ses heures perdues, elle squatte, non loin de là, les bureaux de YouTube (qui appartient à Google), où elle peut utiliser des studios de montage pour ses vidéos. Pour y accéder, il faut repérer un ascenseur discret, caché face à un cireur de chaussures, à l’intérieur du Chelsea Market, entre la 9e et 10e avenue, et monter au 5e étage. Là, lorsque leurs chaînes YouTube connaissent un certain succès d’audience, des blogueurs, comme Lauren Bird, peuvent bénéficier gratuitement d’un écosystème bienveillant. J’y vois des geeks assis dans des canapés de cuir, une petite exposition d’art contemporain et un grand poster de promotion d’un livre publié par un «Booktuber».

À défaut d’être consacrés «grands écrivains», les jeunes lecteurs ou étudiants qui racontent leurs enthousiasmes après la lecture d’un livre, face à la caméra, peuvent déjà devenir un «brand content»

Bird est «booktuber»: elle parle d’Harry Potter dans de courtes séquences postées sur YouTube. Ailleurs, sur une autre de ses chaînes, elle s’est spécialisée dans les «Waffle Irons» (les machines à faire des gaufres). Comme d’autres testent les iPhones ou la solidité des skateboards, Lauren Bird teste ces Waffle Irons pour voir si elles sont aussi résistantes que leurs promoteurs le prétendent. Sur sa chaîne, elle essaye donc de faire cuire des œufs, des sushis, des cornichons, des snickers et même une citrouille dans cet appareil à gaufres! Le résultat est parfois surprenant et toujours hilarant.

Plus récemment, Bird, qui est diplômée en films de New York University, a rejoint la Harry Potter Alliance, une association des fans d’Harry Potter qui s’engagent pour l’amélioration des conditions de travail des salariés américains, par exemple chez McDonald’s ou Walmart. Les vidéos qu’elle poste sur ce sujet ont déjà recueilli plusieurs millions de vues sur YouTube.

Emerson Spartz, lui aussi, comme Lauren Bird, a débuté sa carrière en simple fan d’Harry Potter. À 12 ans, il a lancé MuggleNet, son premier site –aujourd’hui l’une des principales plateformes pour les passionnés des romans de J.K. Rowling. La célèbre romancière a invité Spartz dans son domaine privé en Écosse, elle a également soutenu les initiatives de Lauren Bird et de son Harry Potter Alliance.

Le phénomène des «booktubers», apparu initialement en Argentine, en Espagne ou au Royaume Uni, s’inscrit clairement dans la «smart curation»: de jeunes lecteurs ou des étudiants racontent leurs enthousiasmes après la lecture d’un livre, face à la caméra. À l’aide d’un smartphone, d’une caméra GoPro ou plus récemment de Periscope, ils partagent leurs passions avec plus ou moins de mise-en-scène, de simplicité –ou de talent.

Il existe autant de formats et de genres que de «booktubers»: leurs vidéos peuvent être sérieuses ou déjantées, arty ou plus mainstream, comme l’illustrent par exemple les chaînes YouTube de Christine Riccio, Jesse, Raeleen, Ariel Bissett, Priscilla, Kat O’Keeffe ou Regan.

Parfois, ces «booktubers» se mettent à écrire, rêvant de devenir, à leur tour, des écrivains. Les grands éditeurs, comme me le confirme Jonathan Karp, P-DG de Simon & Schuster, scrutent alors leurs chaînes dans l’espoir de découvrir de nouveaux talents. L’algorithme de YouTube repère, lui aussi, ces vidéos et peut, à l’occasion, les rendre virales sur Internet. À défaut d’être consacré «grand écrivain», le «booktuber» peut déjà devenir un «brand content».

D’autres modèles de «smart curation» existent. Il peut s’agir de réseaux sociaux dédiés à la lecture et à la «fan-fiction»: Wattpad, par exemple, est une sorte de Facebook pour la littérature. Basé au Canada, ce réseau social compte déjà plus de 45 millions de membres et près de 100 millions d’histoires uploadées (la jeune romancière Anna Todd y a publié After, une fan-fiction écrite sur smartphone et lue depuis par douze millions de personnes). Au-delà d’une interface de publication pour tous, Wattpad, véritable club de lecture en ligne, est aussi un espace de commentaires, de partages et donc de «curation». L’algorithme permet d’assurer la médiatisation des histoires les plus populaires.

Dans un autre style, un site comme The Conversation, développé en Australie et au Royaume-Uni, vise, comme son nom l’indique, à recréer une «conversation» en s’appuyant sur un large réseau d’universitaires et d’intellectuels. Avec comme baseline «Academic rigour, journalistic flair», The Conversation se propose d’éclairer le débat d’idées à partir d’analyses et de points de vues des chercheurs. Ce faisant, il leur permet d’acquérir une nouvelle visibilité et, aidé par les réseaux sociaux, de devenir populaires. (En France, un site comme La vie des idées a un objectif proche.)

Sur Wattpad, un espace de commentaires, de partages et de «curation», l’algorithme permet d’assurer la médiatisation des histoires les plus populaires

Enfin, le site GoodReads, qui a été racheté par Amazon en 2013, mêle des recherches par algorithme, des listes automatisées de lecture et des critiques de livres personnalisées. Les internautes peuvent y constituer leur propre bibliothèque, noter leurs livres, et ceux de leurs amis, alors même que GoodReads leur propose des recommandations. C’est une sorte de réseau social dédié aux livres, avec 20 millions de membres qui peuvent le relier à Facebook ou Twitter pour accroître leur «socialité». (Il est intéressant de noter ici ce regain d’intérêt d’Amazon pour la curation, d’autant qu’on l’observe parallèlement avec le rachat de IMDb dans le cinéma et Twitch dans le jeu vidéo, deux sites basés sur des évaluations et des recommandations. Initialement, en 1995-2000, Amazon avait développé ses propres outils en interne. Une équipe d’une vingtaine de journalistes, écrivains et éditeurs salariés, venus du Village Voice ou de la New York Review of Books, rédigeaient des notices, faisaient des interviews ou diffusaient leurs recommandations. Mais en 2002, ce département «éditorial» d’Amazon a été fermé, les éditeurs «humains» étant définitivement remplacés par les algorithmes.)

Les native book reviews

Au siège de Gawker à New York, James Del, le vice-président en charge de la programmation et du marketing, me parle de la «Gawker Review of Books». Ce site est venu rejoindre la famille des «sub-blogs» lancés à partir du portail principal, avec pour objectif de publier des extraits de nouveaux livres, de faire des interviews d’auteurs ou de proposer des recommandations littéraires. Bien qu’étant, et parfois jusqu’à l’arrogance, un pure-player numérique, Gawker sait donc miser également sur un «vieux média» comme l’édition de livres. Le chiffre d’affaire du secteur –de l’ordre de trente milliards de dollars par an– n’a d’ailleurs pas échappé aux fondateurs du site, que l’industrie des best-sellers fascine. Mais leur Gawker Review of Books traite des «livres» à sa façon! Pour faire du buzz, elle y dévoile certains deals secrets de l’édition, parle des procès en diffamation, revient sur la mort de tel écrivain célèbre. Les posts cherchent à faire de l’audience: «Les 50 meilleures premières phrases de romans»; ou une attaque lancée contre le New York Times et sa liste de best-sellers jugée trop «caucasienne» (c’est-à-dire, en américain, trop «blanche», sans noir ni latino). D’autres fois, les articles de la Gawker Review of Books, en particulier les longs entretiens avec des auteurs en promotion, peuvent être sérieux, pertinents et de bonne facture. C’est un des secrets de Gawker: recruter les meilleurs étudiants à leur sortie des programmes de «creative writing» ou des écoles de journalisme les plus prestigieuses. Et chaque semaine, le site publie sa «Gawker Review Weekend Reading List» –comme s’il était un quotidien généraliste respectable.

Gawker espère créer une nouvelle «conversation» autour des livres, comme Emerson Spartz a voulu créer une conversation autour d’Harry Potter lorsqu’il a lancé son site MuggleNet ou Lauren Bird avec ses chaînes YouTube. Ils ne sont pas les seuls.

D’autres pure-players généralistes s’intéressent à la critique culturelle en général, et à celle des livres en particulier –une façon aussi de ne pas laisser ce marché de niches à de nouveaux entrants. C’est le cas de Slate.com, qui a inauguré en 2014 un supplément digital de critiques de livres. La version française de Slate a également développé le projet Reader.fr (soutenu par le fonds Google), un outil de «curation de contenus» qui offre un mélange original de «smart» et de «curation». En créant un compte, le lecteur bénéficie des résultats de l’algorithme, adaptés à ses centres d’intérêts personnels. L’utilisation de tags lui permet d’affiner ses lectures. Selon le site, «des millions de contenus sont publiés sur Internet chaque jour. Vous en ouvrez peut-être une dizaine, une quinzaine, une centaine –sans en lire la moitié… [Ce] Reader veut mettre fin à vos angoisses et vous faire découvrir des choses sur lesquelles vous ne seriez peut-être pas tombés. Nous vous proposons donc une sélection de contenus qui vous permet d’être au courant des tendances de l’actualité, d’avoir lu les bons papiers et vu les images importantes du jour. La rédaction ne publie que ce qu’elle estime nécessaire ou indispensable, sans souci d’exhaustivité». Comment ça marche? «D’abord, notre algorithme sélectionne les contenus partagés sur les réseaux sociaux. Puis nous choisissons à la main ceux qui nous semblent les meilleurs, pour vous les proposer.» C’est une illustration assez précise de ce que j’ai appelé la «smart curation».

De leur côté des sites comme Vice et Politico ont lancé récemment des versions papier, dans lesquelles les livres sont traités. S’agissant de Buzzfeed, connu pour ses formats courts et ses posts viraux, le site a choisi de valoriser les formats longs et les critiques de livres dans une section dédiée. «Le site Buzzfeed publie aussi de très longs articles», insiste Henry Finder, rédacteur en chef du New Yorker, comme pour se rassurer.

Car la concurrence est vive. Partout, les expérimentations se multiplient et de nouveaux sites sont imaginés. Aux États-Unis, l’intéressant Literary Hub sélectionne chaque jour des nouveautés littéraires et publie les bonnes feuilles de livres. En Allemagne, Perlentaucher mise pour sa part sur la recommandation, tout comme Anobii au Royaume-Uni. En France, des sites comme Booknode, Sens Critique ou NonFiction se sont spécialisés dans la critique en ligne, alors que BdGest/Bedetheque se concentre sur la bande dessinée. Quant au site allemand dédié au théâtre, NachtKritik, il est réalisé collectivement la nuit, pour rendre compte dès le matin des pièces vues la veille.

La concurrence est vive. Partout, les expérimentations se multiplient et de nouveaux sites sont imaginés

Les nouvelles revues littéraires «papiers» ne sont pas en reste et tentent d’inventer des modèles bimédia. Aux États-Unis, des formats intéressants ont été imaginées par n+1, McSweeney’s, The Believer ou Tin House. Paraissant trois ou quatre fois par an, ces revues hybrides ont développé un modèle économique fondé sur la philanthropie, l’édition de livres et la vente de produits dérivés. Pour une large part, ces revues croient au journalisme de qualité et misent non sur les «clics» mais sur les «Pulitzers» (pour reprendre la formule de la chercheuse Angèle Christin). Ce qui ne les empêche pas d’avoir une présence innovante et originale sur le Web.

D’autres exemples existent, au-delà de la sphère culturelle. Un site comme Techmeme, spécialisé dans l’information technologique, réussit bien à mêler ces approches quantitatives et qualitatives: il identifie automatiquement des contenus et des «hot stories» puis, à l’aide d’éditeurs «humains», les valide, les hiérarchise et les reformate. Pearltrees, un outil online pour une «curation collaborative» vise à gérer ses propres marque-pages et à les partager (même s’il semble qu’on soit revenu de l’idée que chacun puisse devenir son propre «curateur» en donnant accès à son agrégateur de contenus, d’ou l’échec des Netvibes par exemple). D’autres services comme Storyful, Vocativ, Dataminr ou ReCode offrent des modèles mixtes qui mêlent le journalisme de «données» et la recommandation, avec l’intervention, aux côtés des rédacteurs traditionnels, d’analystes de données baptisées «data analysts» ou «Chief Content Officer».

Quant à la start-up spécialisée Outbrain, elle offre à ses clients médias en «B2B» (d’entreprises à entreprises) des solutions clés en main aux sites pour repérer les meilleurs articles, c’est-à-dire ceux qui sont susceptibles de leur fournir le plus d’audience, mais en y ajoutant une dimension linguistique et géographique.

Enfin, quoique plus anecdotique, on peut citer l’initiative de Mark Zuckerberg, le patron de Facebook, qui a lancé en 2015 une «Page» dédiée à ses lectures. Il a pris la résolution de lire un livre toutes les deux semaines et de poster son avis sur ce compte Facebook. La Gawker Review of Books, qui a constaté que la page en question était peu actualisée, lui a reproché son dilettantisme dans un post intitulé insidieusement «Mark Zuckerberg Is Not Oprah». Nous entrons dans «l’ère des mini-Oprah», a commenté pour sa part le New Yorker, évoquant ces petits prescripteurs, par rapport à la grande prêtresse littéraire que fut longtemps Oprah Winfrey aux États-Unis. Une belle formule qui résonne peut-être comme l’esprit du temps.

L’ère des mini-Oprah

La soirée est sur «invitation only». Henry Finder reçoit dans son bel appartement privé de Tribeca pour une «Book party». Quelques-uns des plus grands journalistes new-yorkais, des intellectuels et autres éditeurs sont là. Les hipsters, start-upers et autres «barbares» sont peu représentés. On dirait que les petits fours ont été faits par un chef étoilé; que les ouvreuses et serveuses s’apprêtent à concourir pour Miss America; que le livre qui est lancé à cette occasion, signé par un professeur de l’université de Princeton, est le plus beau de l’année. En levant sa coupe de mojito, épicé au piment rouge frais, en hommage à l’impétrant, Finder prononce, subtil et pince-sans-rire, un petit discours pétri de références à Henry James! Une «Book party» prestigieuse mais comme échappée, me semble-t-il, d’une autre époque. Tout sourires, Finder me rassure: ce soir-là, le livre en question –un Note Book– est, me dit-il, «une curieuse collection de poèmes et mini-essais initialement postés sur Facebook»!

Éditeurs, journalistes, auteurs: ils sont nombreux aux États-Unis à n’avoir pas peur d’Internet. À n’être pas impressionnés par les algorithmes, ni par les réseaux sociaux. Ils les ont déjà intégrés dans leur vie, même lorsqu’ils font croire le contraire et n’en parlent guère. «On aura, c’est certain, de très nombreuses nouvelles voix sur Internet qui parleront des livres, feront des critiques, donneront leur opinion. C’est tout simplement formidable», me dit Ken Auletta, le célèbre critique média du New Yorker. Qui ajoute:

«On avait le bouche à oreille et maintenant on a les “likes” et les “links”. C’est super!»

Éditeurs, journalistes, auteurs: ils sont nombreux à n’avoir pas peur d’Internet. À n’être pas impressionnés par les algorithmes, ni par les réseaux sociaux

Tout retour en arrière est impossible: Ken Auletta comme Henry Finder le savent bien. Ils ne reprennent pas les arguments techno-sceptiques de ces intellectuels qui, hier rebelles, défendent aujourd’hui la tradition –tels le Péruvien Mario Vargas Llosa, le Français Alain Finkielkraut, le linguiste italien Raffaele Simone ou, dans un autre genre, le Biélorusse Evgeny Morozov. Ces antimodernes vivent mal l’atténuation des hiérarchies, la victoire des industries créatives sur la critique marxiste, l’accélération de l’information et la lente disparition de l’élitisme ou du catéchisme culturel dans lequel ils ont grandi. Le futur de la culture? Un service sur réseau social! Sur le mobile! Sur le cloud! Cette perspective les effraye, ce qui est compréhensible. Que la culture élitiste classique, celle du livre et des bibliothèques, risque de tomber entre les mains des fournisseurs d’accès à Internet ou des opérateurs télécoms –et d’ailleurs de moins en moins de ceux-là et de plus en plus de ceux-ci– les affole à juste titre. Ken Auletta, lui, ne partage pas cette inquiétude; il n’a pas peur.

Tout juste, Auletta ajoute-t-il une réserve, lorsque je l’interroge, sur la curation et les algorithmes:

«Il n’y a pas de formule magique pour avoir du succès sur Internet.»

Avec ses articles fleuves constitués de dizaines de pages et de vingtaines d’interviews sur l’industrie des médias, de l’entertainment et d’Internet, Ken Auletta est l’un des vétérans du journalisme américain. Il sait qu’il n’a plus rien à prouver. Alors, les algorithmes! Lui aussi est prêt à prendre les paris et à affronter en duel la modernité. Lorsque, en quittant son grand appartement de l’Upper East Side, je lui demande par provocation s’il pense qu’un «algorithme Auletta» puisse voir le jour, il me répond du tac au tac: «Non!» Avant de concéder qu’à long terme, il ne sait pas… et qu’il sera de toute façon mort.

Risque de rester dans sa bulle

New Yorker v. Gawker: tel pourrait être un résumé du combat de titans qui se déroule sous nos yeux. La critique culturelle, indexée sur l’avenir de la presse et du livre papier, se prépare à de nouvelles batailles. «La révolution numérique des médias est une guerre de cent ans. Nous sommes juste au tout début», pronostique James Del, de Gawker. Il croit que les intersections entre les médias et leurs audiences, entre les auteurs et leurs lecteurs, vont changer radicalement dans les années à venir. Les conversations, l’«engagement», les curateurs seront essentiels. Et l’algorithme deviendra la pierre angulaire de ce futur. (Pour ne pas insulter l’avenir et acquérir une sorte de respectabilité compatible avec les annonceurs, la direction de Gawker a mis en veilleuse certains de ses sites: le média politique Wonkette a été revendu, comme le site porno Fleshbot; le sub-site Oddjack sur les jeux et les paris en ligne a été déconnecté.)

Je partage le point de vue du responsable de Gawker sur les algorithmes. Contrairement à la vision qu’en ont les techno-sceptiques, je ne crois pas que les machines uniformisent ou appauvrissent le Web. Une erreur fréquente de l’analyse superficielle des mutations d’internet consiste à voir dans le «big data» et dans l’algorithmie des phénomènes d’uniformisation et d’homogénéisation. Les machines mèneraient toujours les internautes vers les blockbusters, les bestsellers et les hits, vers la culture de masse et l’entertainment. La victoire de la «mainstreamisation»?

Cela peut-être vrai mais ce n’est pas systématique. Les algorithmes sont des outils qui dépendent de leur programmation. Ils peuvent mener au mainstream; ils peuvent être liés à des contrats publicitaires; ils peuvent à l’inverse conduire vers des niches, vers la world music, le cinéma du monde, la littérature d’avant-garde ou l’art le plus contemporain. Tout dépend des critères et des paramètres qu’on leur fixe.

Surtout, à mesure des progrès de l’algorithmie, les machines vont pouvoir améliorer leurs performances, se spécialiser et s’adapter aux centres d’intérêts les plus complexes des consommateurs. Elles prendront mieux en compte les niches, les nuances. Le véritable risque n’est donc pas tant le mainstream, que le cloisonnement en segments hermétiques sans intersections ni interactions. Au lieu d’imposer le goût des masses, les machines ont tendance à enfermer l’utilisateur dans sa «bulle», de lui fournir seulement ce qu’il consomme déjà et de le communautariser. Ce n’est donc pas tant un processus d’uniformisation mais au contraire de distinction et de différenciation. Ce qui peut conduire, au pire, à l’atomisation et à la multiplication des niches fermées; au mieux à la fragmentation heureuse ou à la diversité. L’algorithme n’est pas l’ennemi de l’exception culturelle –il peut même en être un outil.

Je ne crois pas que les machines uniformisent ou appauvrissent le Web

Avec les jeunes de Gawker, les Booktubers et d’innombrables nouvelles «mini-Oprah», je ne crois donc pas qu’on puisse échapper aux algorithmes, revenir en arrière et se replier sur le monde de la critique à l’ancienne.

Pourtant, comme Henry Finder, Ken Auletta ou Jonathan Karp, je ne crois pas non plus qu’on puisse se satisfaire d’un monde où tous les contenus culturels dépendraient des algorithmes. Les robots ne prendront pas le pouvoir sur les journalistes. La machine ne sera pas le futur de la critique.

La «smart curation» peut permettre de réconcilier ces deux mondes. Elle peut même devenir l’une des nouvelles batailles d’Internet et un moyen de «disrupter les disrupteurs». De nombreux médias nouveaux ou traditionnels s’y intéressent déjà, expérimentant des outils algorithmés stupéfiants ou invraisemblables qui combinent la puissance mathématique avec le jugement humain. Du côté académique, des programmes de recherche d’ensemble sur la «smart curation» rassemblent déjà des chercheurs en sciences sociales, des ingénieurs en algorithmie et des critiques culturels universitaires. Enfin, d’innombrables start-ups travaillent aussi sur ces «doubles filtres», réunissant des investissements et recrutant à tour de bras.

L’une d’entre elles s’installera bientôt sur la 5e Avenue, l’une des adresses les plus prestigieuses de New York. Son nom: Gawker. «On va bouger cet été: Fifth Avenue! Yeah!» s’exclame, heureux de la puissance du symbole, James Del. C’est David, qui est en train de vaincre Goliath. C’est l’outsider qui jubile de rejoindre l’establishment. Et pour preuve de l’ambition et de la success story de sa start-up devenue adulte, il ajoute:

«Et, cette fois, on aura un ascenseur.»

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